Le triptyque de Saint Ives (août 2024)

Mon fils m’a emmené en Cornouailles pour que j’échappe à la griffe du deuil. Ainsi ont pu s’imposer contre ma stupeur ces quelques vers.

  1. L’orage

protégé de la nuit 

par les épaules de l’orage 

qui éclate en gestes brusques 

et grondements lointains 

auxquels se joignent quelques aboiements

tout fragilise mes certitudes bancales

les aveux que je gardais 

sont restés dans ma gorge

avant le larynx

et l’horizon visible 

que nous admirions par la croisée 

a explosé en pluies battantes 

Elle n’est plus 

Elle n’a plus 

je n’ai plus pour appui

cette vieille espérance 

qui a bien servi

souvenir des sourires

autant dire plus grand chose 

l’orage a ravagé mon arpent intérieur 

il va falloir être franc 

l’orage a rendu l’âme

enfin

mais Elle aussi 

nous ne sommes plus à deux 

comme ces vagues qui 

écumes de nuit 

crèvent là-bas 

se divisent et s’émiettent en pluie 

jusqu’à mes pieds

ancrés dans l’encore

du pays qui s’achève. 

23 août 

2. vagues 

férocité des vagues 

qui mordent vers l’avant 

sans discontinuer 

en milliers de millions 

l’écume au col blanc 

caracole sur l’émeraude

aucune fatigue 

chez ces grosses élégantes 

au massif soulèvement 

elles s’arrachent 

en une insolente légèreté 

et vont mourir 

en léchant de leurs lèvres géantes 

le granit 

jauni des siècles

24 août

3. La tour de St Ives

elle s’enfonce dans la baie

pour la mieux protéger contre les vents 

sa terrasse crénelée

s’est teintée d’algues brunes 

camouflage emprunté à la terre

on la croit fragile 

elle a mille ans de granit 

arraché au roc 

mon amour si tu savais 

comme on peut perdurer 

toi qui craignais si peu pour ta peau pour ta vie 

l’océan et la pluie caressent St Ives 

et la pierre solide 

fait vibrer les pattes des mouettes 

qui ne cessent librement de piller nos pains mordus 

un jour je reviendrai 

par l’océan avec les cormorans et les dauphins 

pour t’arracher les mêmes rires pointus

et du fond de l’eau 

tu remonteras 

vers la tour protectrice 

jusque dans la nef intérieure

en berceau 

où nos voix chuchoteront longtemps

25 août

Rencontre avec le jardinier

Notre rencontre fut des plus naturelles: elle me réservait toutefois tant de rêveries, paroles et gestes, qu’il m’apparut bientôt, dans sa modeste tenue tachetée, comme l‘homme le plus gracieux de la terre. Regardez, dit-il en soupesant les corolles du bout des phalanges, dites-moi où vous avez vu pareil orange contre l’obscur humus; voir le couchant dressé contre ses pétales fait de cette seule corolle la maîtresse des étamines. Je lui dis pour sourire qu’il était lui-même le prince des pistils; la remarque était décalée et, moine shinto, il reprit son ratissage élégant, indifférent à ma voix pourtant bien timbrée; il se courba soudain sur son allée fleurie; le silence demeura sa seule réponse. 

Je l’interrogeai alors sur ses doigts, ses mains qu’il se gardait bien de protéger. “Sentir l’humus, c’est sentir l’humeur”, gronda-t-il toujours sans sourire. “Ce n’est pas quand vous serez dessous que vous pourrez jouir des finesses de la terre”. Il rit. “C’est aux vivants que la terre chante, tous les autres sont intouchables vous le savez bien, vous vous souvenez des spectres croisés par Ulysse au royaume des ombres?”

Il tourna enfin sa tête vers moi. Je me courbai et fis rouler des mottes compactes entre mes doigts. Je les jetai là devant. Il me demanda si je savais à quoi aspiraient les ombres. Je souris: “A la terre bien sûr, Ils veulent revenir à l’homme pétri par le dieu. Humains enfin.”

 Le jardinier mentionna que je venais de décrire son travail. Puis il ajouta: “Chaque jour je ratisse large et ce sont leurs murmures qui reviennent entre les dents de mon instrument. En fait, dit-il je suis un musicien; lyrisme et jardinage sont deux pôles qui se tiennent. Les dents du râteau laissent passer l’heureuse finesse. Joie d’être vivant contre l’obscur immense des allées qui nous portent. ”

J’eus l’impression en m’éloignant à regret que j’avais touché à l’essentiel.