[ Cette pièce, qui m’avait été commandée par les services sociaux d’Amiens, était destinée à encourager les femmes à se faire faire des mammographies. Jouée dans un quartier difficile d’Amiens il y a quelques années, elle ne semble pas avoir perdu de sa nécessité.
Ce mois d’octobre est justement consacré à cette campagne… il m’a semblé intéressant de la reproposer.
Cette pièce est protégée de tous droits par la SACD.]
Le sein dans tous ses états
Scène 1
(Une femme) :Peut-être entre 16 et 25 ans, oui, oui, peut-être à cet âge là peut-être, peut-être… mais sinon on a du mal à croire qu’on a des seins parfaits, pas trop mamelles, pas trop tasse de thé à l’envers… Quand je les regarde dans un miroir, je ne suis pas toujours très fière, enfin ça dépend, souvent si, quand même… mais il arrive parfois qu’au bout d’un moment je fixe un autre endroit, le visage surtout, tiens, je me demande si le maquillage n’a pas été inventé pour détourner le regard … Mais non, mais non… le visage c’est la partie émergée de cet iceberg qu’est mon corps; normal qu’on le souligne, pauvre visage exposé au temps qu’il fait, la pluie, le soleil, et au temps qui passe, les rides, toujours les rides! Et les seins, eux? Oh, c’est facile, c’est cruel, avec le temps, plouf, ils tombent, c’est une loi, c’est la loi de la gravitation appliquée au corps des femmes. Heureusement, il y a les vêtements, oh les soutiens-gorges, ces empêcheurs de tomber en rond! On est bien là-dedans, les seins y sont, comment dire? Comme des oiseaux dans leurs nids… contre la tempête du temps. Oui, oui, je sais, après un certain nombre de décennies, ce n’est plus la peine, ben oui, je sais.
Ah j’oublie l’essentiel: une fois couverts, les seins, c’est tout de même ma fierté. On ne les porte pas, on les arbore… oh toutes ces ruses innombrables pour séduire en laissant les boutons du chemisier ouvert, les robes échancrées, enfin tous ces petits trucs qui laissent deviner ou parfois découvrent le fameux pli entre les deux seins, pour séduire par le galbe, toujours séduire. Le décolleté, quelle invention… et qu’on est fière de… au fait, fière de quoi, oui, au fait, de quoi? Eh bien, on découvre sans découvrir, jusqu’au bord de l’aréole, du bout de sein qui lui, curieusement, s’il est découvert, devient obscène. Ce qui est comique, c’est que ça se joue à quelques centimètres de tissu. Le décolleté est un endroit risqué, trop c’est l’enfer, et pas assez ça fait bigot, refoulé. Entre le diable et le bon dieu trouvez le juste milieu et vous aurez le décolleté parfait! Il arrive qu’on parle de la gorge au lieu de dire les seins; ça vous a quelque chose de plus érotique, je crois. Comme si les seins parlaient; la gorge, la gorge… bon moi je veux bien, pourquoi pas?
Ah, pour le décolleté, encore faut-il des seins qui s’y prêtent, ou qui s’y donnent, ou qui s’y offrent. Ben oui, il y a des femmes qui ont des seins trop petits… oui, oui, elles se font mettre des implants, de même que les trop grosses poitrines se font réduire… attendez, attendez… c’est quoi trop petits ou trop gros? Qui décide de ça? Après tout les sinistres squelettes ambulants des défilés de mode sont-elles un modèle? Il semble que non. Les stars de cinéma qui font rêver les hommes, les vraies, ont des poitrines opulentes, enfin, je crois… Bon, elle est où la norme? La norme c’est l’énorme, ou la norme c’est la poitrine des mannequins? Non, je crois qu’il n’y a pas de norme. Encore une histoire de juste milieu, ras le bol du juste milieu! Aucune femme n’est à cet endroit. La nature n’obéit à aucune norme.
Ah, la vraie souffrance est peut-être aux magazines féminins… Tenez, aujourd’hui aucun journal ne publierait un texte misogyne. Eh bien, les vrais misogynes ce sont ceux ou celles qui écrivent dans les magazines féminins et qui vous coincent les seins entre deux modèles… et en plus ces tricheurs, ils retouchent les photos, les bandes de vaches! Plus petits disent les uns, plus gros disent les autres! Et parfois les deux modèles opposés dans le même numéro! Qui sont les pervers et les perverses qui inventent des trucs pareils? On ne peut pas choisir et comme la chirurgie esthétique est capable de tout… c’est une vraie torture. Les mecs n’ont pas ces problèmes, enfin, peut-être qu’ils en ont d’autres. Je ne sais pas.
Ah oui, j’oubliais, les seins ça bouge. C’est pour ça qu’il y a des femmes qui ne veulent pas d’enfants. La maternité pensent-elles, ça détruit le corps, et les seins en particulier. Ça rend folle! Autrefois les hommes nous battaient, oh, ça continue plus que jamais… mais bon, les mecs qui font ça aujourd’hui ont quand même parfois mauvaise conscience. Mais là, ces histoires de mode gros seins petits seins etc… au fond, c’est encore une manière de nous gouverner, de nous torturer. La libération des femmes, oui, oui, la seule chose glorieuse qui soit arrivée dans les mœurs au XXème siècle ou à peu près…Mais on voit bien qu’il y a encore des poches résistance contre cette fameuse libération. Les modèles, les modes, rien de plus atroce. Après vient la terreur de ne plus plaire au mari, au père de nos enfants. Quel esclavage!
Ah, une chose me revient qui m’a toujours fait rire: les hommes veulent voir les seins des femmes… d’ailleurs maintenant on en voit sur les plages… je me trompe peut-être mais c’est en train de refluer, ce truc… je crois, on en voit moins qui osent… je ne sais pas pourquoi… non, mais ce n’est pas ça qui m’amuse. Les hommes veulent voir les seins des femmes, ça les obsède. D’ailleurs elles ont raison d’arborer leurs seins comme un saint sacrement… enfin, je trouve ça très beau, très… comment dire? … qu’on arbore ses seins… euh, c’est sain, c’est très sain… un signe de bonne santé, une fierté justifiée. Non, ce qui est drôle, c’est que les seins des femmes qui font l’objet des désirs des hommes, à tout bien considérer, c’est la première chose qu’ils ont touchée lorsqu’ils étaient nouveau-nés. Oui, la chose qu’ils ont explorée en premier, celle qu’ils ont vue alors, est justement cette poitrine qu’ils aspirent à découvrir avec tant d’empressement; bizarre… On dirait qu’ils se souviennent. Oui, ça doit être ça, c’est un souvenir, c’est pour eux ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus connu à la fois. Ils sont drôles les mecs, vraiment curieux… des bébés éternels. Enfin, je crois. Ça m’amuse de le penser, enfin bon, ce que j’en dis… ce que j’en dis…
Scène 2
(Catherine et Nicole entrent en parlant)
Catherine : Et tes seins ?
Nicole : (éclate de rire) Ah ah !! Mes quoi ?
Catherine : Tes seins…
Nicole : Mais tu te crois où ?… hem, euh… tu plaisantes, j’espère ?
Catherine : Non, pas du tout.
Nicole : Écoute, on parlait de nos rides, des meilleurs produits, de la crème, de nos varices…
Catherine : Et du fond de teint ! C’est important le fond de teint !
Nicole : Oui, j’oubliais ! Tu as raison chère amie, ma bonne amie qui se fiche de moi !
Catherine : Non, j’insiste, parlons maintenant de tes seins !
: Quoi ? Mes seins ? Tu ne les trouves pas beaux, mes seins ? Enfin, je me fiche un peu de ce que tu en penses. Sauf qu’une amie qui t’insulte, c’est pas vraiment agréable. Je ne vois pas le rapport !
Catherine : Je ne t’insulte pas. Réfléchis bon sang !
Nicole : Tu veux que je réfléchisse sur mes seins ? Elle est bonne celle-là ! Tu continues de te moquer de moi ! Mes seins, mais c’est ma part intime ; c’est aux hommes qu’il faut le demander, pas à moi ! Ni encore moins à toi, même si tu es mon amie depuis longtemps !
Catherine : Allons, allons ; arrête un peu ! Tu ne vois pas ?
Nicole : Ah oui, attends, j’ai compris, tu ne les trouves pas jolis et tu voudrais que j’aille me les faire refaire, je ne sais pas où par je ne sais qui. Un copain à toi, un chirurgien esthétique, tu parles ! Tu touches un pourcentage ?
Catherine : Pas du tout. Mais alors pas du tout !
Nicole : Qu’est-ce que tu mijotes ?
Catherine : Rien du tout, c’est l’évidence, je suis très sérieuse…
Nicole : Heureusement, j’aime pas qu’on se moque !
Catherine : Personne n’aime ça ! Ne te fâche pas, je t’en prie !
Nicole : Tu voudrais que je reste calme, alors que toi, mon amie, tu dis du mal de ma poitrine ! Quel culot ! Allez, dis-le : « Va te faire refaire les seins ! » et qu’on en finisse !
Catherine : Tu ne comprends rien, décidément.
: Oh si, oh que si ! Je vois bien où tu veux m’emmener espèce de… Oh n’importe quoi ! Et ça se dit mon amie ! Et toi tes seins, tu crois que… ?
Catherine : Mes seins, ça va, je te remercie…
Nicole : Alors voilà, Madame, avec sa poitrine de femme de 45 ans, elle, elle est toute contente, elle est satisfaite ; et moi qui en ai autant, je devrais aller me faire refaire les seins par le charcutier du coin !.. Au fait, t’as les sous, parce que ça coûte bonbon c’t’affaire ?
Catherine : Non, c’est gratuit.
Nicole : Ah, ah ! Très drôle ! Et c’est remboursé ! Avec mes mamelons je vais encore creuser le trou de la sécu ! Non, mais tu rêves Catherine, tu rêves ! C’est remboursé, ben tiens, et les oranges du supermarché c’est aussi remboursé par la sécu ?
Catherine : Ah, les oranges, non, mais les seins, oui !
Nicole : Tu vois ça de ta fenêtre ma petite Catherine… on est où là, on parle de quoi ?
Catherine : Ah enfin la bonne question, Nicole, enfin ! Fais un effort !
Nicole : Tu m’énerves. Je me sauve, je me barre, t’as compris ? On est chez les fous là. On commence par parler de nos petits trucs là, de nos petites misères et tout d’un coup tu sautes sans crier gare sur ma poitrine comme une tigresse ! T’es à moitié folle. Bon, je te laisse avec tes fantasmes. Occupe-toi de tes seins, je m’occuperai des miens quand j’aurai le temps !
Catherine : Non, c’est tout de suite ! Excuse-moi, je m’y suis mal prise… Pardonne-moi je t’en prie. Reste encore !
Nicole : Mais euh, je…
Catherine : Tu veux bien rester ? Juste un peu…
Nicole : Oui… Enfin, non ! Là faut que j’aille faire les courses. Y’a plus rien dans le frigo. Tiens sur la liste, y’a même des oranges !
Catherine : Non remboursées !
Nicole : Comme tu dis, mais arrête de te foutre de moi, s’il te plaît !
Catherine : Alors que l’examen des seins, lui, est remboursé !
Nicole : (Silence) Ah d’accord… d’accord… ! C’était… c’était ça ton truc ! Tu veux que…
Catherine : C’est l’évidence. Palpation, radiographie… à nos âges, tu sais… C’est la première cause de cancer chez les femmes.
Nicole : Non, je ne sais pas et j’en ai rien à cirer… Ah la dame patronnesse ! Tiens, y’avait sœur Emmanuelle pour les gamelles, voici sœur Catherine pour les poitrines ! Non, non, non et non !
Catherine : Explique-toi ! Pourquoi tu t’énerves comme ça ?
Nicole : Parce que tu m’énerves. Occupe-toi de ta santé, d’accord ? Ton corps c’est ton corps. Va te faire voir, oui tiens, c’est ça, va te faire examiner ! Moi, rien du tout, je m’en fous !
Catherine : Onze mille par an !
Nicole : Onze mille quoi ?
Catherine : Onze mille victimes du cancer du sein, tu mesures les ravages ?
Nicole : Rien à faire, je m’en fous ! Ça fait mal ton truc d’examen machin, j’ai pas envie de me faire triturer la poitrine. C’est pas pour moi !
Catherine : Nous sommes toutes…
Nicole : Oui, ça va on est toutes concernées… Ah concernées ! Dis-moi par quoi on n’est pas concernées ! Dis-le moi ! On est concernées par la misère dans le monde, concernées par le sida, concernées par les grains de beauté, concernées par la bouffe trop grasse, concernées par la privatisation du téléphone, la disparition des hirondelles, le retour des coccinelles, l’absence des coquelicots au bord des routes, la guerre en Irak, l’extinction progressive des baleines, du tigre sibérien, des indigènes en Amérique du sud, et le réchauffement de la planète par là-dessus pour en remettre une couche! T’en veux encore des concernements ? Ou des concertations… enfin je m’en fous comment on dit, mais j’en ai marre d’être concernée. Qu’on me fiche la paix ! Voilà ce qui me concerne !
Catherine : Ouh là là ! Arrête de délirer ! Tes seins, tes seins, c’est pas du concret ça, ça ne te concerne pas ?
Nicole : Non.
Catherine : Et pourquoi non ?
Nicole : Je ne suis pas fragile. Jamais malade, moi, jamais !
: Ça frappe n’importe qui, n’importe quand ! Tu le sais bien. Onze mille par an !
Nicole : Onze mille femmes, pas d’hommes…
Catherine : Si, si, il y a des hommes, mais en proportion infime.
Nicole : Me fais pas marrer !
Catherine : Si, il y a parfois des hommes, je ne rigole pas. Mais bon, c’est surtout les femmes bien sûr !
Nicole : Ben tiens, évidemment, tu veux me faire croire n’importe quoi !
Catherine : Non, je t’assure… enfin, là n’est pas le problème !
Nicole : Et c’est même tellement pas le problème que je me barre, comme ça tu arrêteras de me foutre la trouille !
Catherine : Ah voilà bien le problème cette fois ! Onze mille, ça vous fiche le frisson !
Nicole : C’est des statistiques. Moi, je ne suis pas une statistique. Je suis moi et je n’entre pas dans ta combine de chiffres. J’ai jamais été malade, pas une fois sur le billard, c’est pas demain la veille que je vais risquer de…
Catherine : Risquer de quoi ? Tu as peur, c’est ça, je le vois bien, tu as peur, c’est normal…
Nicole : Mais c’est toi qui me fiche la frousse ! (Silence) Eh ben, oui, voilà, j’ai peur et je n’ai pas envie qu’on me dise après m’avoir pincé les seins dans une machine…. Oh, pis, j’en ai marre, je ne suis pas fragile, tu comprends, pas fragile… je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous !! (Elle s’enfuit en se bouchant les oreilles)
Catherine : Nicole, je t’en prie !… où est-ce que j’ai commis une erreur ? Je lui ai fait peur. C’est nul ; oui, c’est ça, la peur, la peur… mais comment est-ce que j’aurais dû faire ? Bon sang, comment faire avec une pareille tête de mule ? Oui, pourtant c’est mon amie, mais comment faire ? Comment ?
Scène 3
(Catherine, Blandine, Véronique et Emmanuelle sont assises dans la salle d’attente d’une radiologue. Armande survient dans le cours de la conversation.)
Véronique : C’est la cousine à mon beau-frère, qu’elle habite, euh…, d’où qu’c’est qu’c’est que, euh, d’où qu’c’est que’c’est qu’elle habite déjà ?
Blandine : « Où est-ce qu’elle habite ? »
Véronique : Qu’est-ce tu dis Blandine ?
Blandine : On ne dit pas d’où qu’c’est qu’c’est, on dit où est-ce que…
Véronique : Oui, oh, c’est du pareil la même chose. Donc je te disais, la cousine à mon beau-frère…
Blandine : « De », de mon beau-frère !
Véronique : Ah, mais si tu m’interromperait pas tout le temps je pourrais te raconter nom de d’là, mais y’a pas moyen de moyenner avec toi ; j’te jure tailler une bavette avec toi c’est pas d’la tarte ! La vache ! En plus t’as toujours été du pareil au même à me corriger quoi t’est-ce que je dis ! Une vraie instit qu’on a à l’école, comme si quand on serait encore des gamines !
Blandine : Normal, c’est mon métier !
Véronique : Oui, ben ras l’bol, ton métier tu peux te le mettre où je pense, j’te jure !
Blandine : Oh, Véronique, arrête… je t’en prie, c’est déjà assez pénible comme ça…
Véronique : Quoi t’est-ce qu’est pénible ?
Blandine : Cette attente, là !
Véronique : T’as la trouille ?
Blandine : Bien sûr !
Véronique : Ben, y’a pas de quoi avoir les foies ! Tu sors tes seins comme les vaches leurs mamelles au salon de l’agriculture et puis voilà…
Blandine : Oh, je t’en prie Véronique, non, pas ça ! Mais quelle idée j’ai eue de t’emmener avec moi ! Tu me fais honte !
Catherine : Rassurez-vous madame, j’ai au moins aussi peur que vous.
Véronique : Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je te disais !
Blandine : Mais madame…
Catherine : Appelez-moi Catherine !
Blandine : Merci Catherine ! Enfin, Véronique, tu n’as pas entendu, Catherine a eu l’élégance de me dire qu’elle avait peur comme moi ! Tu vois, y’a pas que moi qui redoute cet examen !
Véronique : Oui, ben moi, les examens, à l’école, j’en ai jamais réussi aucun. Mais l’examen des seins, toujours, à chaque fois je les ai réussis !
Blandine : Oui, toi, tu t’en fiches, c’est pas la première fois !
Véronique : Oui, j’y suis déjà été ! Tiens, la première fois c’est quand que la cousine à mon beau-frère, elle a eu un tique qu’on lui a retiré avec une grande aiguille comme ça !(Elle fait un geste des deux mains)… Comme ça… qu’elle m’a raconté la cousine à mon beau-frère…
Blandine : Elle a eu quoi ?
Véronique : Un tique ou un tisque, je sais plus…
Catherine : Vous voulez dire un kyste sans doute !
Véronique : Oui, oh, c’est du pareil la même chose !
Catherine : On dit que c’est extrêmement douloureux.
Blandine : Rien que l’idée qu’on m’enfonce une aiguille dans le sein, j’en frémis d’horreur !
Véronique : Oui, ben , la cousine à mon beau-frère elle a dit non, que ça faisait pas mal, mais alors pas du tout mal, qu’elle a dit la cousine à mon beau-frère !
Catherine : Tout dépend des sensibilités, sans doute, et vous madame, pourquoi avez-vous peur ?
Blandine : Appelez-moi Blandine…
Catherine : D’accord Blandine !
Blandine : Pourquoi j’ai peur ? Je ne sais pas, Catherine, je ne sais pas !
Catherine : Moi non plus, je ne sais pas, je dois vous l’avouer.
Blandine : L’idée qu’on me palpe les seins, vous savez…
Catherine : Moi, c’est la radiographie ; je trouve ça, comment dire ? Comme une intrusion quoi, je ne sais pas ; les images après, tout ça, ça me dégoûte un peu… Je… comment dire ? J’ai peur du résultat et surtout je ne me reconnais pas ! (Riant) Je sais bien que ça n’est pas comme une vraie photo, mais tout de même !
Blandine : Vous voulez dire que c’est obscène, quelque chose comme ça !
Catherine : Oui, c’est ça !
Blandine : Je vois, je vois.
Catherine : Merci ! Oui, tout à fait ça, c’est le mot, c’est obscène. Et vous, vous avez peur de la palpation ; euh, je trouve ça un peu limite aussi.
Blandine : Atroce, j’en frémis d’avance !
Emmanuelle : Je me permets de m’immiscer dans votre conversation… mon nom est Emmanuelle !
Blandine : Bonjour Emmanuelle !
Emmanuelle : Bonjour, excusez-moi, Blandine… vous n’avez rien à redouter… et vous non plus Catherine !
Catherine : Dites-nous, nous ne demandons qu’à être rassurées!
Emmanuelle : (Désignant Véronique) C’est comme madame l’a dit.
Véronique : Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je t’avais dit avant qu’on vient, que c’était pas la peine d’en faire un camembert de chez Maroilles !
Emmanuelle : Oui, enfin, je m’exprimerais un peu différemment de Véronique, mais je dois vous dire que je viens ici tous les ans et que, mon dieu… Je vais peut-être vous étonner… mais c’est un vrai plaisir !
Blandine : Un plaisir ? !
Catherine : Un plaisir ?!
Emmanuelle : Vous n’êtes jamais venues, vous ne pouvez pas savoir, cela va de soi !
Catherine : Mais savoir quoi mon dieu ?
Emmanuelle : Comment vous expliquer ? Elle a les yeux bleu vert, presque gris dans la semi- obscurité de la pièce, regard qu’elle rehausse d’un soupçon de mascara et la paume de ses mains est si chaude que…
Blandine : Excusez-moi, mais de qui parlez-vous ?
Emmanuelle : Mais de la radiologue bien sûr ! Celle qui fait les radiographies et l’examen des seins !
Catherine : C’est bien de nous parler de ses yeux et de ses mains, mais l’examen en lui même, ça fait mal ? !
Emmanuelle : Permettez-moi avant de répondre à votre question d’insister sur sa coiffure d’un brun roux superbement accordé à ses pupilles mobiles qui vous fixent avec franchise, sans parler de sa voix douce, un murmure de ruisseau à la fois ferme et sautillant comme un rire constamment réprimé. Sa seule présence de fée, de magicienne, trônant debout au milieu de ces machines sophistiquées et qui pourraient sembler réfrigérantes vous donne une confiance totale, ce n’est pas une doctoresse seulement, non, c’est une reine, et se faire examiner les seins par cet ange incarné dans sa blouse blanche est un plaisir auquel rien ne saurait se comparer !
Véronique : La vache, comment qu’elle cause l’Emmanuelle, je sais pas de qui elle parle mais j’aimerais bien lui serrer la main à c’te docteur dont à propos qu’elle cause !
Blandine : Mais triple buse, elle nous parle de celle qui doit nous examiner !
Véronique : Ah ben alors, on parle pas de la pareille au même ! Tout ce qu’elle vient de dire, c’est balivernes et compagnie, nom de d’là ! Comment vous dire ? Elle a la taille d’une génisse de huit mois, des yeux de chèvre et une blouse blanche que j’en voudrais pas pour traire mes vaches, c’est pas une blouse qu’elle a, c’est un sac de farine !
Catherine : Bon, enfin, bref, cela n’a rien d’une corvée, hein, c’est ça, malgré ce qu’en dit Véronique ?
Emmanuelle : Tout à fait, chère amie. C’est un délice, un vous verrez, je ne vous en dis pas davantage !
Armande : (Elle sort de la salle d’examen et rentre dans la salle d’attente) Zut, zut, zut ! J’ai oublié mon soutif ! Vache de vache ! (Elle parle à Emmanuelle qui vient de se lever et se précipite dans le cabinet de la radiologue) Vous, attendez-là, je dois aller rechercher mon machin là…
La doctoresse 🙁Une voix depuis les coulisses) Madame Béjart, votre soutien-gorge !
Armande : Oui, ça va, ça va, je sais, j’arrive ! Filez-moi mon soutif ! (Une main passe le soutien gorge des coulisses vers la scène.).. Merci !
Catherine : Mais c’est Armande ! Bonjour, comment tu vas ?
Armande : Bonjour… pas bien, mais alors pas bien du tout !
Catherine : On t’a détecté quelque chose ?
Armande : Oh non, c’est pas ça mais j’avais tellement les boules que ça m’a fait un de ces mal, la vache !
Catherine : Enfin, Armande, si t’as rien, t’as rien, et c’est tant mieux !
Armande : Ouais, je sais… je sais, mais regarde-moi ça ! (Elle brandit le soutien- gorge)J’oublie tout, je suis dans un de ces états, si tu savais…
Véronique : C’est pas grave ça, d’oublier son soutif, y’a plein de jours où je le mets pas et je m’en fous ! C’est pas si important ma bonne dame, et si même que vous voulez le remettre là devant nous avant de sortir, ça gêne personne, hein ma Blandine ?
Blandine : Oui, non, bien sûr, tu as raison !
Emmanuelle : (Elle est debout, sur le point de rentrer dans le cabinet de la radiologue, donc de sortir de scène, mais elle suit la conversation…) Il me semble cependant que ce lieu public convient bien peu à cette délicate opération, excusez-moi… une certaine décence naturelle m’oblige de plus à vous dire que là, debout, le soutien gorge à la main, vous n’êtes pas d’une élégance folle !
Véronique : Mais laissez-la donc faire ce qu’elle veut, à c’te pauv’ femme ! (Armande hausse les épaules et met son soutien gorge dans son sac).
Armande : Pffff! Moi, dans une autre vie, j’aurais le choix, je préfèrerais être un mec… toutes ces histoires de seins et de soutien gorge… ça me gonfle, ça me gonfle !
Blandine : Oh, ne dites pas ça, je vous prie, c’est si beau d’allaiter des enfants !
Armande : Ah, parlons’en d’allaiter des enfants ! Ça vous fait des seins en poire, une horreur, d’ailleurs moi, j’ai refusé d’allaiter pour mon Kevin. Madame Béjart qu’elles me disaient les sages-femmes, y’a rien de plus beau, elles disaient même un truc du genre: allaiter, c’est l’école des femmes… l’école des femmes, tu te rends compte, non mais n’importe quoi !
Catherine : Mais c’est vrai Armande, je te jure, tu as raté quelque chose !
Armande : Je m’en fous ! Je ne veux même pas en entendre parler !
Emmanuelle : Je vous avoue que je m’interroge également sur le bien fondé de votre réticence à donner le sein, car enfin cette osmose délicieuse jamais au grand jamais, en notre brève existence, nous ne la revivrons avec cette intensité troublante !
Armande : Oh, vous, la précieuse ridicule, ça suffit hein ! Arrêtez vos effets de manche et allez plutôt vous faire tripoter les mamelles par cette folle de radiologue qui a dû trouver son diplôme dans une pochette surprise ! (La radiologue appelle : « Madame Emmanuelle Arsan! »)
Emmanuelle : (Gifle Armande) Vipère ! Vous n’avez pas l’avez pas volé! (Elle sort, et rentre ainsi dans le cabinet de la radiologue).
Armande : (Elle se frotte la joue) Aïe, aïe, aïe !Ben qu’est-ce qu’il lui prend à cette dingue ?!
Catherine : J’ai cru comprendre qu’elle était amoureuse de la radiologue !
Armande : La vache, elle m’a fait mal ta copine…
Catherine : Ce n’est pas ma copine, on s’est rencontrées ici, à l’instant !
Armande : Décidément, c’est pas mon jour. J’aurais mieux fait de rester au lit.
Catherine : Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, après tout t’as rien aux seins, de quoi te plains- tu ?
Armande : Oh, là, je ne sais pas si je dois, tu es là avec des amies et…
Blandine : Nous nous sommes rencontrées ici par hasard comme Catherine vient de vous le dire. Si vous avez une difficulté, et si cela vous fait du bien d’en parler, confiez-nous ce que vous avez sur le cœur.
Armande : Je vous remercie mille fois. Cela fait tellement mal. C’est mon mari.
Catherine : Jean-Baptiste ?
Armande : Oui !
Catherine : Il dirige toujours le théâtre ?
Armande : Hélas, oui, quand je pense que c’est moi qui l’ai fondé ce théâtre et que je l’ai fait venir parce que j’en étais folle de ce type… et voilà…
Catherine : Et voilà qu’il en a trouvé une plus jeune, bien sûr…
Armande : Tu étais au courant et tu ne m’as rien dit ?
Catherine : Mais non ! Bien sûr que non ! Mais à nos âges quand on a des problèmes avec son mari, on sait bien ce que ça veut dire.
Blandine : Je m’excuse de partager vos confidences.
Armande : Oh, y’a pas de mal. Ça me fait du bien d’en parler, et puis, on en est toutes là.
Blandine : Oui, je fais une radio de contrôle avant de faire refaire les seins. Je voudrais tellement continuer à plaire à mon Ludovic.
Armande : Permettez-moi de vous le dire crûment : vous perdez votre temps et votre argent. (Elle marque une pause pour prendre son souffle) Une femme meurt de son vivant.
Catherine : Ah non, Armande, non ! Il faut se battre, lutter !
Véronique : Et pis, si y veut fout’ le camp, y’a qu’à l’fout’ dehors ! Moi, c’est quoi t’est-ce que j’ai fait avec mon bonhomme. Vlan ! À la porte ! J’ai gardé les vaches et tout le pré de derrière ; le reste avec ses bagnoles, il a tout conservé et c’est tant mieux. Chacun pour moi.
Blandine : Chacun pour soi, plutôt… chacun pour soi.
Véronique : Oui, bof, pour moi, pour soi, c’est du pareil la même chose !
Catherine : Ah si toutes les femmes du monde pouvaient se donner la main !
Armande : Merci de m’écouter en tout cas, ça fait drôlement du bien…
(Elles entourent Armande comme pour la protéger et lui déposent tour à tour un baiser sur les cheveux. Des mots peuvent être dits : « Ce n’est pas si grave, tu vas être tranquille maintenant, il ne faut pas t’en faire, la vie est belle, elle continue… »)
Scène 4
(Un homme) Surmontant ma timidité naturelle, je vous concède que, comme tous les hommes, les seins attirent mon regard, mais lorsque nous nous croisons dans la rue, vous et moi, j’éprouve la présence de vos seins comme un prolongement mystérieux du visage qui vous identifie. Il est aux seins, à la poitrine, un secret très obscur, comme un manque ostensible chez nous, les hommes, et qui nous contraint à prouver notre virilité alors que votre féminité s’inscrit naturellement dans les courbes de votre corps. Il vous suffit de paraître et c’est la beauté promise qui s’avance avec vous, cette tendresse des seins qui, semble-t-il, ne bat que pour nous. Et pourtant, quoi de plus intime et de plus exposé que vos seins?
C’est presque une question de tissu, de pli, de présence émergente d’un élément doux qui nous fait tant défaut et que vous promenez par les rues, sans vous rendre compte à quel point vous êtes alors le chant du monde, cette « gorge » qui désigne parfois les seins et qui parle de l’enfance, de la voix, du chant, de la joie pure de vivre, aussi bien que de l’attirance que vous suscitez.
Ces vagues que vous arborez au-devant de vous envahissent nos rêves, donnant à votre personne une claire vision de l’océan de tendresse qui s’avance en un souffle bienveillant vers nos mains malhabiles ; on ne contient pas la mer et son flot qui se tend : personne ne le peut. De même les hautes statues qui dorment aux parvis des cathédrales sont le plus souvent des femmes aux surplis savants et obliques dont la souplesse donne à nos songes un vaste allant que le vent semble faire bouger imperceptiblement.
Regardez-nous, les hommes, les mains dans les poches, grondant contre l’orage, contre le feu, contre la pluie, contre l’hiver clos ; nous sommes si peu souverains que nous avons inventé l’épée, le sceptre et les bombardiers lourds, tandis que vous mobiles et fières, vous avancez vers le temps, avec le temps, des enfants pressés sur votre poitrine inépuisable. Vous donnez et donnez encore, alors que nous ne faisons que prendre en oubliant le plus souvent de dire merci.
Les seins sont pour nous, les hommes, toute notre condition ramassée puisque nous nous y abreuvons à la naissance, qu’adultes nous en faisons l’objet de nos désirs et que finalement nous dormons dans le sein de la terre. Ils représentent l’allure sereine de ce que devraient être nos vies, oui, la paix et même davantage, l’espérance d’une tendresse, ce dont nous avons le plus besoin, puisque les hommes portent, on le sait bien, une violence au cœur qu’ils ne peuvent réfréner qu’avec difficulté.
Votre poitrine est gage qu’au-delà des astres et des univers muets, une espérance généreuse existe vraiment, ici et maintenant, une parole première, des mots tendres et heureux, langue maternelle que nous avons sucée à votre gorge posée sur nos lèvres d’enfants. Le bercement demeure, vous êtes notre repos et notre balancement, vos seins sont le bonheur tel que nous en rêvons, soyez-en assurées ; rien de meilleur ne pourra jamais nous arriver.
Scène 5
(Lorsqu’elles entrent en scène elles semblent engagées dans une conversation qui dure depuis un certain temps)
Agathe : Mais si, Joël, souviens-toi, avec ses lunettes de travers et les cheveux bouclés comme un mouton !
Julie : Oui, je vois, ça y ‘est, je vois !
Agathe : Donc, je te disais, l’autre jour, on l’avait invité avec sa nouvelle… comment dire… avec sa nouvelle femme, enfin, ils sont pas mariés…
Julie : Avec sa nouvelle compagne.
Agathe : Voilà, compagne, si tu veux. Eh bien, autant l’ancienne était plate comme une limande, comment elle s’appelait déjà?
Julie : Roberta…
Agathe : Oui, Roberta, j’allais dire Spaghetti tellement elle était mince comme un fil….
Julie : Oui, et mignonne avec ça !
Agathe : Enfin, faut aimer, moi, les femmes fil de fer avec deux œufs sur le plat en guise de seins.
Julie : Mais je te parle pas de ça ! Son corps je m’en fiche. Roberta elle était sympa.
Agathe : Oui, bon, bref, enfin la nouvelle femme de Joël…
Julie: Sa nouvelle compagne…
Agathe : Oui, ben, sa nouvelle compagne, comme tu dis, elle a une de ces poitrines… comment dire ? Énorme, énorme, énorme !
Julie : Énorme comment ?
Agathe : Ben, comme ça, à peu près ! (Elle fait un geste pour en montrer l’ampleur)
Julie : Ah oui, quand même !
Agathe : Oui, à ce point là ! Je vais te dire, moi, je trouve ça ridicule !
Julie : Ridicule ! Attends, mais pas du tout, c’est la nature !
Agathe : Oui, ben moi, j’en ferais évacuer la moitié à coups de scalpel ! T’imagines le truc à porter ?
Julie : Mais nooon ! Laisse aller la nature ! Tu sais, au fond, je trouve qu’une grosse poitrine c’est très beau !
Agathe : Beau ? Tu te fiches de moi ! Beau ! Mais qu’est-ce qu’il faut pas entendre ?
Julie : Ça donne une présence rayonnante ; il y a là une grande joie dans une telle présence ! La vie, c’est beau la vie !
Agathe : Non, non, on voit bien que tu l’as pas vue. C’est encombrant ce truc là ! Tout juste si en se penchant pour s’asseoir elle n’a pas renversé les fleurs que j’avais posées sur la table !
Julie : En tout cas, dis-donc, Joël, il change du tout au tout. J’espère que sa nouvelle compagne est aussi sympa que Roberta, c’est tout ce qui compte.
Agathe : Remarque, sa Roberta, elle aurait pu les gonfler au silicone, elle serait peut-être restée avec Joël !
Julie : Et tu penses vraiment que la deuxième elle devrait se les faire diminuer ?
Agathe : Ah oui, franchement. Une taille pareille, c’est pathologique, c’est un vrai handicap !
Julie : Bof ! Les seins qu’on gonfle et qu’on dégonfle, je trouve tout ça humiliant, c’est pas clair cette histoire.
Agathe : Quoi ? Qu’est-ce qui est humiliant là-dedans ?
Julie : Je ne sais pas. C’est la vie et ses fantaisies et tu vois y’a des modes comme ça… les femmes se croient obligées de se conformer à une moyenne qui n’existe pas. Une moyenne qui doit rôder dans l’esprit des mecs et qu’on impose comme ça, pour humilier les femmes ! La femme parfaite, je l’ai jamais rencontrée.
Agathe : Et Joël non plus visiblement. Maintenant il se crève les yeux sur son corsage. Bon, moi je veux bien, mais enfin, trop c’est trop !
Julie : Noon, non, Agathe, non, le problème n’est pas là, bon dieu ! La taille de la poitrine, on s’en fout, tout dépend de ce qu’il y a autour !
Agathe : Autour ? Mais autour de quoi ?
Julie : Ben le sourire, la voix, la démarche, l’allure générale, l’intelligence… être une femme, c’est quand même pas dans la poitrine !
Agathe : Ça joue un rôle !
Julie : Non, c’est nul. On n’est pas de la barbaque ! Plus ou moins de viande sur le thorax, ça ne fait pas une belle femme. La beauté c’est aussi intérieur et ça rayonne par les yeux, par les gestes, enfin quand même, on ne va pas réduire la beauté féminine à la taille des seins ! C’est stupide à la fin, ces conversations à la noix !
Agathe : Tu penses que ce que je dis là c’est des paroles à la noix ?
Julie : Franchement ! Franchement, écoute Agathe, je t’aime bien mais l’ampleur de la poitrine, on ne devrait pas se fixer là-dessus !
Agathe : Tu ne réponds pas ! Cette conversation là, elle te paraît idiote ?
Julie : Oui.
Agathe : Merci ! Tu m’énerves, toujours à me contredire ! Tu fais ça tout le temps, sur n’importe quel sujet !
Julie : C’est faux !
Agathe : Tu vois, tu me contredis encore ! Tu le fais exprès, non ?
Julie : Pas du tout ! Je dis ce que je pense ; les seins, tu parles d’un truc, toi… bouh, ça me fout en l’air ces trucs là ! On a les seins qu’on peut et puis on s’en débrouille et zut, j’en ai marre de parler de ça !
Agathe : Vu l’humeur de madame, moi, je décanille d’ici ! Pour une fois qu’on parlait d’un problème de femmes.
Julie : Un problème de femmes !!?? Les seins ce n’est pas un problème et cela ne concerne pas que les femmes. Tu es vraiment à côté de la plaque, toi. Tout ça pour dire du mal de l’une de l’autre… j’en ai ras le bol de ces ragots !
Agathe : Je me sauve, moi, marre de t’entendre, je reviendrai quand tu seras plus aimable !
Julie : C’est ça, c’est-à-dire jamais !
Agathe : T’as l’intention de me faire la gueule pendant vingt ans ? Ah cet air triste, là, à remâcher des rancœurs !
Julie : Pas du tout ! Qui est-ce qui a parlé de la beauté de la nature, de la joie de vivre, qui a défendu aussi bien les petits seins que les grosses poitrines ? Et ce serait moi qui serait pleine de rancœur ? Moi, je trouve tout ça très bien et j’estime qu’on en fait un peu trop sur des détails de notre anatomie qui ne sont pas essentiels ! Et puis on ne découpe pas les femmes en tranches, c’est un ensemble, ce que nous disons n’est pas essentiel, je te dis.
Agathe : Qu’est-ce qui est essentiel ?
Julie : La vie, l’amour de la vie, la joie de vivre…(en un murmure) et j’en sais quelque chose !
Agathe : C’est quoi cette histoire ?Tu es une spécialiste de la joie de vivre ?
Julie : Non, non…
Agathe : Tu sais quoi ? Qu’est-ce que tu as à en dire ?
Julie : Rien, rien… va, va…
Agathe : Tu caches quelque chose.
Julie : Non, non…
Agathe : Si, si, tu me caches quelque chose !
Julie : Non, non.
Agathe : Si, si, je le vois.
Julie : Non, ça va, ça va aller…
Agathe : Tu parles, je te connais.
Julie : Arrête, je t’en prie.
Agathe : Allez, allez !
Julie : Non, je ne veux pas, je ne peux pas.
Agathe : Tu ne veux pas quoi ? (Silence) Tu pleures ? Dis-moi que c’est pas vrai, ce n’est pas moi qui… (Julie fait non de la tête) Tu… tu…
Julie : C’est… c’est le cancer du sein… pas très avancé, là, à droite…
Agathe : Je vois… tu as des chances de… (Julie fait oui de la tête). On en guérit aujourd’hui, excuse-moi, pardonne-moi, je ne pouvais pas… (Elles s’éloignent tout en parlant, comme elles sont venues).
Scène 6
(Des actrices en grand nombre s’immobilisent sur la scène et disent chacune tour à tour une phrase.)
Mes seins, j’en prends soin. (prendre cette phrase comme un refrain choral toutes les cinq phrases)
Fendant le flot des passants, cette proue du navire féminin vogue sur les boulevards.
L’envie de vivre est suspendue au décolleté des belles.
Les seins, double volcan dont les éruptions dorment sous les corsages.
Qu’as-tu fait de tes seins, toi qui gémis d’un cancer très probable ?
Et nous avancerons cousant sur le fil des saisons des tissus dentelés qui rehaussent leur galbe.
Ce que je donne en fait d’amour, ce sont les fruits précieux de ma jeune saison.
La galanterie, messieurs, a été inventée pour laisser passer les seins dans l’embrasure des portes.
La première tétée et les amours précoces y rôdent pour la vie ; toute la vie.
Vous voudrez bien découvrir dans nos seins transparents une image de la terre, ce globe qui nous porte.
Du balcon de mes seins tu as vu, enfant, tous les pays du monde.
Tes seins sont-ils si sûrs qu’ils ne relèvent d’aucune radiographie ?
Il faudrait dire aux bébés ainsi qu’aux amoureux : régalez-vous mes enfants voici venir le règne des seins souverains.
Méfiez-vous, fiers gaillards, vous dormirez bientôt tout petits à l’ombre de mes seins.
Tartuffe : Ne cachez pas ce sein que j’aimerais tant voir !
Mes seins, le soir : écoutez ce que le couchant soupire dans sa poitrine rouge horizon!
N’oubliez pas que vous avez un corps : vos seins le murmurent au miroir.
Les jambes font des pas, arpentent les rues, seuls les seins dansent vraiment.
Ils sont le sourire avancé à la fenêtre du corps, un souffle de passage, du bout des aréoles.
Dans l’arrondi de lait blanc dont tu remplis chaque matin le creux du bol, tu te revois bébé, accroché à mon sein.
Deux diamants doux qui étincellent devant moi.
Ils nous précèdent mais leur souvenir nous suit.
Au soleil de nos seins vous égayez votre journée de pluie.
Le souffle du vent sur la moisson à venir, au bord de l’été, n’approche pas la splendeur d’une caresse sur le sein.
Je tremble de pitié à l’idée que des hommes – pour peu qu’ils aient été nourris au biberon – ne sauront jamais ce qu’est un sein. Il leur manque la moitié du monde.
Depuis toujours, des architectes couvrent le monde de coupoles : ils ont raison ; le sein est l’unique ferveur.
La Seine, si belle à Paris, est sœur du sein.