L’assassinat: dialogue

C’est pas seulement à Paris

Que le crime fleurit

G. Brassens

 

 

–          Pourquoi vous l’avez  tué ?

–          Il a refusé de boire l’apéro.

–          Ah ! Excellent motif !  Racontez !

–          C’était  hier soir ; il s’était arrêté alors que je sortais les poubelles. J’ai ôté mon gant et on s’est serré la main. Je l’ai invité à boire un coup, il est monté et c’est là qu’il a refusé.

–          Vous l’avez tué à cause de l’apéro ?

–          Il faisait beau, le soleil dorait les murs jaunis par la pierre de chez nous, vous comprenez…

–          Excusez-moi : pourquoi est-il monté puisqu’il ne voulait pas prendre l’apéro ?

–          Il voulait saluer ma femme en coup de vent comme il a dit.

–          Ah, ah, je vois. Il est poli quand même, reconnaissez-le !

–          Oui, enfin, bon, écoutez. Après sept heures du soir… euh…

–          Oui ?

–          …il n’y avait plus personne dans la rue. Là il arrive. Je n’étais plus seul. Une fois là-haut, je veux dire chez moi, d’habitude je me retrouve toujours un peu… comment dire ?

–          Perdu ?

–          Oui, on peut dire ça, flottant, oui perdu, disons ça.

–          Excusez-moi, votre femme était là.

–          Oui, oui, mais seul avec ma femme c’est pire que d’être vraiment seul.

–          Je vois très bien.

–          Ah, vous êtes marié ?!

–          Non, mais je comprends, c’est mon métier.

–          Enfin toujours est-il que j’ai eu au corps comme un mouvement vers lui, comme une affection rentrée.

–          Très rentrée alors ! C’est pour ça que vous l’avez tué ?

–          Oui, non… enfin, vous comprenez, un prof de philo, un être intelligent, sensible, doux.

–          Il vous a fait peur ?

–          Il m’a toujours fait peur.

–          Vous venez de dire : sensible, doux. Vous vous contredites.

–          Il m’exaspère.

–          Mais vous étiez son employeur, rien ne vous obligeait à…

–          Ah oui, je l’avais embauché pour former les employés de mon administration, enfin de celle que je dirige.

–          Vous êtes directeur des abattoirs. Qu’aviez-vous besoin d’un prof de philo ?

–          Ce sont trop de questions. On ne peut pas faire une pause ?

–          Non… Euh, vous voulez un café ?

–          Non, merci…

–          Pourquoi ?

–          Dans les films on voit toujours le flic qui apporte le café… ça m’énerve.

–          Le café vous énerve, je comprends.

–          Non, enfin cette bienveillance suspecte oui… je ne sais pas. Bon, alors, pas de pause ?

–          Non. Je voudrais comprendre. Pourquoi l’avez-vous sollicité pour donner des cours de philo à vos employés?

–          Il était excellent, essayez de comprendre, il ouvrait les esprits.

–          Vous ne répondez pas à ma question. En quoi était-il à vos yeux nécessaire de faire intervenir un prof de philo auprès de vos employés ?

–          Ben, c’est la mode.

–          La mode ?

–          Oui, ça fait partie de nos attributions.

–          La philo ?

–          Oui, c’est la mode je vous dis. On a eu cette idée, parce que tout le monde le fait, enfin pas dans la petite ville ici, mais bon, c’est un mouvement général.

–          Vous voulez parler des cafés philo ?

–          Oui, non.  Excusez-moi, je voudrais faire une pause. On ne peut pas reprendre demain ?

–          Je dois boucler le dossier, désolé.

–          C’est ennuyeux. J’aimerais y réfléchir.

–          Quelque chose vous bloque ?

–          Vous ne pouvez pas comprendre.

–          Je suis trop stupide ?

–          Je ne veux pas vous irriter mais ce doit être quelque chose comme ça.

–          Vous pensez que je suis trop bête ?

–          Oui, monsieur l’inspecteur.

–          Merci !

–          Attendez, attendez. Ce n’est pas ce que vous croyez. Je…

–          Précisez comment ça s’est passé : vous dites qu’il a refusé l’apéro et on a retrouvé le corps chez vous.

–          C’est ma femme qui a appelé les secours. Ils ont dit qu’il était mort.

–          Vous étiez triste ?

–          Soulagé, disons. Surtout quand ils ont emmené le corps. Comme s’il ne s’était rien passé.

–          Un homme est mort, il ne s’est rien passé, vous avez de ces mots !!

–          Je suis sincère. J’ai dit : « Comme s’il ne s’était rien passé ». Je n’ai pas dit…

–          Oui, oui, j’ai compris. Attendez, je feuillette mon bloc là : vous dites qu’il vous exaspère.

–          Il m’exaspérait oui.

–          Intelligent, sensible et doux… et il vous exaspère.

–          Vous ne pouvez pas savoir monsieur l’inspecteur, il était bête aussi, mais bête !

–          Non content de le tuer, vous salissez la victime. Il était prof de philo, vous exagérez !

–          Bon sang, vous débarquez, là ? Vous êtes d’où ?

–          Région parisienne.

–          C’est bien ce que je pensais. Vous ne pouvez pas comprendre. Il était inassimilable.

–          Comment ? Expliquez-moi !

–          On ne pouvait pas l’inviter. Il refusait tout. C’était… comment dire… c’était un scandale vivant.

–          Et maintenant c’est un scandale mort !

–          Ça m’est égal. J’ai mes principes.

–          Lesquels ?

–          Quand on habite notre ville on n’a pas le droit d’agir comme il le faisait.

–          Refuser les invitations ?

–          Oui.

–          C’est comme une loi ?

–          Oui. C’est une loi non écrite, je le reconnais. Mais c’est une loi.

–          Si le policier que je suis veut la formuler clairement, je dirai : il faut s’intégrer à la vie de la cité.

–          C’est évident. Il a tout refusé, vous vous rendez compte ? Tout.

–          Sauf les heures de prof de philo auprès de vos employés.

–          C’est vrai. Mais c’est encore pire.

–          Pire ?

–          Je lui procure des heures de philo, il devrait m’en être reconnaissant et voilà qu’il n’accepte pas de boire l’apéro avec moi… et vous savez ce qu’il m’a dit ?

–          Non.

–          Qu’il avait hâte de voir sa femme.  Non, mais j’te jure ! Qu’il ne l’avait pas vue de la journée !

–          Je conçois votre irritation !!

–          C’est lui qui est en dette envers moi.

–          Attendez, mais là… il est mort !

–          L’ardoise n’est pas effacée pour autant !

–          Le crime devrait vous apaiser !

–          Non, rien ne peut réparer ce manquement aux convenances.

–          C’était un prof de philo, il avait sans doute des principes qui vous échappent.

–          C’est bien ce que je lui reprochais.

–          C’est pour ça que vous aviez peur de lui ?

–          Oui.

–          Pourquoi l’avoir employé alors ?

–          Ça fait bien.

–          Qu’est-ce qui « fait bien », comme vous dites ?

–          La philo, en fait c’est plus compliqué. Aux abattoirs où je dirige cinq employés, trois d’entre eux étaient végétariens et je voulais les licencier pour faute professionnelle.

–          Vous rigolez,  le végétarisme n’aurait pas été considéré comme une faute professionnelle !

–          Non, bien sûr, mais j’aurais trouvé autre chose : quand on veut virer quelqu’un on trouve toujours.

–          Jolie mentalité !

–          Après debriefing, la DRH de la mairie m’a confié que la faute professionnelle était un peu compliquée et que je n’avais qu’à leur faire donner des cours de philo. Une sacrée trouvaille ! Le premier abattoir de France à avoir des cours de philo ! C’était le couronnement de ma carrière !

–          En fait je sais… Vous l’avez tué parce qu’il n’a pas fait cours en faveur de la viande ; il était lui-même végétarien…

–          Pas du tout ! Il a fait une très belle première conférence sur la viande. Ensuite, les autres interventions je m’en fichais ;  j’ai abandonné : il était question de Platon, de la mort, de l’être et de l’étant … mais ils aimaient tous ça, alors pour une question de prestige j’ai laissé courir. La philo c’est très porteur ! Voyez comme je suis bonne pâte !

–          « L’assassin était une bonne pâte », un bon titre pour le journal !

–          Ça vous amuse, hein ?

–          Non. Parlez-moi de la peur qu’il éveille en vous.

–          Il était seul.

–          Mais non, il est marié.

–          Je vous dis qu’il était seul dans la ville. Il ne voulait pas s’intégrer.

–          Normal, pétri de philo, il a besoin de méditer. On n’en veut pas au curé de lire son bréviaire au lieu d’aller dîner chez les catholiques.

–          Votre comparaison est démodée ! La philo, c’est cool, c’est moderne, rien à voir !

–          Racontez-moi concrètement comment vous l’avez tué.

–          Ben, il est monté avec moi, une fois entré il a refusé l’apéro et donc je l’ai cogné avec la bouteille que j’avais à la main. Un coup de pastis !

–          Vous êtes drôlement  irritable quand même !

–          Il était là. Et il ne voulait pas boire. Il n’avait pas le temps ! Il était sept heures du soir passées de quelques minutes. Je n’avais jamais vu ça. Tant de suffisance ! J’étais seul !

–          Avec votre femme…

–          Et donc encore plus seul.

–          Vous l’avez déjà dit… Il vous méprisait  et vous l’avez tué.

–          Non c’est pire que ça. Il rejetait tout. Il était la preuve vivante que nos efforts étaient inutiles.

–          De quels efforts parlez-vous ?

–          Nos efforts incessants pour faire société. Les repas entre nous. Les conversations sur tout et rien, la vie quoi… Il n’y a que le méchant qui soit seul. Il était le doute, il était le mal. J’avais introduit le loup dans la bergerie. Il ne devait plus vivre.

–          Pas de chance !

–          Oui, pas de chance, monsieur l’inspecteur, il est mort solitaire…

–          Non, je dis pas de chance pour vous car en fait il a survécu.

–          Salaud ! Vous le saviez et vous m’avez laissé croire que je l’avais tué !

–          Tentative d’homicide, ça fait quand même dans les… hum… dix ans facile… Vous savez ce qu’il a dit quand il est sorti de son évanouissement ?

–          Allez’ y, je m’attends à tout de la part de ce prétentieux.

–          Il a murmuré dans son réveil embrumé : « Je regrette que la philosophie ait conduit cet homme à tenter de m’assommer. Il ne le méritait pas ».

–          Il ne s’est pas fâché contre moi ?

–          Non, il a fait un mouvement conciliant de la main, c’est tout.

Alors je ne regrette rien. Il est vraiment  irrécupérable.

Retour de la visiteuse

Je me monte du col tout seul balbutiant mes rêveries sur l’horizon du bord de mer, ligne fictive posée sur la sphère terrestre, lorsque je sens une main qui touche mon épaule, sursaut, tremblement, je me retourne :

– Tout doux, tout doux mon ami ! Ton tempérament mimosa m’inciterait presque à ne plus te surprendre.

– Surtout pas, chère visiteuse, surprends-moi ! Tes surgissements impromptus m’éveillent.

Je m’en veux de ma fragilité et me bâillonne la bouche de mes deux mains. Elle a relevé son col, j’en aime les teintes fraîches, buée d’argent mêlée de brun, saison oblige ; elle articule avec précaution, un murmure, pour tempérer sa plaisanterie :

– Je ne suis là que pour toi. Comment peux-tu imaginer…

– Excuse-moi, fais-je en posant trois doigts sur son avant bras gainé de bleu, je sais bien.

– Tu rêvais d’horizon.

– Comment le sais-tu ?

– Je sais tes songes, remuements fantasques, et c’est même là où je suis le plus souvent, si bien que je me sens embarquée avec toi sur l’océan – alors que nous sommes en pleine forêt (elle rit) – et je ne peux qu’approuver ta vision du bateau dont la voile disparaît lentement derrière la rotondité de la terre : le bord de mer… unique lieu où l’on constate que notre astre est une sphère.

Le frisson de sa robe encore légère dans les nuances très jaunes se mêle au retour du vent dans les cimes. Elle flotte, la soie et tous les tissus s’allongent derrière elle sur le sol sablonneux de la chênaie ; il me vient qu’elle semble vouloir s’envoler, je tends la main vers elle pour la retenir.

– Tu sens comme la pluie nous élit ?

– Il ne pleut pas !

Elle désigne du bras droit le mauve du fond des bois ; silence, nous retenons notre souffle ; je découvre des dizaines de feuilles déclinant en pluie, en effet – sur les fougères déjà vautrées dans la nuit des troncs – cascade d’étoiles qui scintillent lorsqu’un rayon les cueille de sa main malicieuse. J’approuve de la tête, bat des cils, mystère du détachement sous l’aimant de l’attraction terrestre.

– C’était éclos il y a des mois, dit-elle, toute cette sève qui fit les feuilles se retire peu à peu et voilà l’éventail de leur chute, couleurs qui tombent en chuchotant, mille papiers de gloire discrète dans ce sous-bois désert.

– Nous sommes là !

– Disons que nous en sommes les rares spectateurs, si tu veux. L’autrefois vert et tendre, du temps qu’avril chantait s’écrase en ocre brun rouge sans que personne d’autre ne l’ai décidé que l’oscillation de la terre sur son axe.

Comme je l’interrogeais sur son retour, elle me confia qu’elle venait me surprendre pour m’encourager ; elle savait trop mon déclin, mon tassement sur le temps, en vrai fragile trop large d’esprit ; elle dit qu’elle admirait ma force cependant (ma force !), l’histoire de vivre et l’affaire  d’écrire que je cultivais au beau des décades du déclin, déclin de l’âge, de la saison, déclin social, de la raison, des rêves et des arias, et que ce n’était tout bien considéré pas si grave puisque les cascades étaient toujours remontées des saumons dans l’éblouissement de l’écume des chutes, que le déclin cachait un trop plein d’espérances que nous ne pouvions présentement débusquer, qu’il n’y avait aucune raison de croire à la mort de la mer, de la terre, que l’horizon jamais ne s’effriterait et qu’il faisait si doux de voir debout sur la plage de galets la courbe de la terre s’obscurcir sur l’endroit fictif où le ciel la rejoint, moment magique, ligne sans déclin enfin, imaginaire il est vrai mais solide comme deux pieds, un pas, rien d’autre.

Je voulais qu’elle reste encore à pépier l’espérance. Il y eut un rire métallique de merle qui partit devant et comme je me tournais vers elle pour lui confier que son propre rire ressemblait à l’appel de l’oiseau noir, je vis se froisser la robe lourde de tous les tissus du monde, arc en ciel de l’enfance en allée ; elle n’était plus. Elle reviendrait.

Resta sa voix en ma mémoire et mon pas allégé. La nuit et tous les automnes pouvaient bien procéder.