J’ai quelque peine à sortir de l’avion, un arrachement. Le Japon, la lointaine Cipango, est sous mes pieds. Passer à la douane n’est pas chose facile ; on me fait ouvrir ma valise, quantité de chocolat pour ma fille ; je dois me justifier dans un anglais de cuisine que je parle mieux cependant que mon vis-à-vis, un brave Japonais en uniforme dont la neutralité à toute épreuve me saisit ; il sourit, éprouve ma valise en tapotant le couvercle pour vérifier qu’elle n’a pas de double fond. On remet tout en vrac, je crains que le chocolat en plaque ne dégouline sur mes vêtements tant il fait chaud. Je vois un instant les amandes qui glissent sur mes cols de chemise, purs lambeaux d’un rêve qui traînent encore.
Dans le hall je me souviens des instructions de ma fille, dix fois relues, et rien ne correspond. J’aime provisoirement cette perte de repères ; aucun nom ne me parle. Les panneaux sont en caractères japonais , je découvre enfin que sous chacun d’eux on peut lire les noms des stations dans notre écriture, et soulagé, je cherche, au milieu d’une foule que je vais retrouver partout, les signes qui me « disent » quelque chose. Ils ne me disent rien, quelle épreuve superbe! Pas une once de découragement malgré la valise que je traîne. Nouveau Sherlock , le pékin fouille du regard, guette les signes, mais c’est le trop plein de signes qui m’embarrasse. Appels, cris, raclements de bagages, et cette évidence pour la plupart : ils savent où ils vont, ils font comme chez eux les bougres ! Je suis très vexé de penser que deux millions et plus d’habitants sauraient s’y repérer au premier coup d’œil. J’interroge en anglais, on me sourit, des réponses confuses puis tout à coup le nom que je cherchais , c’est au bout d’un doigt tendu par une japonaise qui s’ennuie derrière un bureau. J’emprunte l’escalier roulant. Ascension, victoire, je sais, je sais… gratitude envers moi-même, que c’est beau d’être intelligent!
Et évidemment je prends le mauvais train. Je vois bien que le train ne s’arrête pas à la station que je cherchais. En plus j’ai un changement ! J’apprendrai plus tard que je ne m’étais pas trompé, mais que j’avais malencontreusement pris un train qui ne s’arrête pas à toutes les stations ; un contrôleur, je suis sauvé… enfin… je suis perdu ! On parle, en un anglais bredouillé par lui et articulé défectueusement par moi, il sourit, imperturbable. Curieusement, avant de s’approcher de moi qui me tiens debout (il me repère tout de suite), lui en entrant dans le wagon a salué en se penchant en avant. Il s’approche, confusion, je lui montre le nom de la station que je cherche écrit en japonais par ma fille, il éclate de rire, inscrit des chiffres sur un papier, je comprends que je suis allé trop loin, que je vais débarquer trois ou quatre gares trop avant. Je ne sais pas comment je le comprends car aucune langue cohérente n’est exprimée. Ce sont des gestes, des sourires, des plans qu’il me montre, l’homme est patient. Puis tout à coup il me fait comprendre que je lui dois 680 yens (environ cinq euros)… ben oui, trop loin ça se paye ! Je paye. Il s’éloigne après m’avoir inscrit deux chiffres sur un papier : 7 et 8. Avant de quitter le wagon, l’homme en uniforme se retourne vers les passagers et penche une nouvelle fois son corps en avant pour nous saluer. Je suis au théâtre. J’ai envie d’applaudir. Le pékin devine que ça ne se fait pas, il est malin le pékin.
Une fois arrivé à la station trop lointaine, au milieu des appels en japonais et d’une foule innombrable, je ne lâche pas le petit papier du supplément que j’ai payé et où il a inscrit 7 et 8 au revers et je cherche en montant l’escalator ; j’ai pris le premier qui venait. Comme en France je me tiens à gauche et on me double par la droite. J’apprendrai plus tard que sur un escalator japonais, il faut se tenir à droite, sauf à Osaka, où l’on se tient à gauche ! Quel beau pays ! Donc je suis bien, là, avec ma valise pleine de chocolat. Arrivé en haut je m’écarte pour laisser passer les gens qui de toute façon ne bousculent personne et c’est moi qui suis chocolat. Je ne vois pas de 7 ni de 8… Je vire sur place à 360°, la tête me tourne un peu… c’est dommage car si j’avais fait attention j’aurais vu les chiffres mystérieux. Je les vois tous sauf ceux là. Je m’apaise intérieurement, je tourne dans l’autre sens comme je l’ai fait en volant dans l’avion par rapport à la rotation de la terre, mais moins vite, et là tout à coup ils sont là à deux pas au pied d’un escalator. Je me félicite. Je monte, et enfin les deux quais. Dois-je prendre le 7 ou le 8 ? Ah ah, bonne question. Je prends le premier qui vient, monte en tirant sur mon épaule qui tire la valise, et cette fois doucement, lentement, je me dis : réfléchis ! Mais ce n’est pas réfléchir qu’il faut, c’est voir. Je découvre alors à ma grande surprise sur un panneau très clair, que mon train va m’amener à la station finale où ma fille m’attend ; quel diable se cache donc derrière le visage d’un homme d’âge mur que je vois dans le reflet de la vitre du wagon ? C’est moi. Le pékin se rengorge, l’empereur du pays n’est pas plus fier.
Je descends à la station finale. Je suis un peu en avance par rapport au rendez-vous que ma fille m’a fixé. Je pose ma valise. J’attends, je respire à pleins poumons. Au Japon on n’attend jamais longtemps sans que quelqu’un ne vous regarde, surtout avec ce visage européo-américain… un japonais se tient là avec son vélo sur le trottoir qui débouche sur la station. Il est à moitié appuyé sur une barrière d’acier, une jambe engagée sur le cadre, il fume. Il me fixe sans sourire, vise ma valise, examine mon sac en bandoulière, il n’a rien d’agressif, semble même un peu endormi, tire de petites bouffées. Ma fille n’arrive pas. Je suis sûr d’être au bon endroit, je me demande seulement si j’ai le droit d’être là debout à la sortie du métro avec une valise et mon air de pékin. C’est peut-être interdit ? Et soudain, sans que j’ai rien pu anticiper, il me tend son paquet de cigarettes, j’ai envie de dire non ; j’hésite, ce sont mes première goulées d’air frais depuis 18h ou à peu près, quelle ironie! Il insiste du regard, je me ravise (je ne voudrais pas que mon premier contact avec un autochtone soit un ratage !), je prends la cigarette, il me donne du feu avec un étrange briquet rouge, j’aspire, ça tourne doucement, les volutes montent, drôle de tabac… je ne sais pas ce que c’est… c’est peut-être effectivement du tabac. Il sourit. Il est content. Nous nous regardons un moment. Puis sans prévenir, il monte sur son vélo et s’en va sans me saluer. À cet instant précis ma fille arrive ; ma cigarette ou ce qui en tient lieu est finie. Peut-être cet homme était-il là pour me faire patienter. J’ai la vague impression d’avoir été l’acteur d’une pièce de théâtre dont je n’ai pas écrit le texte. Le merveilleux visage de ma fille me fait tout oublier, on s’embrasse, le pékin est sauvé !