On peut à peine respirer, le soleil a beau luire, la neige a tout dévoré, clameurs, odeur de poudre, la gorge sèche j’aspire du bord des poumons un air glacé qui fait un bruit de forge ; me précèdent de rares volutes tant mon souffle peine à sortir ; je suis traqué par l’histoire : non, pas par l’histoire, cela voudrait dire que c’est révolu, or rien n’est achevé; je le vois bien au-delà des grilles de ce cimetière où ils ne reposent pas, où ils crient, chaque croix gémissant et il en est des milliers exposées à cette bise qui soulève les pans de ma pelisse. Jeunes gens, j’eusse aimé déposer des boutons d’or au pied de vos croix comme je le fais parfois en mai, souvenez-vous, tant d’années que je viens vers vous, vous me reconnaissez n’est-ce pas, mais en janvier il n’est plus de fleurs, je n’ai que mes pas, mes mains gantées ; un bouquet de givre? oui, j’y ai songé : avez-vous besoin d’un peu de froid supplémentaire ? Vous voyez bien.
Chaque flocon, un mort.
Je me souviens, il y a trente ans, je venais déjà sur le Chemin des Dames, en mars, seul, pour me remémorer la boue et cette déflagration qui dura plusieurs jours quand l’enfer déplaça la montagne, puis je n’ai plus eu le cœur de célébrer votre anniversaire, j’avais des enfants en bas âge auxquels je devais enseigner le respect des autres : « Et surtout tu cesses de te battre dans la cour, c’est interdit, tu m’as compris ? » Il faisait oui de la tête, me lâchait la main et se mêlait à la foule des autres petits noyés de joie.
Je m’écarte de l’encoignure du porche qui est censé me protéger de la bise, l’air agité me fait vaciller un moment, je me surprends à compter mes pas, comme il m’est souvent arrivé de vouloir dénombrer les croix : c’était histoire de vous rendre hommage à tous, mais je me trompais dans mes calculs, terreur d’oublier l’un de vous ; au fil des années j’ai renoncé ; je ne vous quitte pas, je m’éloigne là-bas vers l’ouest pour voir les champs de neige, vous ne pouvez être tout le temps en point de mire, je ne peux pas vivre comme ça, habité de vous, je dois contempler autre chose, excusez-moi.
Il panse tant que toz s’oblie, dit l’auteur de Perceval. Le chevalier a vu trois gouttes de sang dans la neige, une oie blessée par un faucon, et il s’attarde et il rêve. Je ne suis pas très loin de ce silence du héros médiéval avec cette différence qu’habillé de rouge il subit très jeune cette aventure avant d’entrer à la cour du roi Arthur ; pour moi, dans mon manteau noir fourré de peau, je la vis après avoir goûté au monde. Et puis trois gouttes de sang, qu’est-ce (d’autant que l’oie est parvenue à s’envoler) au regard des flots ininterrompus du massacre qui vit l’Europe se suicider ? Le souvenir littéraire m’amène un instant à sourire, c’est si frais, c’est si loin… décidément, aucun texte ne rendra la terreur, la présence indépassable de ces croix plantées dans la neige, et si vaines et si démocratiquement alignées. Perceval rêve appuyé sur sa lance : je l’envie, je comprends l’épreuve initiatique, je rêve avec lui de ce sang carmin écoulé en trois taches sereines.
Le cimetière une fois dépassé, mes pas me conduisent à une vision que j’avais oubliée et qui me submerge, mon corps s’immobilise, doux effet du souvenir de Perceval : là-bas, au-delà du vallon, sa sœur la cathédrale miroite sous la lumière d’hiver et toute la butte avec elle. Elle tangue, se plie, s’enlace elle-même dans ses dentelles ; elle s’expose au plateau, modeste, plus petite qu’une carte postale, ses découpes foudroyantes de clarté dessinent sur l’azur des traits qui crissent et lancent dans l’air une chanterelle de violon très haut sur le manche de l’instrument. Le plateau, horizontalité fluide, épaisse, est le contrepoint grave de cette mélodie qui l’emporte sur les heurts de la bise qui me fouette, et soudain j’entends à travers ma poitrine passer une aria perçante, amuïssement d’une plainte que l’on tait communément, sans doute celle de l’hiver qui dure… ou peut-être l’écho lointain du chant que la cathédrale lance à ceux qui dorment auprès de moi et je respire enfin librement, comprenant que les deux montagnes s’envoient des signes par dessus le vallon, disant ici ce que nous avons de pire et là-bas ce que nous avons de meilleur.