La mutation: situation de notre temps

Il m’apparaît délicat de juger de la situation de notre temps : les vieux disent forcément des bêtises. La plupart va répétant par les rues que c’était mieux avant ; rien de plus évident puisqu’alors nous étions jeunes, que notre regard sur le monde était porté à partir d’une énergie que nous n’avons plus ; les rues, les visages, le miroitement des toits, du fleuve et même les monuments anciens, tout nous apparaissait à travers le prisme de notre corps encore peu lesté des routines (qui froissent les muscles et font les regards usés). Je me souviens que la mer était jeune, le ressac toujours tranchant et le vent du large ne bousculait jamais ; il s’écrasait à nos pieds projetant quelques grains de sel, de sable, qui piquaient les mollets : on tenait bon.

Nous emportons tout avec nous (Montaigne), aucun jugement n’est exempt de relation avec le corps et ce que je dis est forcément lié à l’âge de mes artères. Ma prudente sagesse en outre, toute habile qu’elle puisse être, est débordée de partout par les eaux de l’inconscient, de ma culture, du long passé enté en moi. Les nuances perçues sont grisées des nuits mal dormies et des novembres traversés dans la stupeur.

Je m’abstiendrai d’affirmer que c’était mieux avant. La seule chose que je puis dire est que c’était différent. Radicalement.

Je me souviens du pas des chevaux, de l’absence des téléphones, de l’étrange rareté des salles de bains et des rappels de la guerre dans les ruines de la cité. Les amours étaient hantées du danger de dieu, de la culpabilité des étreintes et de la perte d’une enfance pas drôle : la peur guettait sous mes pas ; les massacres encore frais envahissaient ma cervelle encombrée de préjugés.

Ainsi avons nous à peu près vécu. Vers la fin du siècle, une modification capitale fit basculer notre âge : l’informatique s’installa largement dans nos vies, les frontières pour les marchandises tombèrent et comme jamais depuis le néolithique, une rupture de notre contrat avec le passé, la terre, les rêves et les nuits enfonça son séisme à l’intérieur de nos corps déjà murs. Le monde entier s’infiltra dans nos pays et nous nous écoulâmes dans le monde.

Avoir pris de l’âge dans ce monde coupé en deux manières de vivre nettement différentes accentue le sentiment naturel de vieillissement du corps. Rien ne ressemble à ce que j’ai connu, nous avons vécu un vertigineux décollage civilisationnel. Toutefois je me demande si je ne projette pas le changement de mon corps sur cette mutation et si je ne l’exagère pas pour donner une importance à ma petite vie. Il me semble que non et dire que tout s’en va, a moins à voir avec mon âge qu’avec une réalité têtue. Le tout est de ne pas tomber dans le défaut décrit plus haut : c’était mieux avant ! Non, décidément non. Le plus difficile pour nos chefs blanchis est d’admettre que c’est ainsi et qu’il convient de suspendre son jugement, car que savons-nous des temps à venir ?

Le monde n’est plus moderne : cela laisserait entendre qu’un lien persiste avec le monde ancien. Mon corps presque âgé se souvient cependant du moderne finissant avec une nostalgie bien tempérée dont ce style contourné est le lointain témoin. Ce couchant avait ses douceurs.

J’envoie au monde neuf mes souhaits de bienvenue : les enfants sont heureusement protégés, souvent propres et causants ; les villes ravalées pour les décennies à venir avancent leurs proues sous le ciel rayé des avions intercontinentaux et mon corps près de finir salue avec prudence les nouveaux bonheurs qui guettent dans ce présent fragile, trop frais encore pour dire ce qu’il en sera des malheurs. L’ancien monde n’était pas si cultivé que les blanchis l’affirment puisqu’il fut ramoné jusqu’à l’os par la barbarie. Pas de regrets. Et la question se pose naïve et fraîche : pourquoi tourner la page serait-il une régression ?

Les étincelles

J’ai encore à l’oreille les pas du cheval tirant vers le soir la charrette sur la rue de ce bourg calcaire, rebricolé à la hâte au beau milieu des ruines de la seconde guerre ; le véhicule porte des planches et des moellons vers des fermes attenantes qui laissent monter dans leurs murs des voix humaines auxquelles se mêlent braiments et froissements de paille, dominés par les déchirures d’un coq en panne d’inspiration cherchant avant la nuit un écho à son appel. J’entends encore les sabots de l’animal de trait sur l’asphalte blanchie par les blocs de craie contre lesquels je trébuche ; je tremble au passage de la bête aux flancs huileux et qui, quatre fois plus haute que moi, va m’écraser si je ne plaque pas mon dos au mur… Je cours, je cours. Ah, les gambettes sous une culotte courte sans forme que la mère ravaude en maugréant sous la lumière électrique lorsque l’épuisement du jour ennuagé fait place à la nuit sans étoiles. Le nez contre l’oreiller, le rythme des sabots me revient comme une palpitation brutale d’où jaillissent des étincelles ferraillantes, petits éclats vifs qui disent contre l’évidence qu’avancer en cahotant sur la bonne voie peut éveiller des notes plurielles, accords visuels réguliers qui chantent dans mon endormissement l’espérance d’un cœur qui éprouve le monde.

Ces étincelles du soir au ras de la charrette sous les pas du cheval sont ce qui me reste du temps où les rues ne tremblaient pas encore sous les pneus des transporteurs efficaces, tracteurs gorgés de diesel traînant des tonnes de betteraves, puis camions avisés presque souples qui allaient bientôt dévorer les espaces que j’avais arpenté jadis à pas lents, de retour de l’école, avec pour seule crainte le passage du cheval à la tombée du jour. Je garde ainsi précieusement dans mon sommeil l’image merveilleuse des étincelles qui craquent dans la nuit sous les pas de la bête.

Le temps du cheval de trait n’est plus et soudain le vertige me prend : le cheval était depuis la plus haute antiquité le moyen de transport privilégié. Dans ma vie j’ai vu ce monde s’effacer complètement. Restent les étincelles, origines du chant.

Laisses

Parfois je m’arrête d’écrire, je vais ici ou là, je jardine songeant à Voltaire, puis d’autres écrivains voltigent autour de ma mémoire … viennent s’y mêler anciennes musiques, antiques propos, tableaux multiples, et vivant, vivant, je donne à tous ce qui leur manquait lorsqu’ils dormaient enclos dans leurs pages compilées ou accrochés aux cimaises des salles des pas perdus où la nuit, des gardiens très techniques, les surveillent du coin de l’œil, attentifs au moindre craquement. Mon esprit au présent les nourrit de ma vie : je veille à leur chevet et je ne parle plus, même la voix intérieure cesse de me dicter ses remuements. Peut-être l’art n’est-il là que pour faire taire la voix… non, c’est plutôt pour la faire parler autrement.

Depuis ce socle assuré j’aventure mes pas et le reste, les hontes, les humiliations, les terreurs n’existent plus ou à peine – au loin certes cela miroite là-bas d’éclats de lave obscure – à deux doigts, à vingt mètres un cerisier s’ouvre si bien, tu sais j’ai appris à entendre la brise passer sur les pétales, j’ai appris à deviner les pâleurs criantes à venir qui se marieront pourtant à l’océan du ciel, j’ai tant appris. La terre a beau m’attirer à elle, je me doute que j’entendrai encore bien des années les coups de ciseaux des martinets entre les murs dégrisés du couchant et le ressac qui manque tant au moment où je pose ces mots.

J’attends beaucoup des laisses qu’on aperçoit sur les plages, ma vie en dépend puisqu’après tout c’est le lieu où l’eau et le sol se touchent, déposant comme une culture naturelle des chefs d’œuvres d’argent vif que les enfants seuls ou presque apprécient alors que les contours sont au plus précieux de Cézanne, la ligne souple de Proust fidèle, le bord de la voix Debussy. Je souris : les laisses attestent que quand la mer se retire, mon enfant, la joie d’avoir été ne disparaît pas comme un souffle, elle flotte entre deux, tu vois, comme l’écriture et autres moments hallucinés des fondations qui demeurent et nous font demeurer.