Et lorsqu’au plus noir de la saison, à la veille des neiges – l’air âcre asséchait déjà les palais – comme j’avais traîné sans le vouloir le silence à mes basques, la visiteuse s’en vint, chassant la noire décomposition où mènent tous les chemins (à quoi bon le nier), et m’emporta sur une place bitumée de frais ; je revois sa main gantée qu’elle passe sur son visage puis sur le mien en murmurant « vois ! » et détourne mes yeux de son propre regard : nous sommes au bord d’un lac, sa voix porte contre les vagues sarcastiques, elle cristallise appels d’oiseaux, craquements de branches et autres présences réelles. Il se fait une fraîche ouverture, le futur est donné à l’écho ; les sapins filtrent les ondes issues de nos larynx, renvoyant les voix à la fois idéales et réelles de nos échanges parfaits, où je dis combien je tiens à elle au plus proche du solstice, et elle souriante me renvoie à nos ferveurs desquelles naissent les attachements durables. « J’ai mille choses à faire et cent âmes encore à visiter, ajoute-t-elle en saisissant ma veste par le revers. – Attends, murmuré-je (pour que le lac ne l’entende pas), je dois te dire que je vois sous les eaux, à deux doigts de tes yeux, un autre paysage d’arbres moussus aux horizons croisés, bouleaux solides qui s’achèvent en filaments, chants dorés que le couchant blesse à peine, machines à rêver où l’immobile est un socle à partir duquel tout est possible. – C’est à peu près ça », dit-elle, et comme on le fait aux morts, elle abaisse mes paupières du bout de ses doigts gantés. Elle ajoute enfin : « L’hiver est aux rêves puisque tout est délié ». Comme elle réglait d’une main sûre les rênes des chevaux qui allaient l’entraîner, j’aperçus les premiers flocons qui mouraient minuscules sur l’asphalte inquiétante soudain. Réprimant un frisson sec, j’ouvris grand mes bras sur le vide d’un paysage que je croyais tangible et lorsque quelque part une branche morte craqua, je sus qu’elle était loin déjà ; elle reviendrait au moindre appel.
Je vois en songe sa tête qui confirme.
Mois : décembre 2010
Les méfaits du tabac (monologue)
Cette scène sert d’introduction à la pièce: “Addictions et Contradictions”.
(L’actrice entre en scène en refermant le plus silencieusement possible une porte fictive.)
Voilà ! Voilà ! Voi-laaaaa ! (Au public) Permettez… euh… attendez. Voilà ! Ouf, ça y est ! Elle est bien fermée, ouf ! Oui, euh…( Elle s’avance sur la pointe des pieds comme si elle voulait faire le moins de bruit possible). J’arrive, là, mais je ne sais pas quoi vous dire, c’était pas prévu comme ça ! Mais bon, j’ai quitté les coulisses, je n’en pouvais plus… et dans un théâtre quand on quitte les coulisses, on se retrouve où ? Je vous le demande… ben oui, sur la scène bien sûr, c’est pour ça que je suis là. Oui, faut que je vous dise, oui, elles fument toutes là-bas, dans les coulisses ! Oui, oui, je sais, c’est interdit, oh ben oui, oh ça je sais, oh je sais bien, (Elle crie presque) hélas, hélas! Attendez faut pas que je parle trop fort elles risquent de m’entendre… mais vous savez pas comment elles ont fait les furies ? Elles ont ficelé le directeur du théâtre comme un saucisson et lui ont mis un ruban adhésif sur la bouche, puis elles ont allumé leurs clopes ! Non, mais les drogués, c’est un vrai malheur, une vraie tragédie, elles feraient tout pour… (Elle tousse) Vous voyez les furies, je vous le disais, elles vont me refiler le cancer de la gorge, des poumons et des orteils… euh non les orteils, je crois pas… mais surtout c’est pour ma gorge que je crains, vous pensez, une actrice, sa gorge c’est son gagne-pain… Alors quand je les vois fumer comme ça… j’allais dire : quand je les entends fumer comme ça… eh oui c’est qu’elles toussent les malheureuses, si vous saviez… oui, donc, moi quand elles fument comme ça, j’en ai mal à la gorge, alors c’est pour ça, je me précipite sur la scène, c’est mon refuge, enfin j’ai peur pour ma gorge, mon larynx, enfin, j’ai peur pour moi tout entière et du coup, j’aime mieux être sur scène que dans les coulisses… le problème, c’est que c’était pas prévu comme ça et je ne sais pas quoi vous dire (Elle tousse)… enfin, c’est mieux d’être là à dire du mal des copines qui fument, que de risquer le cancer de la prostate… euh qu’est-ce que je raconte, le cancer de la rate… oui, j’ai oublié de vous dire, oui, parce que si on fume on risque d’attraper le cancer de tout ce que vous voulez, si, si, ils l’ont dit l’autre jour à la télé…D’ailleurs ils ont parlé aussi du tabagisme passif…Oui, le tabagisme passif, c’est pour ça que j’ai fermé la porte. Comment ? Le tabagisme passif qu’est-ce que c’est ? Ah, vaste question, vaste question ! Attendez, juste un exemple comme ça. Voilà, vous êtes dans un bistrot, assise là, toute seule, déprimée (forcément puisque vous venez d’arrêter de fumer) et vous croisez le regard d’un mec, un brun aux yeux verts, et là donc vous vous sentez envahie d’un immense bonheur… (Silence) Euh, non, là je confonds avec le coup de foudre… oui, oui, oui, excusez, c’est parce que dans une autre pièce je joue ce rôle là, le coup de foudre tout ça, alors ça vient interférer, je confonds, excusez-moi… Vous comprenez, là j’improvise hein, faut pas trop m’en vouloir. Oui… euh, j’en étais où? … Ah oui… le tabagisme passif, la vache de tabagisme passif… c’est quand vous respirez les cigarettes des autres… Oui, c’est interdit de fumer dans les lieux publics, oui, je sais, mais c’est tout récent et dieu sait combien j’ai fumé les cigarettes des autres… je n’en avais jamais sur moi ; ils disaient : tu vas arrêter de nous taxer nos clopes, toi, qu’ils me disaient… non, non, je me trompe, ça, c’était quand je fumais encore… Non, le tabagisme passif en fait, je le vois bien, je ne vais pas vous expliquer, vous savez ce que c’est… (Très vite) En gros c’est quand les autres fument, que vous fumez pas, mais que vous fumez quand même, parce que vous fumez leur fumée… C’est clair non ? (Elle reprend un débit normal) Remarquez à ce compte là, à y bien réfléchir, faudrait interdire aussi le soleil : ben oui, le soleil = le cancer de la peau. Du coup, du coup… sans le soleil, y’aurait plus de voitures qui se ruent vers le sud puisque le soleil serait interdit, ce qui fait qu’en juillet et en août, avantage collatéral, on ne respirerait plus les carburants qui font les bronchiolites des petits. Car à y bien réfléchir, les bagnoles, ça aussi c’est une forme de tabagisme, enfin c’est du diéselisme passif. Ça vous bourre les poumons de cochonneries aussi. Donc, plus de soleil, allez, on interdit le soleil…(Elle hésite)… Allez, on interdit le soleil, d’accord ? Vive la pluie ! Non, attendez, qu’est-ce que je raconte ? Attendez, je crois que je me perds un peu là, excusez-moi, j’improvise… Reprenons !
Oui, donc je préfère être là avec vous qu’avec elles dans les coulisses. Tiens, je vais vous dire un truc (Elle tousse) … c’est incroyable que je tousse comme ça, elles m’ont peut-être refilé le cancer des poumons… oui, un truc à vous dire… Voilà, en fait, comme je suis obligée de me réfugier sur la scène, en fait, vous me sauvez la vie, je vous dois la vie, heureusement que vous êtes là, oui, sans vous je n’aurais aucune raison de venir sur la scène, merci à vous… Si, si, je vous en prie, voilà merci, merci, merci, sans vous je serais morte, si, si… Ah ben si, merci ! Morte que je vous dis, enfin… peut-être pas morte quand même, non peut-être pas (Elle tousse)… Oui, parce que ça ne vient pas tout de suite, le cancer, c’est sournois, ça rampe à l’intérieur, ça peut durer des années, ça vous gratouille les branchies… non, attendez, c’est pas les branchies, c’est les bronches, voilà, oui, les bronches… les branchies c’est le truc des poissons, vous savez sur le côté le petit clapet qui s’ouvre et qui se ferme… tiens à propos de clapet qui s’ouvre et se ferme, je ferais mieux de le fermer, parce que si elles apprennent que je les ai critiquées, ça va barder pour ma fiole… Attendez, non, juste un truc avant qu’elles arrivent, vous dites rien, hein, chuuuut, vous dites rien, chuuut…
Brasil 13
12 septembre 2010
… et le dernier jour arrivant, arpentant l’allée des cocotiers aux accents sifflés contre la brise océane, à deux pas de ma chambre, j’entends o meu filho qui m’appelle (en réalité il se balance dans un hamac à deux pas de moi avec la Reine des Lieux) : « Tu n’as rien vu du Brésil. On va louer une voiture pour aller ailleurs. » Je pense dans ma vieillotte langueur petite bourgeoise que je consacrerais volontiers ce dernier jour à rassembler mes esprits, mes affaires, mes souvenirs, et comme je vais paresseusement objecter mon vieil âge et l’incuriosité (mensonge partiel !), il lève les objections d’un mot : « Mais le Brésil, enfin, c’est un pays énorme… qu’au moins une fois, tu sois sorti de ton bled ! » J’entends son propre ressentiment envers la cité aux remparts-cathédrale où je l’ai retenu à l’adolescence, lieu trop étroit pour sa saine révolte sans doute, tandis qu’une autre voix toute de raison me souffle au contraire qu’il a su faire de ce microcosme peuplé de gens simples et normés, un champ d’expériences utiles pour la vie, chaque quartier de métropole n’étant après tout que l’équivalent de la cité française où il a grandi, avec vélo, télé, vidéos, jeux et conversations où la chaleur compte davantage que le sens ; je ne parle même pas des études qui furent ce qu’elles sont toujours pour les esprits vifs : un lieu de langueur à hurler. Je repasse dans mon esprit les tempéraments de ses amis d’alors : même dans ce goulet suant la rancœur qu’est toute province, il a su dénicher une collection d’oiseaux rares, visages vifs à l’irrespect bien tempéré, personnages tous bien élus. Je songe que dès qu’il revient dans la cité cathédrale, le téléphone ne cesse de sonner … constance des amis qui, tout bien pesé, ont autant que moi besoin de sa présence. D’aimé il est devenu aimant : celui qui attire, celui qui donne à tout va. Mon esprit dispute pour savoir si le passage du participe passé au participe présent n’est pas en fait le résumé idéal d’une enfance et d’une adolescence saines et puis je ne sais pas… je crois que je suis interrompu dans mes rêveries par un départ précipité.
Nous allons chez le loueur et nous voilà partis à cahoter longtemps sur les chemins. Parfois nous avons un tronçon de route, mais l’essentiel se fait cependant sur des voies rouge ocre que le soleil écrasant fait basculer selon les ombrages laqués vert du côté de la nuit provisoire où le gris le dispute au brun sang : si la terre avait été noire comme chez nous, l’éclat du vert en eût été diminué.
J’entends en sourdine : « Dis, quand reviendras-tu ? » La voix pointue de la chanteuse ajoute à la nostalgie de ce que je considère comme un ultime voyage au pays du toujours beau. Curieusement je vois la partition, le fa mineur, le rythme lent par trois, l’âme qui se brise dans le temps où la voix fend l’air, l’aigu à peine supportable de l’enfant qu’elle fut, qu’elle remime à mort dirait-on, chaque note au bord du gouffre, chaque syllabe éclatant, buée éphémère, contre la vitre qui nous sépare d’elle et dont il ne nous reste pour viatique que la mélancolie bleue, instable, fragile, inoubliable, qui éclate soudain dans un bris sangloté, comme la sonnette du narrateur de la Recherche.
Au bout d’un long chemin, nous trébuchons sur un petit village de cahutes à l’équilibre plutôt heureux, quelques voitures, et je me souviens avoir murmuré pour moi-même : ce n’est pas possible ! Je m’attends dans cette splendeur à voir surgir Nausicaa, le sable est si tendre, si blanc qu’on croit progresser sur l’or tant le soleil blondit les plages. Je m’arrête. Aucun autre son que l’éclatement des vagues ; il y a bien au loin quelques vivants qui boivent, mais ils ont l’air d’être là pour faire vrai. Derrière nous le rideau d’arbres est accolé à des falaises de grès où le rose et le mauve s’échangent, le rose dominant là-haut mais s’effaçant avec élégance dès qu’une ombre se forme, si bien que le mauve s’étale en larges masses dès que le regard tombe. La peine est belle, on progresse au paradis et nous allons résolument jusqu’aux vagues peu farouches, les corps vont rouler longtemps sous les rayons humides, salés, et la tension du corps balancé, déposé sur le dos, légère agitation des bras pour demeurer au roulis et couler sous les ressacs, instant où l’on ne vit plus comme un homme, comme une bête plutôt, me voilà défait de mémoire, moi qui crevais de nostalgie, la conscience se suspend comme le corps au-dessus des flots, sans efforts, et même les rayons auxquels je me suis habitué tout ce temps de septembre ne me gênent qu’à peine au bord des cils mouillés. Le temps coule, passe, file et la machine humaine soudain s’en fiche ; la scène n’est pas à rire, elle est au contraire d’un sérieux modeste, austère, où le corps se dit à lui-même : je suis un être qui va et alors ? Parfois dérangé par un courant plus chaud, les reins obligent à décaler les sensations, hasards du roulis auquel on pardonne la variété tout en songeant que ce serait bien beau si cela pouvait durer et encore durer.
Il faut sortir des eaux (nous ne sommes plus des embryons) et la mémoire revient et la nostalgie qui lui fait cortège : demain, où seras-tu ? La voix de Barbara revient un court instant, un piano joue quelque part puis une voix me relaie : quelque part à des milliers de mètres au-dessus du même océan, je franchirai sans mérite l’équateur et le tropique puis la nuit courant vite, je retrouverai le froid de nos saisons. Mon corps s’extrait machinalement de l’océan et de la solitude bercée je retourne à l’état naturel du bipède, je me sèche, m’assieds à l’écart, tandis que les jeunes mariés se pressent sur la grève dorée, sans un mot. Apprendre à vivre seul, c’est emplir son esprit de présences qui ne sont pas. J’erre au hasard vers la falaise qui m’appelle et sans que je le veuille, les formes bosselées, travaillées des eaux, me semblent un temple oriental, blocs lisses, bases semblables à des pattes d’éléphant grossièrement sculptées, des visages s’esquissent lorsque le regard monte, je devine un sourire, des yeux ombrés, un nez et voilà Angkor qui m’apparaît, du Cambodge au Brésil j’élabore ce temple lourd à partir des ombres et des plaques de lumière rose, comme si l’océan s’était sculpté verticalement avec ses bosses agitées et son poids monstrueux. L’eau, la pierre, la main des hommes ; la triade de nos rêves dort là dans ce décor d’une plage parfaite dont je me dis : jamais plus je ne la verrai.
O meu filho et la Reine des Lieux me hèlent ; on repart. Traversée renouvelée de chemins mystérieux, le pauvre véhicule tressaute comme il peut, je m’accroche à la poignée arrière, contemple longtemps les nuques fines des enfants du monde qui me conduisent ; tours et détours dans une forêt crépitant à travers les vitres baissées où l’on capte partout la présence lointaine de l’océan magique.
L’autre plage est aussi belle que la première, mais les baigneurs sont si nombreux que la vie primitive en est absente. Des cabanes de pêcheurs bordent l’énorme baie où deux bateaux à voiles s’ancrent fermement sur les vagues qui contrairement à l’autre baie roulent en torrents éclatants ; je comprends que les baigneurs, souvent des surfeurs, viennent en foule jouer les équilibristes sur les crêtes des rouleaux qui enragent de s’abattre aux arrondis des plages. Nos vies sont figurées par ces hardis promeneurs qui pour un instant s’élèvent au-dessus de notre condition se laissant porter par la violence régulière des lames lointaines qui accourent à nos pieds. Ils dansent un long temps (qui leur paraît sûrement bref) sur le dos de la nature en marche, se dressent la mer aux poings, jouent les Poseidons, on croit les voir brandir le trident, et au bord du plaisir absolu les voilà catapultés dans l’effondrement blême, moussu, planche par-dessus tête : alors ivres du sel et du mythe, ils repartent vers le large, avides de retrouver le plaisir d’être un dieu sur la crête des vagues.
L’eau est si douce qu’on est étonné d’en goûter le sel que l’on recrache voluptueusement après être passés sous la douche de l’écume féroce qui nous plaque sur la grève. Je crois qu’ensuite, enveloppé de nostalgie, après avoir contemplé les amoureux, je m’endors vraiment, abandonné au rêve d’un pays où l’on a l’impression d’être un peu éternel tant la chaleur nous pétrifie la peau vaguement dorée comme le sable. Au réveil, je vois des serveurs qui portent des langoustes chaudes dans des plats blancs, la faim me prend et justement, à l’instant, o meu filho me tend une crêpe roulée. Des mercis, des sourires, je comprends qu’il a dû me secouer pour me réveiller. « Tu parlais dans ton sommeil – Et je disais quoi ? – Mon pays, mon pays ! ». Sourires. « Tu le reverras demain, ton pays », dit-il sérieusement. Je fais oui de la tête, le remercie, mords dans la crêpe en observant du coin de l’œil la Reine des Lieux qui rit en s’adressant à o meu filho. Ils sont assis là, face à face sur leurs jambes repliées sous eux, vrai portrait paysage qu’on devrait photographier ; une fois de plus l’appareil est trop loin, tant mieux, tant pis ; le vent soulève le châle bleu de la Reine qui lui fait une traîne étirée à mi hauteur. On entend tout à coup approcher un claquement régulier ; je me retourne, c’est un cavalier fonçant contre le vent, les pas du cheval accrochent des gouttes d’écume, la crinière est blanche et flotte entre les rênes tenues fermement, c’est le galop du plaisir de vivre, le rêve matérialisé des chevaliers sur fond de bateaux à l’ancre. Décidément, jusqu’au dernier jour, j’aurai eu l’image des conquistadores. Au rebours des meurtres qu’ils supposent, on goûte la paix ; la paix, ce temps étonnant de l’histoire qui arrive maintenant, que personne ne voit et que l’on sent cependant partout où je demeure ; j’ai beau savoir qu’il n’en est rien, comme je sais que la terre tourne, je pense à la paix, moi, l’enfant d’après-guerre échoué sur une plage apaisée et tranquille, civilisée ; je ne crois pas que la guerre reviendra jamais, ni ici, ni chez moi, et que nous avons une chance étonnante de traverser ainsi les décennies qui nous sont accordées, temps où nous sommes libres et ivres et où l’on peut vivre droit, presque sans ruse.
Ma vie, ta vie, mon enfant, mes enfants, demain je m’envolerai comme les condors qu’on devine là-bas au-dessus des falaises, tu me laisseras sur le tarmac, tu entoureras de ton bras les épaules de l’épousée, puis tu iras à Londres, la Reine des Lieux t’y rejoindra, et moi partout où j’irai dans ma province, j’aurai en mémoire un Brasil rutilant, neuf comme vous, mes enfants, et chaque fois qu’un nuage passera dans mon ciel, c’est-à-dire tous les jours, je lui opposerai vos sourires, votre courage et les arbres vert cru, la terre rouge, les plages aux flots émeraudes et vos bras passés autour de mon cou au moment des adieux.
Brasil 12
11 septembre 2010
Je m’éveille dans un air chaud, après une nuit prolongée jusqu’à l’intérieur du jour et j’entends déjà le sifflement du ciel déversant sa lumière coutumière contre les arbres de la cour intérieure, soulignant le silence qui s’étale dans mon crâne embrumé, mélancolique, car o meu filho n’est plus concevable seul, sa figure ferme s’éloigne un peu davantage de mes représentations familières ; il sera désormais associé dans mon silence de tous les jours à l’étonnante beauté de la Reine des Lieux et (tout en serrant le drap contre mon corps comme une peau étroite et double) jamais plus je ne le verrai seul, statue chargée de mille souvenirs, toujours reviendra avec son visage tranquille, énergique, la voix de mezzo de sa compagne dont il sera le baryton sonore et passionné. Je revois un court instant dans l’air stable du jour précédent leurs deux corps côte à côte se détachant sur un fond de lauriers roses en fleurs premières, le rouge et le vert chantent dans leurs dos et une voix reprend ce constat qui m’étonne : ils se sont mariés au printemps de septembre. Ce qui décline c’est toi, dit la voix, tu es à septembre comme le ciel vide d’hirondelles de chez toi, des fumées s’esquissent, des bleus de brume s’accrochent aux branches des bouleaux, et des peupliers gigantesques peu à peu abandonnent les splendeurs de leurs cimes secouées par les vents du septentrion encore un peu causant. Ce qui s’éveille dit encore la voix, c’est eux, il sont à la chandeleur de leurs émois débutants, les craquements que tu perçois aux feuilles rigides sont ceux du corset trop étroit dans lequel les tenait la saison dite du froid ( et qui ici sévit à peine), il y aura du rouge, il y en a déjà partout, autant de soleils, autant de sourires cymbales dirigés vers eux, en avant du temps où des explosions de désirs, des joies se déverseront sur eux avec le plus grand naturel du monde. Je les vois vivre à deux, s’émerveillant puis bientôt prenant pour naturelles leurs très longues étreintes, moment délicat où il convient de demeurer au printemps primitif, éternellement, comme le font les artistes pour qui toute œuvre qui commence est constamment première ; il faut pour cela une âme naïve et distanciée à la fois, il faut ne pas savoir, candide du corps qui vous étonne, et ne pas perdre de vue le temps qui sape les sourires, les mains qui se défont trop vite. L’amour est un travail à plein temps, une affaire de doigté léger où l’on est à la fois près de l’alter ego et loin là-bas sur l’horizon sérieux vers lequel on explore sa destinée. Il ne suffit pas de vivre avec je t’aime à la bouche (cela est bien et juste et nécessaire), il faut aussi construire des châteaux sur la ligne de crêtes, y planter alentour des brindilles un peu faibles d’abord mais que les saisons allumeront de leurs feux, pousseront de leurs pluies, jusqu’à ce qu’une haie luxuriante fasse bientôt cortège à leurs pas réglés l’un sur l’autre et le chemin ainsi agrémenté en sera d’autant allégé.
Roulant ces pensées, je me lave, les croise, les embrasse et nous voilà repartis vers le quartier misère. Ce sera un aller-retour, juste le temps aux épousés de montrer qu’ils sont toujours vivants et qu’un mariage, même sans le secours de Marie, n’est pas un enterrement. On s’esclaffe, on rit, les petits s’accrochent à moi davantage que de coutume, la mère de la Reine me dit plusieurs fois : « Familia !», on s’embrasse et j’entends bien qu’elle se moque de mes larmes de la veille. Elle m’en refait gentiment le reproche : l’émotion est un luxe de riche, et j’entends la voix de ma propre mère qui clame fièrement, niaisement : « Moi, je n’ai pas le temps de pleurer… y’a déjà assez à faire avec les fins de mois. » Lassé de ces mensonges dégrisés, je m’installe fermement sur le balcon, totalement détendu. Surgit du fond des rues crevées un homme qui tient à la main les rênes d’un âne solide tirant une charrette de bois qui cahote dans d’affreux grincements ; le chapeau cabossé cache son visage, on dirait une scène de cinéma en costume d’époque, fin XIXème ; je me souviens cependant qu’enfant j’ai aperçu des attelages de ce genre derrière lesquels les premières voitures klaxonnaient vainement ; ils transportaient du bois, des sacs, et il m’arrivait, de retour de l’école d’accrocher mes mains au plateau de l’arrière et de me laisser tirer ainsi sur quelques dizaines de mètres ; mes bras un instant suppléaient mes jambes, souvenir délicieux d’une route qui défile sous mes jambes surélevées dans le clopinement sec des sabots qui les soirs d’hiver lançaient des étincelles que je ne n’ai jamais revues. À mon grand étonnement, l’homme au chapeau entame une série de manœuvres pour venir placer le véhicule devant la maison où je me tiens. Aussitôt le père de la Reine des Lieux se précipite au dehors et ils entassent à l’intérieur de la charrette les chaises et les tables de plastique ; je fais mine de vouloir les aider, ils me font des signes de refus ; c’est une affaire d’hommes et à leurs yeux mon corps pâle d’européen faiblard n’a rien à faire dans cet exercice ; ils entassent soigneusement chaises et tables en quelques minutes sans parler, tendent des sandows par-dessus et le cocher au chapeau repart après avoir empoché quelques sous. Ces dernières images du mariage, comme celles d’un film où va s’inscrire le mot FIN, sautillent inexorablement vers des lieux dont j’ignore tout, et je suis longtemps du regard les oreilles de l’animal de trait qui s’agitent dans l’air chaud au rythme de ses pas étouffés par le grincement des roues, l’attelage tourne brusquement dans une rue sans joie, je n’ai plus aux tympans qu’un faible raclement et sous mes yeux la poussière retombe en murmure étouffé. Silence, puis la voix d’o meu filho : « On va à la plage… le programme est : repos ; on ne l’a pas volé ! ». Rires. Retour dans un bus cahoteux puis descente vers la plage où l’on mange une spécialité de crêpes roulées je crois, emplie de viandes et de légumes que l’on fait cuire dans une huile qui me semble douteuse. Toutes mes réserves d’hygiéniste occidental sont balayées à la première bouchée, car je me souviens d’avoir vu flotter des myriades d’éclats de soleil, j’ai vu le roulement léché des vagues, et j’ai senti aux lèvres, au palais, un picotement de piment rafraichi de tomates somptueuses. Je me vois les pieds dans le sable, debout, dégustant par les deux bouts cette merveille dont o meu filho m’affirme qu’on n’en trouve que dans cette région et que tout le monde en mange. Je dis en souriant : « C’est en quelque sorte leur pot au feu ! – Si tu veux ! » dit-il en mordant à pleines dents les tomates et la viande.
Lorsque le soleil a disparu nous traînons sur la plage déserte : à la clarté des lumières adjacentes de la ville en surplomb, on distingue des lambeaux d’écume qui s’abattent jusqu’à nos pieds. Je tente un moment de lire les étoiles, comme je le fais chez moi sans y penser, mais le livre bleu noir du ciel me demeure hermétique ; que n’ai-je emporté une carte du ciel ! Mais je n’ai pas emporté non plus de carte des terres, ni aucun guide du Brésil… je goûte alors pleinement ces inconnues – sans oublier la langue -, je me suis perdu, je l’ai voulu ainsi et ne regrette rien. Le délice de flotter ne me quitte pas ; qui suis-je ? , est une question si pure, à quoi bon la masquer de savoirs qui ne reviennent qu’à nommer ?
Enroulée dans un immense châle bleu que la nuit assombrit, la Reine des Lieux serre contre elle une ombre plus grande qui la protège du léger froid naissant et qui avance à son rythme : inclinée comme un arbre salvateur, l’ombre humaine lui murmure à l’oreille des confidences heureuses que l’océan recouvre de son fracas profane.