Une visite

Elle ramena sa robe bleue sur le devant d’un geste rapide du bras.
– À qui ai-je l’honneur ?
– La visiteuse.
– Ah, très bien, dis-je en écartant la porte de la maison qui racla sur le pavement gris.
Désagréable. Je songeai qu’il faudrait un jour glisser des rondelles à l’intérieur des gonds afin de surélever l’ensemble.
– Prenez donc la peine d’entrer !
– Oh, dit-elle, je ne fais que passer… et comme je demeurais contre la porte elle franchit le seuil et effleura mon bras.
– Je ne peux pas rester, mais il faut que je vous dise…
– J’ai fait quelque chose de mal ? demandai-je en avançant sur ses talons.
– Ah, mais rien du tout !
Il me sembla qu’elle étouffait un rire. Elle s’approcha du feu déclinant.
– Vous vivez mal, c’est tout…
Elle fit demi-tour et le tissu épais de sa robe fit trembler un vaste volume d’air ; j’entendis tinter la cuiller dans le bol de thé que je venais de poser sur la table.
– Vous vivez mal, reprit-elle en arpentant la salle à manger cuisine.
Elle semblait vouloir mesurer l’espace de ses pas insistants. Je m’installai sur la chauffeuse les mains jointes en éventail.
– Vous ne voulez pas vous asseoir ? J’ai là un excellent thé de Ceylan et…
– Non, non… je passe, je passe…
– Vous disiez ?
– Vous vivez mal… Trois fois !
– Trois fois ?
– Cela fait trois fois que je vous le dis.
– Oui, oui, je vis mal.
– Voilà, voilà, c’est tout.
Elle marchait toujours de long en large, s’arrêtant parfois pour redresser un cadre ou passer sa main sur les étagères poussiéreuses où les livres, le dos tourné au monde, dormaient debout. Je me souvenais bien de quelques peccadilles :
– Il y a prescription, tout de même, murmurai-je.
– Qui vous parle d’une faute ?
– J’imagine…
– Vous imaginez, vous imaginez ! Ah, imaginer, c’est sûr, vous le faites très bien !
Elle haussa les épaules, ralentit le pas puis se planta face à moi, une statue. Visage impeccable, nez droit, yeux indéfinissables, main droite levée ; ses cheveux bouclés partaient sous un voile bleu, divisés selon une raie qui agrémentait doucement le haut du front. Elle sourit.
– Tu devrais vivre.
– Vivre ?
– Eh bien oui, au lieu de regretter les instants et de compter les jours à l’aide de textes abscons !
– Des textes abscons ?
– Oui, enfin, bref, peu importe, écris si tu veux, mais cesse de parler du temps passé. Le temps c’est moi, et je passe, donc inutile d’en rajouter.
– Mais, fis-je encouragé par son tutoiement, je fais ce que je veux, je suis libre.
– Libre, libre… Ne perds pas ton temps avec ça, puisque la loi, c’est moi. Laisse faire. Ne regrette rien. Occupe-toi de l’instant.
– Il n’y a rien d’autre ?
– Non, rien d’autre que l’instant présent. Mais j’en ai déjà trop dit.
Je me levai précipitamment pour l’empêcher de partir. Pour une fois que je la tenais, elle allait tout me dire. Je me lançai :
– Qui es-tu ?
– Ne t’occupe pas de ça.
Elle se retourna.
– Excuse ma vivacité, je suis pressée… le temps, le lieu… Tu comprends ?
Je fis oui de la tête. Elle avança dans le couloir, posa sa main sur la poignée et dans le raclement de la porte, murmura :
– Euh, pour les textes… euh… continue.
Je lus dans son superbe regard qui soudain me parut gris une approbation heureuse. Elle effleura ma joue du bout des doigts puis elle disparut sur la place, je la vis avancer dans les rues poussée par le temps, son ample robe dansait, bleue puis blanche, un nuage.