Scène 3
- (Catherine, Blandine, Véronique et Emmanuelle sont assises dans la salle d’attente d’une radiologue. Armande survient dans le cours de la conversation.)
- Véronique
- C’est la cousine à mon beau-frère, qu’elle habite, euh…, d’où qu’c’est qu’c’est que, euh, d’où qu’c’est que’c’est qu’elle habite déjà ?
- Blandine
- « Où est-ce qu’elle habite ? »
- Véronique
- Qu’est-ce tu dis Blandine ?
- Blandine
- On ne dit pas d’où qu’c’est qu’c’est, on dit où est-ce que…
- Véronique
- Oui, oh, c’est du pareil la même chose. Donc je te disais, la cousine à mon beau-frère…
- Blandine
- « De », de mon beau-frère !
- Véronique
- Ah, mais si tu m’interromperais pas tout le temps je pourrais te raconter nom de d’là, mais y’a pas moyen de moyenner avec toi ; j’te jure tailler une bavette avec toi c’est pas d’la tarte ! La vache ! En plus t’as toujours été du pareil au même à me corriger quoi t’est-ce que je dis ! Une vraie instit qu’on a à l’école, comme si quand on serait encore des gamines !
- Blandine
- Normal, c’est mon métier !
- Véronique
- Oui, ben ras l’bol, ton métier tu peux te le mettre où je pense, j’te jure !
- Blandine
- Oh, Véronique, arrête… je t’en prie, c’est déjà assez pénible comme ça…
- Véronique
- Quoi t’est-ce qu’est pénible ?
- Blandine
- Cette attente, là !
- Véronique
- T’as la trouille ?
- Blandine
- Bien sûr !
- Véronique
- Ben, y’a pas de quoi avoir les foies ! Tu sors tes seins comme les vaches leurs mamelles au salon de l’agriculture et puis voilà…
- Blandine
- Oh, je t’en prie Véronique, non, pas ça ! Mais quelle idée j’ai eue de t’emmener avec moi ! Tu me fais honte !
- Catherine
- Rassurez-vous madame, j’ai au moins aussi peur que vous.
- Véronique
- Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je te disais !
- Blandine
- Mais madame…
- Catherine
- Appelez-moi Catherine !
- Blandine
- Merci Catherine ! Enfin, Véronique, tu n’as pas entendu, Catherine a eu l’élégance de me dire qu’elle avait peur comme moi ! Tu vois, y’a pas que moi qui redoute cet examen !
- Véronique
- Oui, ben moi, les examens, à l’école, j’en ai jamais réussi aucun. Mais l’examen des seins, toujours, à chaque fois je les ai réussis !
- Blandine
- Oui, toi, tu t’en fiches, c’est pas la première fois !
- Véronique
- Oui, j’y suis déjà été ! Tiens, la première fois c’est quand que la cousine à mon beau-frère, elle a eu un tique qu’on lui a retiré avec une grande aiguille comme ça ! (Elle fait un geste des deux mains)… Comme ça… qu’elle m’a raconté la cousine à mon beau-frère…
- Blandine
- Elle a eu quoi ?
- Véronique
- Un tique ou un tisque, je sais plus…
- Catherine
- Vous voulez dire un kyste sans doute !
- Véronique
- Oui, oh, c’est du pareil la même chose !
- Catherine
- On dit que c’est extrêmement douloureux.
- Blandine
- Rien que l’idée qu’on m’enfonce une aiguille dans le sein, j’en frémis d’horreur !
- Véronique
- Oui, ben , la cousine à mon beau-frère elle a dit non, que ça faisait pas mal, mais alors pas du tout mal, qu’elle a dit la cousine à mon beau-frère !
- Catherine
- Tout dépend des sensibilités, sans doute, et vous madame, pourquoi avez-vous peur ?
- Blandine
- Appelez-moi Blandine…
- Catherine
- D’accord Blandine !
- Blandine
- Pourquoi j’ai peur ? Je ne sais pas, Catherine, je ne sais pas !
- Catherine
- Moi non plus, je ne sais pas, je dois vous l’avouer.
- Blandine
- L’idée qu’on me palpe les seins, vous savez…
- Catherine
- Moi, c’est la radiographie ; je trouve ça, comment dire ? Comme une intrusion quoi, je ne sais pas ; les images après, tout ça, ça me dégoûte un peu… Je… comment dire ? J’ai peur du résultat et surtout je ne me reconnais pas ! (Riant) Je sais bien que ça n’est pas comme une vraie photo, mais tout de même !
- Blandine
- Vous voulez dire que c’est obscène, quelque chose comme ça !
- Catherine
- Oui, c’est ça !
- Blandine
- Je vois, je vois.
- Catherine
- Merci ! Oui, tout à fait ça, c’est le mot, c’est obscène. Et vous, vous avez peur de la palpation ; euh, je trouve ça un peu limite aussi.
- Blandine
- Atroce, j’en frémis d’avance !
- Emmanuelle
- Je me permets de m’immiscer dans votre conversation… mon nom est Emmanuelle !
- Blandine
- Bonjour Emmanuelle !
- Emmanuelle
- Bonjour, excusez-moi, Blandine… vous n’avez rien à redouter… et vous non plus Catherine !
- Catherine
- Dites-nous, nous ne demandons qu’à être rassurées!
- Emmanuelle
- (Désignant Véronique) C’est comme madame l’a dit.
- Véronique
- Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je t’avais dit avant qu’on vient, que c’était pas la peine d’en faire un camembert de chez Maroilles !
- Emmanuelle
- Oui, enfin, je m’exprimerais un peu différemment de Véronique, mais je dois vous dire que je viens ici tous les ans et que, mon dieu… Je vais peut-être vous étonner… mais c’est un vrai plaisir !
- Blandine
- Un plaisir ? !
- Catherine
- Un plaisir ?!
- Emmanuelle
- Vous n’êtes jamais venues, vous ne pouvez pas savoir, cela va de soi !
- Catherine
- Mais savoir quoi mon dieu ?
- Emmanuelle
- Comment vous expliquer ? Elle a les yeux bleu vert, presque gris dans la semi- obscurité de la pièce, regard qu’elle rehausse d’un soupçon de mascara et la paume de ses mains est si chaude que…
- Blandine
- Excusez-moi, mais de qui parlez-vous ?
- Emmanuelle
- Mais de la radiologue bien sûr ! Celle qui fait les radiographies et l’examen des seins !
- Catherine
- C’est bien de nous parler de ses yeux et de ses mains, mais l’examen en lui- même, ça fait mal ? !
- Emmanuelle
- Permettez-moi avant de répondre à votre question d’insister sur sa coiffure d’un brun roux superbement accordé à ses pupilles mobiles qui vous fixent avec franchise, sans parler de sa voix douce, un murmure de ruisseau à la fois ferme et sautillant comme un rire constamment réprimé. Sa seule présence de fée, de magicienne, trônant debout au milieu de ces machines sophistiquées et qui pourraient sembler réfrigérantes vous donne une confiance totale, ce n’est pas une doctoresse seulement, non, c’est une reine, et se faire examiner les seins par cet ange incarné dans sa blouse blanche est un plaisir auquel rien ne saurait se comparer !
- Véronique
- La vache, comment qu’elle cause l’Emmanuelle, je sais pas de qui elle parle mais j’aimerais bien lui serrer la main à c’te docteur dont à propos qu’elle cause !
- Blandine
- Mais triple buse, elle nous parle de celle qui doit nous examiner !
- Véronique
- Ah ben alors, on parle pas de la pareille au même ! Tout ce qu’elle vient de dire, c’est balivernes et compagnie, nom de d’là ! Comment vous dire ? Elle a la taille d’une génisse de huit mois, des yeux de chèvre et une blouse blanche que j’en voudrais pas pour traire mes vaches, c’est pas une blouse qu’elle a, c’est un sac de farine !
- Catherine
- Bon, enfin, bref, cela n’a rien d’une corvée, hein, c’est ça, malgré ce qu’en dit Véronique ?
- Emmanuelle
- Tout à fait, chère amie. C’est un délice, un vous verrez, je ne vous en dis pas davantage !
- Armande
- (Elle sort de la salle d’examen et rentre dans la salle d’attente) Zut, zut, zut ! J’ai oublié mon soutif ! Vache de vache ! (Elle parle à Emmanuelle qui vient de se lever et se précipite dans le cabinet de la radiologue) Vous, attendez-là, je dois aller rechercher mon machin là…
- La doctoresse
- (Une voix depuis les coulisses) Madame Béjart, votre soutien-gorge !
- Armande
- Oui, ça va, ça va, je sais, j’arrive ! Filez-moi mon soutif ! (Une main passe le soutien gorge des coulisses vers la scène.).. Merci !
- Catherine
- Mais c’est Armande ! Bonjour, comment tu vas ?
- Armande
- Bonjour… pas bien, mais alors pas bien du tout !
- Catherine
- On t’a détecté quelque chose ?
- Armande
- Oh non, c’est pas ça mais j’avais tellement les boules que ça m’a fait un de ces mal, la vache !
- Catherine
- Enfin, Armande, si t’as rien, t’as rien, et c’est tant mieux !
- Armande
- Ouais, je sais… je sais, mais regarde-moi ça ! (Elle brandit le soutien- gorge)J’oublie tout, je suis dans un de ces états, si tu savais…
- Véronique
- C’est pas grave ça, d’oublier son soutif, y’a plein de jours où je le mets pas et je m’en fous ! C’est pas si important ma bonne dame, et si même que vous voulez le remettre là devant nous avant de sortir, ça gêne personne, hein ma Blandine ?
- Blandine
- Oui, non, bien sûr, tu as raison !
- Emmanuelle
- (Elle est debout, sur le point de rentrer dans le cabinet de la radiologue, donc de sortir de scène, mais elle suit la conversation…) Il me semble cependant que ce lieu public convient bien peu à cette délicate opération, excusez-moi… une certaine décence naturelle m’oblige de plus à vous dire que là, debout, le soutien gorge à la main, vous n’êtes pas d’une élégance folle !
- Véronique
- Mais laissez-la donc faire ce qu’elle veut, à c’te pauv’ femme ! (Armande hausse les épaules et met son soutien gorge dans son sac).
- Armande
- Pffff! Moi, dans une autre vie, j’aurais le choix, je préfèrerais être un mec… toutes ces histoires de seins et de soutien gorge… ça me gonfle, ça me gonfle !
- Blandine
- Oh, ne dites pas ça, je vous prie, c’est si beau d’allaiter des enfants !
- Armande
- Ah, parlons’en d’allaiter des enfants ! Ça vous fait des seins en poire, une horreur, d’ailleurs moi, j’ai refusé d’allaiter pour mon Kevin. Madame Béjart qu’elles me disaient les sage-femmes, y’a rien de plus beau, elles disaient même un truc du genre: allaiter, c’est l’école des femmes… l’école des femmes, tu te rends compte, non mais n’importe quoi !
- Catherine
- Mais c’est vrai Armande, je te jure, tu as raté quelque chose !
- Armande
- Je m’en fous ! Je ne veux même pas en entendre parler !
- Emmanuelle
- Je vous avoue que je m’interroge également sur le bien fondé de votre réticence à donner le sein, car enfin cette osmose délicieuse jamais au grand jamais, en notre brève existence, nous ne la revivrons avec cette intensité troublante !
- Armande
- Oh, vous, la précieuse ridicule, ça suffit hein ! Arrêtez vos effets de manche et allez plutôt vous faire tripoter les mamelles par cette folle de radiologue qui a dû trouver son diplôme dans une pochette surprise ! (La radiologue appelle : « Madame Emmanuelle Arsan! »)
- Emmanuelle
- (Gifle Armande) Vipère ! Vous n’avez pas l’avez pas volé! (Elle sort, et rentre ainsi dans le cabinet de la radiologue).
- Armande
- (Elle se frotte la joue) Aïe, aïe, aïe !Ben qu’est-ce qu’il lui prend à cette dingue ?!
- Catherine
- J’ai cru comprendre qu’elle était amoureuse de la radiologue !
- Armande
- La vache, elle m’a fait mal ta copine…
- Catherine
- Ce n’est pas ma copine, on s’est rencontrées ici, à l’instant !
- Armande
- Décidément, c’est pas mon jour. J’aurais mieux fait de rester au lit.
- Catherine
- Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, après tout t’as rien aux seins, de quoi te plains- tu ?
- Armande
- Oh, là, je ne sais pas si je dois, tu es là avec des amies et…
- Blandine
- Nous nous sommes rencontrées ici par hasard comme Catherine vient de vous le dire. Si vous avez une difficulté, et si cela vous fait du bien d’en parler, confiez-nous ce que vous avez sur le cœur.
- Armande
- Je vous remercie mille fois. Cela fait tellement mal. C’est mon mari.
- Catherine
- Jean-Baptiste ?
- Armande
- Oui !
- Catherine
- Il dirige toujours le théâtre ?
- Armande
- Hélas, oui, quand je pense que c’est moi qui l’ai fondé ce théâtre et que je l’ai fait venir parce que j’en étais folle de ce type… et voilà…
- Catherine
- Et voilà qu’il en a trouvé une plus jeune, bien sûr…
- Armande
- Tu étais au courant et tu ne m’as rien dit ?
- Catherine
- Mais non ! Bien sûr que non ! Mais à nos âges quand on a des problèmes avec son mari, on sait bien ce que ça veut dire.
- Blandine
- Je m’excuse de partager vos confidences.
- Armande
- Oh, y’a pas de mal. Ça me fait du bien d’en parler, et puis, on en est toutes là.
- Blandine
- Oui, je fais une radio de contrôle avant de faire refaire les seins. Je voudrais tellement continuer à plaire à mon Ludovic.
- Armande
- Permettez-moi de vous le dire crûment : vous perdez votre temps et votre argent. (Elle marque une pause pour prendre son souffle) Une femme meurt de son vivant.
- Catherine
- Ah non, Armande, non ! Il faut se battre, lutter !
- Véronique
- Et pis, si y veut fout’ le camp, y’a qu’à l’fout’ dehors ! Moi, c’est quoi t’est-ce que j’ai fait avec mon bonhomme. Vlan ! À la porte ! J’ai gardé les vaches et tout le pré de derrière ; le reste avec ses bagnoles, il a tout conservé et c’est tant mieux. Chacun pour moi.
- Blandine
- Chacun pour soi, plutôt… chacun pour soi.
- Véronique
- Oui, bof, pour moi, pour soi, c’est du pareil la même chose !
- Catherine
- Ah si toutes les femmes du monde pouvaient se donner la main !
- Armande
- Merci de m’écouter en tout cas, ça fait drôlement du bien…
- (Elles entourent Armande comme pour la protéger et lui déposent tour à tour un baiser sur les cheveux. Des mots peuvent être dits : « Ce n’est pas si grave, tu vas être tranquille maintenant, il ne faut pas t’en faire, la vie est belle, elle continue… »)