C’est avec une certaine solennité que nous empruntons le chemin qui mène au château d’Osaka. Le pas est lent. Je m’arrête de temps à autre pour deviner le monument. Je me dis que j’aurais pu l’apercevoir de l’avion sous le soleil couchant ; après 20 heures de voyage, il m’a échappé. Je ne le vois toujours pas : quelque chose m’inquiète, et je songe que c’est mon premier monument, que c’est normal, un touriste se demande toujours si cela en valait la peine, si la confrontation ne va pas être trop vive, si tout va bien se passer, premier rendez-vous d’amour en quelque sorte. J’ai entendu dire tant de choses contradictoires sur le Japon, les clichés m’ont abreuvé (ce qu’on donne en pâture pour éviter le voyage est encore plus bavard que ce qu’en disent les agences pour inciter à la visite !) et je me demande si la rencontre va correspondre à la musique prévue ; mes pensées virent de bord : j’espère que cela va me déconcerter, je voudrais tellement que ce ne soit pas ce que j’attends… oh le rôle inepte des idées toutes faites, les Japonais sont ceci, les autres sont cela, et rien ne va jamais! Cela dépend tellement de l’humeur, de l’âge, de la fatigue. Il faudrait faire l’éloge du tourisme, comme j’ai écrit un jour un éloge du supermarché ; le tourisme bizarrement décrié… comme on se plaint de la richesse sans doute.
Une sonnerie intérieure m’avertit que la légère angoisse qui me prend a à voir avec l’enfance ; c’est pourtant quelque chose d’autre qui me vient (quand l’enfant frappe à la porte, l’adulte se lance dans les généralisations) : monter au château est le pas ancestral dans toutes les régions du monde, à toutes les époques… et Kafka vient faire son énorme remuement intérieur, le pas hésite ; et s’il n’y avait pas de château ? Si ce n’était qu’un « château en l’air » (Luftschloss en allemand désigne l’imaginaire, le château en Espagne) ? Le pouvoir existe-t-il ? A-t-il jamais existé ? N’est-ce pas de plus l’image même de la fiction romanesque ? Le château existe (roman) mais il n’existe pas (fiction) : et toute la ruse de Kafka est de nous faire croire qu’il existe (tâche du romancier), alors qu’on apprend dans le récit fictif que le château est inatteignable, introuvable… peut-être existe-t-il cependant. Voilà bien tout le mystère de l’ascension. La sonnerie revient, cette fois je vais vers l’enfance pour y voir clair : mon pas est hésitant car je redoute de trouver comme dans la petite ville de mes jeunes années un lieu qu’on appelait le château et qui n’était qu’un entassement de pierres moussues encombré d’arbres. Le château n’était plus ; bombardé par trois guerres ; ce qui dans mon esprit d’alors signifiait qu’il n’y avait pas de père, pas de dieu, pas de pouvoir, c’était vraiment un château en l’air, très proche de celui de Kafka. Il existait, mais il n’existait pas.
Pour chasser ce pincement fatal, je me rappelle que je suis père ; ma fille à mes côtés tient à moi, je crois qu’elle devine mes pensées car soudain elle me prend le bras en montant comme si j’étais un vieil homme… ce que je suis. Elle me soutient moins que je ne la tiens, ce qui me rassure, elle a encore besoin de moi, de son père, de mon pas, du château qui est la maison où elle vécut si longtemps, car pour elle petite, la maison était une énorme splendeur irremplaçable, un palais de princesse, mieux encore qu’un château. Nos deux pas sont pour elle un souvenir rythmé. Combien de fois avons-nous marché vers la maison château pour « rentrer », pour la protéger du monde extérieur ? Notre montée à mille lieues de la maison d’antan se charge d’une musique reconnaissante : le soleil donne à plein, les ombres nous précèdent, la sienne si légère, la mienne un peu sombre, au milieu d’arbres magnifiquement couronnés, pins du Japon dont chaque bouquet semble une bougie posée sur une collerette pailletée que le ciel plus bleu découpe en aiguilles rigides. Le vent du Pacifique balaie notre avance comme un rappel, étrange andante où je joue la basse continue tandis que la voix de ma fille s’élève soudain rieuse, éclatante, sous forme de question :
– Sais-tu pourquoi cette femme a une poussette ?
Un homme se tient à ses côtés avec un petit chien dans les bras ; pas d’enfant. Où est passé l’enfant ? Où est celui qui devrait être là le pouce dans la bouche, bavoir sur le devant ? Je m’arrête, cherche en vain, m’imagine que les touristes à nos côtés sont des proches parents qui cachent de leurs corps l’enfant de la poussette. Mais non. Pas d’enfant. Que fait cette femme avec sa poussette vide sur laquelle elle se penche dans la montée avec une belle obstination ? Ma fille sourit ; elle ne se moque pas mais réserve sa réponse. L’enfant les attend en haut ? J’imagine le petit ou la petite dévalant du château après une escapade pour se réfugier dans les jambes des parents : sourires, on s’étreint, mais où étais-tu donc passé ? Reproches, bouderies. Rien de tout cela ! Ma guide m’explique en riant que le landau est pour le petit chien que l’homme porte provisoirement dans les bras ; tout à l’heure il le déposera, elle le poussera, image désolante qui me rappelle un propos de César rapporté par Plutarque reprochant aux matrones romaines de promener des petits singes sur leurs épaules plutôt que de bercer des enfants.
Au détour du chemin, entre deux lions menaçants, je ralentis encore le pas, j’entends une foule comme un océan que le vent redouble malgré le ciel impeccable, les bras courts d’érables aux petites feuilles s’agitent comme des doigts, c’est vif, pertinent, une alerte magique court sur les cimes et les pins lanternes aux rares épines secouent leurs bouquets gris bleu ramassés dans les ramures ; j’ose lever le regard et la splendeur jaillit là-bas sous l’or patient des angles, château de trois étages d’un violet insolent sur les toits recourbés : les toits, la fameuse forme d’orient, le toit, cette virgule latérale qui remonte quatre fois pour le plaisir du creux qu’elle forme en amont : que dire de cette courbe sensuelle se prélassant dans un arrondi savant ? Pourquoi pas la pente oblique de chez nous ? Sur trois niveaux, trois bonjours, trois sourires, inoubliables toits recourbés dansant sur les cimes des arbres bas qui nous séparent de la demeure richissime ; ce sont des jupes amidonnées exposées à la brise océanique qui ne cesse de souffler. Le château et ses jupons joyeux soulignés d’or ; « Impossible de pénétrer, trop de monde, dit mon guide… allons voir le temple ! »
Nous foulons une manière de sable tassé, la semelle passe sur des milliers de pas, exacte nécessité de l’appui pour la plante des pieds ; je sens que si je m’arrêtais j’éprouverais l’allègement du corps, instant rare où l’on est équilibré, droit, poumons au plus large et l’esprit au repos…. Pas encore le moment ! Quelques pas encore et j’entends l’eau ruisseler près de moi : les croyants saisissent une petit casserole au long manche, se versent l’eau de la fontaine sur l’avant-bras gauche, puis sur le droit, reposent le récipient à l’envers sur la grille de la margelle, s’avancent vers le temple, s’inclinent, frappent deux fois dans les mains (pour appeler l’esprit…), forment un vœu en silence, frappent une fois dans les mains, s’inclinent, s’éloignent. Je décide d’en faire autant, ne serait-ce que pour voir bien en face le mystère de cette sorte de tabernacle ; j’espère qu’au moment du vœu une illumination me viendra. Ceux qui me suivent esquissent un sourire : que vient faire cet étranger ? (Peu habitué aux visages d’orient, je projette sans doute un sourire que j’invente sur l’instant. Parano ? Pas seulement : l’occidental rirait bien de me voir obéir à ce rituel…) Très sérieux, je me purifie les mains, puis je claque deux fois dans mes mains pour faire venir l’esprit ; il ne vient pas. Un doute me saisit à l’instant du vœu. Quel embarras, rien ne vient ! Je fixe le centre de ce qui semble un autel, toujours rien, seulement un vers sibyllin : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi » puis troublé je m’éloigne en oubliant de frapper une fois dans les mains pour ponctuer le rite et je pense que mon vœu, qui n’en fut pas un, ne risque pas de se réaliser.
J’admire de loin en reculant la petite pagode à la fontaine murmurante : que vient-on chercher dans ce rituel ? Un peu d’espoir ? Le modeste bâtiment de bois se plie sous les érables crus ; j’entends la mer dans le feuillage bousculé par le vent et je m’égare dans mes rêveries : un athée véritable se mesure au respect qu’il observe devant les rituels. Aucun soupçon de critique ne l’effleure, j’aime qu’ils y croient ; le mécréant que je suis n’éprouve aucune supériorité ni aucune envie. Je suis différent, c’est tout. Du fond de ce calme nouvellement conquis (c’était bien la peine) me monte une colère contre ceux qui se moquent des rituels : aux croyants cela fait du bien, non ? Lorsque la République laïque offrira autant d’espérance contre la faucheuse, on pourra ricaner ; ce n’est pas demain la veille. Une religion se respecte comme on le fait d’un visage, d’un bonjour, d’une voix, d’une nuit où l’on se murmure des secrets.
Le temple danse dans ma mémoire : il ne témoigne pas d’un dieu unique, ce sont des divinités qui sont espérance ou reconnaissance des ancêtres et on se choisit celle qui convient, peu importe. Contrairement à nos églises on n’entre pas dans le temple, il n’y a rien à voir. C’est un abri sacré : on y vient au présent pour garantir le futur ou honorer le passé. Le temple est le temps. À gauche de l’entrée, des centaines de messages gravés sur des plaquettes de bois suspendues, d’autres notés sur des papiers qu’on noue autour des fils, témoignent comme chez nous dans les chapelles des saints de la foi dans l’écriture. Autant de SMS pour l’au-delà. Chez nous les vœux sont gribouillés en catimini sur les murs des chapelles (« Sainte Thérèse faites que ça marche avec Jessica ») ; ici ils sont au centre de la religion, émouvante douceur scripturaire, où les mots et les vies se nouent en souhaits, en regrets peut-être (« Je l’aimerai toujours », « Que l’on protège sa mémoire »)… tous ces mots levés vers le vide pour tenter de le conjurer. On dirait un projet d’écrivain.