Le soir, rencontre entre exilés où l’anglais est le véhicule obligé : Canadiens, Australiens, Écossais, Américains et même une Libanaise. Leur migration compliquée les fait resplendir de jeunesse ; je les écoute ; l’un d’eux ravi de la différence d’âge me prend à part, tisse les louanges de ma fille ; dans ce milieu particulier où elle a sa place d’exilée farouche, il me vante son courage et je sens qu’à travers elle il se peint aussi un peu pour se rehausser auprès de moi. On boit du cognac mêlé de glaçons avec un naturel que je me garde bien de contrarier. Plus loin des Japonais me font des signes derrière leur narguilé et soudain il me revient que le tabac chez nous est interdit dans les lieux publics, je l’avais oublié ; dans ce petit café c’est la France d’autrefois qui remonte, insouciante de ses poumons, loin des préjugés sanitaires qu’aujourd’hui nous entretenons en notre étrange frilosité. Eux, ici, s’en fichent, brûlent leurs jeunes ans sans y penser, ils ont risqué leur existence au feu du grand voyage qui les fait vivre dans cet orient dont ils rêvèrent adolescents, gorgés de jeux vidéo et de mangas. Ils sont venus pour prolonger leurs rêves et se donnent mutuellement raison ; mon interlocuteur a même fait fortune dans les jeux vidéos et s’en excuse au vif de la conversation ; je le rassure, l’approuve, l’encourage et l’on reboit du cognac noyé.
C’est doux, on entend même du japonais : presque étrange. La pièce est surpeuplée, minuscule, hantée d’un bar énorme et de tables basses entourées de divans souples où l’on rêve d’une psychanalyse tant la régression y est à l’honneur, comme si la ville brillante, parcourue de millions de pas ne bruissait pas au seuil de ce cocon rassurant où il fait bon rire entre soi, loin du pays.
Je ne leur parlerai pas de l’autre exil extrême, celui qui – intérieur – fait voir le monde de côté, de biais et rejette le rêveur sur les marges ; à la fois glorieux et tragique, il finirait par jeter de l’ombre sur leurs évidences souples et douces à leur esprit de wanderer. C’est pourtant cet exil qui redouble la joie que j’éprouve à les voir si loin et me fait partager comme à travers un filtre (l’anglais joue à plein cet effet) leur plaisir non feint d’évoquer et de reprendre l’autre vie, celle de leur enfance rêveuse.
Ils se sont absentés de leurs rues familières pour se découvrir à mille lieues de la guenille des habitudes : prendre la mesure de ses pas, on ne peut le faire qu’au large des placettes trop connues ; c’est un autre bitume, on vérifie les rêves d’adolescence, on se perd dans la clarté d’imaginaires pieusement cultivés lorsqu’on avait dix ans : leur monde alors était si étroit, papa, maman, maison dans l’impasse, ils lurent alors les livres à l’envers, échangèrent leurs premiers signes cabalistiques (idéogrammes) , envièrent le grouillement des îles d’Asie, et les voilà posés ici, jasant un bel anglais fluide conquis sur la langue maternelle pour la plupart ; ces acrobates d’Orient sont plutôt fiers d’être devenus les habitués d’un pays très extrême où se reflètent leurs jeunes années. Merveille de l’étranger qui mesure l’âge non pas aux années vécues (ce sera pour plus tard) mais en kilomètres parcourus. Le sommet est atteint quand ils constatent que le japonais tellement opaque coule lumineux de leurs bouches, qu’ils savent – exploit invraisemblable – déchiffrer sans effort les inscriptions absconses de cette écriture qui leur était un horizon inatteignable, dans les années folles du collège glacé où filèrent leurs ans de teenagers.
Ils ont posé leurs hardes sur le tarmac du Kansai et observent en papotant combien ils ont vieilli un peu, c’est le soir, c’est vendredi, encore une semaine qui a vécu et ces roses ou noirs grands gaillards, ces élégantes sans trop, se réchauffent de vocables, tels ces oiseaux qui s’ébruitent une ultime fois avant la tombée du jour, pépiant encore un peu dans des gazouillis altiers et très critiques.
Car ce qui surprend est toujours le plus commun : le pays dont je rêvais, dont j’avais fait mon horizon – jamais tu n’iras plus loin – se fait réalité, et le Japon devient ce qu’il est, un monde totalement imparfait dont on va recenser les défauts, manière habilement détournée de réviser leur déception de papa maman devenus comme tout le monde, ou à peu près.
Les Japonais, disent-ils, mènent des vies abominables : les hommes traînent douze à quatorze heures par jour au travail et les femmes une fois mères restent à la maison. Pas ou peu de crèches et de toute façon pas question de laisser son enfant à quelqu’un d’autre qu’à la mère. Les mères reprennent le travail plus tard, ce sont de petits salaires, aucune carrière possible. La conversation bifurque : la pilule est autorisée seulement depuis 2001 ; l’avortement est un acte normal et légal depuis très longtemps ; les cimetières en font foi : les statues avec bavoir ( j’en verrai des centaines dans les jours prochains ) représentent cette abomination. D’où une forme de délire chez les filles, extravagance kitsch que j’ai aperçue dans les couloirs du métro ou dans la rue : habillement, toilette, maquillages ; c’est la folie. On dirait une panique. Je sens que j’y reviendrai.
La conversation menaçant de dégénérer en catalogue des reproches d’exilés tellement classique, Dina la libanaise qui a passé la soirée à peindre une sorte de portrait sur un papier kraft (pas mal !) sommairement accroché au mur du bistro, raconte :
« Il y a quelques jours, en début de soirée, la terre a tremblé à Osaka. À deux heures du matin, coup de téléphone, c’était ma mère qui avait entendu parler du léger séisme et qui prise de panique m’ordonnait de rentrer à la maison. Je lui dis : ‘Mais enfin, maman, à Beyrouth, c’est la guerre civile !’ Elle m’a répondu : ‘ Écoute, ma fille, la guerre on connaît. Avec un peu de jugeote on peut survivre, mais un séisme ça frappe par hasard. Donc tu rentres immédiatement !’ »
En rentrant par le métro et les avenues surpeuplées, il me sembla entendre longtemps résonner le grand rire méditerranéen de Dina.