Ma fille et moi marchons à pied jusqu’à une sorte d’auberge, à travers des rues que je trouve bizarrement mal éclairées : les nuits d’orient sont obscures… c’est plutôt mon regard qui s’est habitué à la lumière farineuse des aéroports qui fait le teint mortel, alors qu’ici les lumignons sourient modestement au pauvre pékin… qui se prétendrait presque fatigué alors qu’il a dormi comme un loir dans le ventre d’un 380 d’Emirates, aux hôtesses si pimpantes avec leurs coiffes rouge qui leur descendent sur les épaules. C’est un souvenir qui traîne alors que je mesure mes premiers pas – que le goudron me paraît souple après le vol ! Mes articulations cessent de me mordre sur le tronc pour enfin jouer la musique du vieux voyageur fourbu et content. Nos voix portent dans les rues minuscules comme si nous étions seuls ; nos dialogues et nos rires volent au vent du Pacifique, au loin des moteurs grondent et fouillent une cité que l’on devine énorme.
C’est un plat unique de nouilles ; ce pourrait être désolant, on se surprend pourtant à deviner dans le liquide qui les baigne dix ou vingt senteurs, comme des rencontres au palais de quelques plantes bienvenues, toute la douceur d’une sorte de salade inconnue, des épices mais sans trop, des morceaux de jambon je crois, enfin une sorte de soupe avec des nouilles pour base. Mais j’anticipe sur les rituels : en premier lieu un verre d’eau empli de glaçons que l’on apporte en prenant la commande, puis une serviette chaude posée dans un ramequin en forme de poisson : on boit frais mais on se frotte les paumes et les doigts au chaud ; il convient d’être propre surtout pour un plat de nouilles où l’on sent sur la langue une expérience de vingt ans de bons et loyaux services pour le plus grand bonheur de l’humanité affamée. Le lieu est petit ; j’apprendrai qu’il en existe ainsi des milliers ; la ville au monde où il y a le plus de restaurants, risque un ouvrage peu enclin à l’exactitude ; comme le repas ne coûte pas grand-chose, on ne voit pas pourquoi on ferait la cuisine… et les restaurants ne désemplissent jamais.
Au retour, je relève que contrairement aux habitudes de pensée (c’est pour ça qu’il voyage, le pékin, il veut déverouiller les clichés), les Osakiens habitent des maisons toutes différentes ; si les rues sont à angle droit – la raison y parle géométrie d’après-guerre – aucune maison ne ressemble à sa voisine. Dans l’éclairage tamisé où rôde une forme de fête intime des plantes variées se côtoient avec un goût très sûr pour le brouillage des genres. Et puis cette suite de toits pentus ou plats ou recourbés, des marches ici, des portes là, rien qui vient donner le sens de l’unité. Je pense tout à coup que ce mélange ressemble au plat que je viens de déguster ; joli chaos, où le mélange est la règle. Je viens d’énoncer une première loi (tout est chaos, tu parles d’une loi !) que les jours à venir confirmeront ; pas peu fier le pékin, il vient d’arriver et après dix sept heures d’avion le voilà qui énonce un cogito qui ne se démentira pas ; c’est beau d’être pas peu fier : une voix murmure : t’as pas honte d’être encore comme ça à soixante cinq balais ?
Au matin du premier jour, ma fille travaillant, je m’aventure sans langage, rien dans les mains rien dans les poches sauf le passeport et quelques yens, à travers les rues environnantes. Il me revient qu’un pékin en réalité est un ignorant, un candide, un naïf ; le terme désigne le demeuré qui ne connaît rien aux armes, aux batailles, mot de la première moitié du XIXème siècle où en fait de mitrailles et de galons notre pays a beaucoup donné, jusqu’à l’épuisement de nos richesses. S’il fallait un motif à la crise pensai-je négligemment en marchant dans les venelles de cet extrême orient, je dirais les guerres de Napoléon à 1962, mais le Japon et l’Allemagne ont également si je puis me permettre « beaucoup donné » ». Alors que chez eux cela semble les avoir un temps dynamisés (potlatch), nous et nos douces collines avons perdu quelque chose d’essentiel dans ces violences éperdues : le dynamisme… et nos petits jeunes qui nous font tant défaut. Avec De Gaulle et le pseudo cultivé Mitterrand, nous avons pu faire illusion, mais dans notre nihilisme nostalgique de la France grande nation, nos râleries ont défait la tapisserie historique tissée depuis des siècles à coup d’arbalètes et de mitrailles. Vieux pays, je baisse les yeux, la poussière de mes adidas en témoigne. J’aime ces rêveries qui n’ont aucune vérité autre que ma volonté de surmonter l’ignorance de tout ce qui m’entoure, comme on se met un manteau râpé quand il fait froid.
Ici tout est neuf. Les vélos, les voitures de luxe, l’impeccable parc à deux pas où des foules de jeunes s’encouragent au skate board, planche fétiche des garçons (pourquoi si peu de filles ? ) où les adolescents figurent leur déséquilibre entre enfance et âge adulte, glissant sur le no man’s land qui cerne le stade ; leur hardiesse, qui eût été autre fois guerrière, s’exerce dans des figures où le tabou consiste à ne pas toucher terre. Ils volent, les petits : oiseaux à peine sortis du nid, ils risquent à défaut de leur vie, un bras, au pire une jambe, pour rire, pour sourire, pour se moquer du piéton tel qu’il va : ils roulent de biais, tordent leurs corps, et à leur manière mettent en question le pas des pékins, contestation radicale du plus commun : marcher. Ils sont là une trentaine, peu différents de chez nous, et c’est cela qui me rassure, « comme chez nous, murmuré-je, comme chez nous » ; et leurs acrobaties risquées ressemblent tellement à mon aventure ! Je me sens seul sur une planche instable, j’avance en cherchant moi aussi mon équilibre ; j’essaie de trouver naturel d’avoir une tronche pareille au milieu des millions qui ne me ressemblent pas ; je suis en outre vexé de ne pas comprendre les paroles et les inscriptions qui s’élèvent autour de moi. Rien à quoi se raccrocher. Je suis dans le vide. Je frise l’ivresse de l’exilé.
Et soudain un panneau que je comprends : ici il est permis de marcher… pas de faire du vélo ni du skate… mais ils en font tous ! J’ai dû me tromper. Je revois le panneau figuratif, non, c’est vraiment interdit. Je m’extasie devant ce morceau de petite France où les interdits n’ont de sens que violés… ce qui met à bas le cliché du Japonais fourmi obéissant et ma solitude en est troublée comme on le dit d’une eau. J’étais parti avec mes stéréotypes en bandoulière – ma carapace, ma digue – et voilà un cliché qui saute comme un bouton à mon corset d’opinions. Je dois changer mes codes. L’ivresse me reprend. Le d’où viens-tu ? remonte. Qui es-tu ? L’extrême orient déstabilise, je tombe, remonte sur la plante de mes pieds, rien ne tient, or j’avance. J’en suis réduit aux battements de ce cœur qui m’accompagne depuis soixante cinq ans, seule certitude, je tâte mes bras, mes épaules (compte en bref mes abattis), me fixe longtemps au revers d’un panneau d’interdiction bien astiqué, mes traits sont ceux d’un autre, j’ai déjà changé ? En si peu de temps ? : drôle de tête. C’est le jetlag, je dois avoir besoin d’une sieste.
Je rentre : cette seule action mobilise tout mon sang froid. Ironiques, les piétons, les vélos, les voitures n’ont aucun doute sur leur destination. Moi, si. Chaque dix mètres je me remémore l’aller (avancer dans l’espace en se souvenant du passé immédiat a de quoi rendre fou !) – je me souviens à l’aller d’avoir marché à reculons pour mémoriser mon retour et ce faisant d’avoir percuté un homme très fâché ; il avait raison, on n’est pas des écrevisses… – ; j’ai la clef du studio en poche, le retrouverai-je jamais ? Par instants des arbres aux fleurs rouges me font des signes, le vent du pacifique balaye mes tympans ; distrait, je travers alors que les piétons sont au rouge. Une camionnette s’arrête devant moi ; je fais un signe de la main, le chauffeur sourit en songeant : « Pauvre américain… traverser comme ça, si ça se trouve c’est un Français » Je fais oui de la tête en le fixant, il resourit et repart. Plus tard, il me viendra qu’il ne sait qu’à peine que la France existe, mais bon… Je me bricole les pensées des autres à défaut des miennes propres qui m’angoissent un peu trop.
Ce désert surpeuplé. Coincé là, debout, je mesure mes ressources ; être seul, mains inutiles, bouche absente, corps presque de trop dans ces confins où personne ne me ressemble ; un délice me monte aux lèvres, ce qui reste est pure mémoire ; dans le cliquetis éclatant des vélos me viennent d’anciens vers où les lieux d’une autre ville familière montent en souvenir de moi :
« Âme te souvient-il au fond du paradis
De la gare d’Auteuil et des trains de jadis
T’amenant chaque jour venus de la Chapelle
Jadis déjà combien pourtant je me rappelle »
C’est ainsi qu’au Japon, à Osaka, dans la ville aux rues sans noms ni numéros, mes pieds retrouvent, Verlaine aidant, presque par hasard, le chemin du studio où je m’endors à poings fermés sur ma mémoire.