Un concert d’octobre à Royaucourt 

Le concert avait cette allure discrète qui convient si bien à la fois à nos tempéraments et au type de musique jouée; il y a de la fausse note et surtout des endroits où les instruments se font des caprices et se mordent en des intervalles voulus qui sonnent criards, mais font tellement de bien à l âme, à notre âme vivante et qui geint si souvent. C’est la peur au cœur de la danse, et inversement.

Car finalement cette musique n’existait pas vraiment avant les années 50; elle dormait entassée dans la poussière; C’est le fragile qui FRAPPE à notre porte désormais. et l’emprunt des sons se fait aux bois et aux forêts; le clavecin c’est l’oiseau pur sorti du nid qui enchante dans le Perceval de Chrétien de Troyes et qui chante ici sans cesse, d’ autant que les flûtes viennent rejouer la geste des passereaux. J’adore le côté bricolage. On dépasse les instruments trop parfaits (pianos clarinettes) ou plutôt on revient en arrière comme on reprend quelques pas en arrière pour sauter l’obstacle romantique trop bourgeois et guindé où toutes les notes sonnaient justes: quelle plaie ! Ici dans la petite église sublime de Royaucourt, les notes approximatives sont les bienvenues, c’est nous. Il y a une relation étroite entre le lieu, église isolée (c’est assez rare les églises gothiques ) nature proliférante et pierres calcaires à la fois douces et dures dont on me dit que les voûtes s’écartent, le poids aidant, et qu’il faut faire quelque chose, d’où le concert ; comme si la musique, nouvel Orphée, pouvait faire bouger les pierres… les redresser

On compte sur le concert payant pour financer les errements des ogives fragiles. 

Je me dis que l’église plantée là sur son éminence en a vu d’autres. En témoignent les affreuses cicatrices de la façade qui sont autant de traces de balles dont on ne sait plus quelle guerre (si, on sait, mais on oublie volontairement), formant des arcs en pierre qui pulvérisèrent les voussures. 

Mais non je ne crois pas qu’elle en ait vu d’autres. Hélas. Il faut analyser la nature du terrain, elle glisse la malheureuse, et il faut infiltrer du béton quelque part, car malgré ses merveilleux arcs boutants gothiques, la bête qu’elle figure semble à longue échéance menacer ruine. 

Royaucourt ce n’est pas un lieu à voir comme ça du bout des yeux en craquant des noisettes; non, c’est une magie humaine de huit cents ans qui dresse sa prestance faisant pièce aux arbres superbes montés tout droit. 

Elle mérite non pas le détour; elle mérite mille détours, car son chant ne se donne pas d’emblée; j’aime l’ idée qu’on y fasse de la musique, mais j’aime aussi son silence, le dimanche après midi où elle s’ouvre comme un coquillage au flot de nos sensations. 

Le vitrail du fond, qui est presque neuf, réconcilie avec notre temps, car il est vraiment moderne, abstrait; au début on s’agace de l’irruption de nos arts, souvent ridiculement abstraits, à l’intérieur du lieu ogival fort ancien. Quelle erreur! Ce vitrail tout neuf a un lyrisme liquide, un drapé fragile et doux, couleurs froides et lumière chaude, un vrai bonheur. Je n’ai pas voulu lire les explications affichées dans l’église de peur de briser ma vision. Il se pose là fier et modeste, coulant, glissant de toutes parts comme une chevelure abondante, inépuisable, comme si elle débordait sur la pierre pour y porter sa lumière. C’est un chant visuel; une fois vu, on le revoit en songeant: “ah oui, c’est vrai, l’art de notre temps a encore des choses à chanter”. Rien de plus revigorant.

Enfin, si on a la chance de s’égarer du côté de Montbavin, un chemin de crête s’ouvre sous les pas. C’est loin, c’est terriblement isolé et splendide; c’est le lieu de toutes les perspectives, mer de collines, arbres innombrables qui tiennent le regard, fasciné on avance et tout à coup entre deux noisetiers, surgit notre Saint Julien, la belle, son pic lointain fait un effet de sapin bleu, et l’on songe sceptique: “c’est bien là l’église de tout à l’heure?” C’est qu’elle apparaît si loin si basse, perdue, mangée des nombreuses cimes environnantes et l’on se réjouit qu’elle soit là, elle si humaine dans la nature proliférante; son humanité surnage depuis huit cents ans; alors on sourit car on se reconnaît en elle; le corps, mon corps est justifié.

Laon ce 24 10 2024