« La naissance n’est pas un choix. La possibilité de mourir n’est pas un choix. Nos aïeux ne sont pas un choix. La langue qui nous imprègne avant que nous la parlions n’est pas un choix . Notre nationalité n’est pas un choix. Nous ne pouvons rien contre le jour, la semaine, les lunes, les saisons, l’année, le vieillissement, le temps. Jamais nous ne nous affranchirons de la faim. Jamais du sommeil. Nous n’avons pas choisi d’uriner. Nous n’avons pas choisi d’être les hôtes d’images nocturnes… » (Pascal Quignard : « Vie secrète ». )
Je voudrais préciser que nous ne choisissons pas notre enfance, nos voisins, que nous aurions pu naître en Afrique, que nous aurions pu être élevés dans une autre religion, avec des parents riches, dans une grande ville où nous aurions peut-être fait d’autres rencontres. Il aurait pu y avoir d’autres ciels moins laiteux, d’autres accents, d’autres musiques, enfin d’autres livres. Suis-je libre ? La réponse est non. Personne ne viendra mourir à ma place, personne ne vivra ce que je vis au moment où je le vis. Dans le passage où je me trouve, je croiserai bien quelques-uns mais je demeurerai seul avec mes choix, avec ce que je crois être mes choix, actions qui ne sont que la suite de mes non possibilités de choix. Mon patrimoine génétique m’oblige à être ce que je suis. Suis-je libre d’être petit, d’être grand ou beau ou laid ou tout autre adjectif de notre langue ? Je ne vois pas où je suis libre.
Je suis libre socialement puisque je suis en démocratie ; cela est assuré provisoirement, cela pourrait basculer demain. Ma liberté est sous condition, l’histoire nous enseigne – si elle nous enseigne quelque chose – que le libre de « suis-je libre ? » est attaché au temps et au lieu, vie provisoire. Suis-je libre d’aller me promener un dimanche? Même cela est douteux. Mon envie d’aller me promener est soumise à mes rêves de la nuit qui peuvent me bloquer au lit, elle est soumise au temps qu’il fait qui n’est pas de mon fait, à l’histoire personnelle qui m’anime ou ne m’anime pas, me retient ou ordonne mes envies. Mon envie d’aller me promener est habitée par des sensations incontrôlables, liées à mon passé et à mes expériences. Je vais me promener : vais-je m’arracher ou est-ce que je vais l’éprouver comme une délivrance ? Pourrai-je le faire ?
Au fait pour m’en défaire, je pourrais choisir d’errer. Vagabonder (wandern). Je ne serais pas hanté par la question : vais-je aller me promener ? Je serais simplement hanté par d’autres questions aussi insolubles. Prendre ce chemin ou un autre ? Sachant que le chemin est un choix décisif (Œdipe), lequel prendre ? Ne vaudrait-il pas mieux rester en paix dans une chambre ?
« Je croyais choisir et j’étais choisi », dit Aragon. Cela n’est pas douteux. Mais il me semble que « suis-je libre ? » est une interrogation de mélancolique. Il m’apparaît que cela n’a pas l’importance que j’attribue à la question. Se glisse à l’intérieur de ces absences de choix un souffle de vie que je ne contrôle pas mais qui est la vie même et où il me semble que je suis libre parce que je ne me pose pas la question. Mise entre parenthèses, la question laisse soudain surgir autre chose que je n’avais pas vue, une liberté droite, abstraite et impalpable comme le ciel, une liberté emballante comme une respiration dans un flot continu de langage, un arrêt de pensée qui libère la pensée, une manière décalée de venir au monde à chaque moment, en-deçà des mots, dans le passage du temps où je m’interrogeais tout à l’heure, coincé au cœur de l’aporie.
Suis-je libre ? Tout à l’heure, hâtivement j’ai dit non. Maintenant, souriant, je dis oui.