Ce fut le plus beau des voyages ; à peine un kilomètre sans un heurt ; avec lenteur, la petite ville se transforma en une série d’images tenues à distance par la vitre ; je ne dis pas que la ville devint belle, elle vivait cependant ; parfois un toit que je croyais usé des yeux s’animait de larges pans bleus, tel bout de mur effondré laissait flamber les mousses sur son arête, telle asphalte crayeuse mimait une pente neigeuse ; ce qui avait été le lieu de mes arpentages depuis toujours, se fit plume, pays imaginaire, rêve souple qui flottait sur la colline. En un recul pittoresque, j’étais là, j’étais loin, les pneus chuchotaient une berceuse, ami, pas d’inquiétude, exilé dans mon pays j’avais droit au carrosse d’acier chromé avec un chauffeur tout sourire qui me menait, je le vis bientôt, vers le château Richelieu, tout là-haut.
Le château : je me souvenais des ruines fatiguées, des troncs et des branches qui s’étaient emparées de l’espace, crevant d’antiques plafonds ; j’avais piétiné les toits, ardoises jetées comme des cailloux de ballast sur une terre sans voie. J’avais juré de n’y revenir jamais ayant dans ma petite vie déjà beaucoup donné en fait de déceptions.
Le moteur de la Fermina tournait encore, lorsqu’il tourna vers moi son regard gris :
« Voilà donc le fameux prof de maths !
– Vous êtes son père ? (Il hocha la tête)
– Je ne sais pas si mon aide…
– Allons, allons, ne faites pas le modeste !
– Non, si… enfin…
– Vous savez, elle est un peu malade, elle a besoin de compagnie, venez !
– Oui, mais je dois être libéré pour midi… rentrer manger… tout ça ! »
Je m’enfonçai dans la banquette arrière, buté, comme si je voulais retrouver une famille dont je me languissais après un périple autour du monde. « Vos parents, je m’en occupe ! », dit-il. La voix venait de loin, il y grondait un orage qui s’apaise naturellement ; sa présence résonnait dans l’habitacle avec une évidence de lumière estivale ; tourné de biais, il souriait dans le silence et je sentis que je commençais à me détendre, les muscles de mes jambes prêtes à bondir se relâchèrent, ma main droite plantée sur la poignée de la portière consentit à s’éloigner.
Nous voilà marchant sous la charmille qui mène à une placette de sable rose cernée de buis : les lignes orthogonales du château découpent des fenêtres soulignées de briques glissées dans les meulières et j’admire le toit gris plombé aux éclats de mica. Splendeur. Je cligne des yeux, marque un temps d’arrêt ; il se tient à ma hauteur, les pans de sa veste retrouvent leur immobilité ; j’essaie de comprendre mon trouble : les chants d’oiseaux bien sûr ! Quelle variété de tons ! Je crois même entendre des appels de chouette, ce qui est peu probable. Un souvenir revient, nébuleux d’abord, puis de plus en plus précis : c’est à l’automne dernier, une femme à la robe émeraude joue du clavecin dans la salle des fêtes où je me suis égaré ; guidé par les sons pincés j’ai pénétré dans l’espace luxueux et debout, voleur de sons, j’ai suivi longtemps la danse d’autrefois ; soudain pris de panique j’ai dévalé les escaliers de l’hôtel de ville. Ai-je rêvé ?
Une main me pousse dans le dos et je gravis les marches du perron ; il a une clef à la main, la glisse dans la serrure et annonce : « Nous sommes là ! » Il me fait signe de déposer ma vache sur une commode, dit : « Je vais voir vos parents. Installez-vous ! » ; il referme la porte derrière moi. Ses pas s’éloignent.
« Bonjour ! », fait-elle en me tournant le dos. Sa robe blanche luit à contre jour dans une sorte de salon gorgé de lumière argentée. Je m’approche, réponds à son bonjour et me place à côté d’elle, face à la baie qui ouvre sur la petite ville. Le clocheton de la mairie est plus bas que nous, le regard plonge dans les rues, les commerces, domine les ponts sur la rivière.
« Tu vois, en un an mon père a terminé.
– Il a terminé quoi ?
– La reconstruction, tiens. Tu ne te souviens pas du quartier de la gare à moitié détruit, des terrains vagues près de la mairie ?
– Si, bien sûr.
– Eh bien, voilà, tu vois, c’est fini. Sans oublier le château entièrement restauré. »
Elle se tourne vers moi, rien ne me vient. Puis tout à coup je l’interroge sur sa maladie. Elle rit : elle veut simplement, avant de quitter la ville, rester trois jours avec moi ; comme j’objecte l’école, elle hausse les épaules puis me tend ses bras et m’embrasse sur la bouche. Caresses sur le haut des bras, nos doigts serrent longtemps nos avant-bras, nous nous fixons sans parler.
Le ressac de la mer me revient, retour du temps, du vaste temps que nous allons avoir ensemble, trois jours, l’éternité.
« Mes parents ?
– Quoi, tes parents ?
– Ben, si je suis pas rentré à midi…
– Papa s’en occupe. Il a l’habitude de négocier. »
Je lui souhaite bien du courage. J’ai à l’oreille les objections :
« Verrat d’jeunes ! Trois jours chez vous, mais y se croit où le musicien ? J’ai la baraque à faire tourner moi ! Et vous allez le loger où ? Et le nourrir comment ? C’est qu’il a trou sous le nez qui coûte cher, le gosse ! Ça me coûtera pas un sou… ben manquerait plus que ça ! Et il va à l’école pendant ce temps là, bon, bon, bon. Oui, bon. Oui, des fois il va en colonie de vacances un mois, mais là, là, moi je vous connais pas. Quoi ? Le ministère de la reconstruction ? Ah, connais pas ! C’est le copain de votre gamine ? Manquait plus que ça ! Quoi ? Des cours de maths ? Mais il est nul en maths, tout le monde dans la famille est nul en maths. Ah, bon, si vous le dites ! Ben s’il est intelligent, il tient pas ça de moi ! C’est un sournois, un hypocrite , un tricheur, un menteur, faut vous méfier avec votre gamine. Je vois pas pourquoi vous faites ça. Ça me dépasse. Je suis pas très chaude, là, votre truc, là, c’est pas net cette histoire. C’est pas net. Voilà le musicien qui va fricoter avec une gamine de la haute ! Bon, c’est honnête, si vous le dites, si vous le dites ! Et pis c’est bien beau tout ça, mais comment que vous allez faire pour les habits ? C’est que j’ai rien préparé. Ah bon, vous avez ce qu’il faut ? Vous lui donnez ! Et il pourra les garder ? Vous êtes bien bon monsieur, pour un verrat d’jeune pareil ! etc. »
Elle m’a laissé dans la meilleure chambre. Je la revois me dire en souriant : « On dit que Richelieu a dormi dans ce lit. Tu parles d’une blague ! On se voit tout à l’heure ! » À travers la porte elle a ajouté : « Tu peux prendre une douche et n’hésite pas à mettre les vêtements qui sont dans le placard. Il y a des jeans à ta taille, j’en suis sûre. Fais comme chez toi ! »
Dans ma tête les échos de ma mère se sont dissous. Je m’allonge, j’ai à peine baissé les paupières que le sommeil, lourde poigne, me saisit tout le corps détendu. Je suis réveillé par quatre coups, trois serrés puis un dernier comme un son mat tranquille. J’ai l’impression d’avoir dormi longtemps. Je dis timidement sans ouvrir : « Je vais prendre une douche et m’habiller – D’accord, à tout de suite ! », lance-t-elle, joyeusement. La petite ville ne me terrifie plus ; le soleil impeccable lui donne des allures de maquette naïve. La rivière semble immobile, à peine ici ou là des remous écumeux au bord des méandres ; juste pour faire vrai. Le temps, trois jours qui ont déjà commencé, qui s’ouvrent et filent leur train de sénateur. La mer fait retour, les vagues s’abattent, le destin, mon destin. Soudain : et après ? Après, la peur ? Je n’en suis pas sûr.
Habitué à la baignoire, j’ai beaucoup de mal avec la douche individuelle. C’est la première fois : eau chaude eau froide, curieux robinets de cuivre doux, je n’arrive pas à la régler, puis un vrai bonheur, tout vient d’un coup : le savon parfumé! On dirait que la tension s’écoule par la bonde, et la crasse, et l’angoisse. Des voix viennent pendant la chute de l’eau, je les domine en souriant. Personne ne crie, ne geint, je pourrais rester des heures. Je parviens à fermer les robinets sans réfléchir.
Dans mon souvenir je me revois assis pour mon premier repas. Elle l’a préparé avec la femme de ménage. Délicieux. Le père est là, ne me dit rien, costume impeccable, cravate vive, il sourit aux anecdotes de sa fille. Puis il s’adresse à moi sur un ton familier, me félicite pour mon visage reposé et mes vêtements ; il explique d’une voix sombre que les vêtements appartenaient à son fils quand il avait mon âge ; il est parti faire le tour du monde. Il conclut:
« Il a bien fait. C’est comme ça qu’on apprend.
– Tu te rends compte, il est parti sans un sou ! dit-elle. »
Je suis persuadé qu’ils me racontent des blagues tandis que, les voyant manger, je me perds un peu dans le maniement de la fourchette. Elle se penche vers moi et me montre qu’on ne la tient pas à pleines mains, mais le pouce par-dessus et les doigts au-dessous. Je ne dis rien, m’efforce de suivre leur manière. C’est bizarre pour un clarinettiste de se voir expliquer une chose pareille; je le dis, ils rient. Je rougis. Il termine en remerciant sa fille pour le repas et se propose de débarrasser la table. « Pas question ; je me charge de tout avec toi », dit-elle en se tournant vers moi. J’approuve avec empressement, débit précipité.
On se retrouve plus tard au salon. ( J’ai vécu l’immense plaisir de faire la vaisselle. La voix de ma mère : « Ah non les jeunes, pas question d’aider, vous êtes foutus de me casser des trucs ! Filez, bande de verrats d’jeunes ! ») Il m’interroge sur la raison qui m’a valu d’être exclu trois jours. Il dit qu’il tient beaucoup à m’entretenir de ce sujet ; trois jours, c’est grave. Je me penche en avant, les coudes sur le jean : je m’efforce d’être posé, reprends l’apprentissage de l’automne, le stylo à bille etc. jusqu’à la fausse falsification par la voisine. Il ne sourit pas, m’interroge sur mille détails, revient en arrière, décroise ses jambes, se penche vers moi pour capter des mots que je prononce parfois sourdement avec la peur au ventre. Je n’élude rien, même pas les vols de feuilles blanches. « Quelle ville ! dit-il en forme de conclusion, quand je pense que j’ai aidé à sa reconstruction… » Silence. Puis, il ajoute d’une voix toute différente, moelleuse, profonde : « Tenez, dit-il, et excusez-moi de vous avoir interrogé aussi longtemps. » Il me tend un mouchoir. Je m’aperçois alors que mon visage est complètement trempé.
Les trois jours filèrent sans que jamais je puisse me rendre compte que j’étais heureux. Je n’eus pas le temps. Un jour nous fîmes un voyage en Belgique. « Histoire de voir un pays étranger », dit-il. Elle, de son côté, me confia qu’il avait envie de voir sa maîtresse belge, tout simplement. Elle rit. Il nous laissa dans une ville frontalière et nous nous embrassâmes entre les deux pays : « Un no man’s land, dit-elle, c’est le pays de l’amour ! » Au retour, pour le taquiner, elle l’interrogea : « Et maman elle est où en ce moment ? » Il hésita, ne sut que répondre et tout à coup : « Peut-être en Angleterre, dit-il. Je crois qu’elle a un concert à Londres demain. » Ce fut ainsi que j’appris qu’elle était pianiste. Je me souviens parfaitement du rythme fou de mes battements de cœur, de ma main qui se crispe sur le siège de la voiture de luxe, de mes cris sauvages, rage soudaine : « Le piano ! Le piano ! » Il s’arrêta sur le bas-côté, se tourna vers moi d’un air interrogateur, calme. J’expliquai ma passion, mon envie, la chose que j’aurais aimé faire le plus au monde, jouer du piano, passer ma main sur un clavier, jamais, jamais je n’avais pu le faire ! « Eh bien, une fois au château, tu iras dans le salon de musique et tu en joueras autant que tu voudras… C’est quand même étrange, tu aurais pu lui faire visiter les lieux, dit-il en forme de reproche à sa fille. » Elle ne répondit rien, rougit et l’on reprit la route.
Il y eut des baisers, des stations interminables devant le piano à queue ouvert. Ce fut seulement le dernier jour que j’eus le courage de frapper des notes ; des accords vinrent lentement. Je me récitais mon solfège avec les harmonies. Durant l’après-midi je renonçai. C’était trop. Je ne me revoyais pas revenir dans la vie avec ce manque. Il y eut une nuit encore ; le matin très tôt je sentis son corps qui se glissait dans le lit, elle me serra sans dire un mot ; elle m’offrit une manière de sac de sport dans lequel elle mit d’autorité les vêtements de son frère qui me convenaient. Je me revois avec ma vache et mon sac, placés d’un côté et de l’autre de mon corps, à l’arrière de la voiture, le père qui me souhaite bonne chance et son regard qui se détourne lorsqu’elle m’embrasse une dernière fois sur la bouche.
Je gardai longtemps ses lettres au milieu des partitions. Trente ans plus tard, à chaque fois que je la voyais présenter le budget du gouvernement à la télé, je songeais en souriant que c’était moi qui lui avais appris les rudiments de l’algèbre.
quel merveilleux tourbillon de bonheur simple
on s’y croirait
on voudrait y être
en fait, je crois bien
que pendant quelques instants
on y était
ça s’appelle comment déjà ?
ah oui,
un “no man’s land”
Beaucoup d’émotions dans votre commentaire cher Enniop ! Oui, c’est évidemment le miracle de la fiction! On fait en sorte que le lecteur, l’auditeur, le contemplateur soient dedans. C’est un travail en effet, aucun doute, c’est pensé bien sûr, inutile d’y revenir. Peu importe ici les techniques que l’on peut employer pour que ce soit convaincant, l’essentiel est ce que VOUS en dites! Vous voudrez bien me permettre de souligner votre promotion du “no man’s land”, qui est le pays de l’amour (dans la fiction)!! Vous avez raison de souligner ce point qui est au milieu du gué où fiction et réalité (la frontière) se touchent, si je puis me permettre ce jeu facile. Car ce lieu est celui où en effet personne n’est isolément, puisque ce sont deux qui s’embrassent. Ce qui m’amène à vous dire ce que je cherche depuis toujours: non la mélodie du récit seulement (genre roman policier ou roman d’aventure, ce qui n’est déjà pas mal !), mais également l’harmonie verticale aux multiples sens et quelque scène qu’on isole, le lecteur doit avoir l’impression que c’est plus essentiel que ce qui se passe en surface. Chaque moment se doit d’être une épiphanie. Toujours est-il que votre intervention m’est toujours aussi précieuse, merci !