Dès avant l’aube, je m’installai sous la lampe à l’abat-jour vert, ouvris le cahier de maths et résolus les équations du bout de la plume, sans faire une tache, indifférent au concert des casseroles et des couverts que la bougresse astiquait mollement sous le jet continu de l’évier. Je guettais. « Qu’est-ce que tu fous là, dit-elle brusquement, y’a pas d’école aujourd’hui ! – Rien, dis-je. » Je fourrageai dans ma vache et repris une lecture abandonnée la veille, vieux roman épistolaire qui n’aidait pas. Les minutes, puis une heure passèrent. Il y eut un petit déjeuner rapide, l’homme au stylo vint avaler son café, se rasa en pestant après avoir aiguisé sa lame sur une lanière de cuir : « Une coupure, une journée qui commence bien ! ». La voix avait des aigus, absence de vibrato qui flottait dans une vapeur de café, sans retomber, perchée là sans pourquoi et frisait la minute d’une incertitude où le destin caracolait défait de perspectives ; quittant la cambuse dans un grincement de porte, il traîna les pieds et je préférai replonger dans ma tragique histoire de femme délaissée écrite autrefois par un styliste épais. Je guettais l’ascension du soleil. Je m’habillai gravement, passant plusieurs fois les mains sur ma chemise et mon pantalon court pour en éponger la sueur. Par la fenêtre de la chambrée je lorgnai sur la boîte aux lettres plantée à l’ombre des charmes qui bordaient la route ; son petit volet ouvert au soleil clignait de fraîcheur, suivant la brise matinale, comme une bouche de zinc qui dit oui qui dit non.
L’oreille aux aguets je poursuivis ma lecture : la pauvre femme était mal partie avec ses rêves d’ailleurs, elle avait des amants auxquels elle écrivait des billets, le texte en était pauvre, à la limite du lisible. J’enviais les amants qui lui répondaient et je songeai un moment que je n’avais jamais écrit de billets. Je découvrais ces incongruités avec satisfaction ; j’aimais la musique des mots et la collection de mensonges qu’elle proférait à longueur de pages, je sentais qu’une forme de parenté s’installait entre elle et moi, même si à la fin elle allait se jeter à la rivière, j’en étais sûr, l’auteur nous l’avait suggéré dès le début. Je tremblais pour elle et rongeant mes ongles, je continuai la lecture pour vérifier mon intuition. L’auteur s’attardait en toute invraisemblance dans les descriptions de la nature que je sautai. Ces lettres étaient décidément des galéjades pour adultes demeurés et j’envisageai finalement de laisser choir le bouquin. J’aurais voulu qu’elle se balance du haut du pont et qu’on en finisse. Je lus à la va vite les dernières pages qui confirmèrent avec délice qu’elle se jetait dans des tourbillons verdâtres.
Un vélo cliqueta au dehors accompagné de la mélodie d’une chanson à la gomme et mon esprit se révolta contre tant de mièvrerie, le facteur aurait quand même pu siffler le mouvement lent de la cinquième, j’aurais pu le suivre avec les doigtés de la clarinette ; l’étalage de son inculture me blessait, je me repris, pas le temps de refaire le monde, il fallait faire vite. Partitions sous le bras, je me ruai au dehors et comme je claquais rudement la porte, une série de cris accompagna ma fuite ; elle hurlait contre les « verrats d’jeunes », la voix inhumaine se suspendit à ce verdict qui se vaporisa dans ma cervelle ; je me précipitai sur la boîte béante où parmi les courriers je repérai la lettre du collège que je glissai dans les partitions, résolu, mon regard furetant dans toutes les directions. Je me souviens avoir aperçu le rideau de la voisine retomber, lorsque je replaçai les autres lettres dans la boîte.
Je courus vers mon cours de musique et je pris place au milieu des autres ; mon retard ne suscita aucune remarque, le gros chef étant trop occupé à digérer ses deux bières du matin. « Moi, c’est pas pour me vanter, clamait-il, mais le matin il me faut deux demi pour démarrer ! » C’était prodigué comme une vérité incontournable et je suis sûr que cela en impressionnait certains. En solfiant mécaniquement les fadaises, j’observai son visage obtus et bientôt j’abandonnai l’exercice, les autres chanteraient pour moi, c’était déjà bon.
Le Gros disparut en laissant son stylo sur le pupitre. Ma chance. Tout le monde sortit dans un fracas de chaises et de pupitres, bois et métal grondant contre les voix visitées par la mue, et des conversations de haut vol s’engagèrent sur les mérites comparés de la musique classique et du rock ; ils me tirèrent au dehors pour me confronter à leurs considérations, heureux d’avoir sous la main un crétin passéiste. Du fond solide de mes microsillons, je défendis mon Bach et mon Beethoven. « Mais ton Bach, il en a écrit du rock ? – Bien sûr que non ! – Ah, tu vois bien ! » L’argument imparable m’exclut de leur excitation soudaine : je revois leurs visages rouges et leurs jambes qui dansent en rythme tandis que d’autres sur la place lâchent des morceaux d’anglais de cuisine en frappant dans les mains. « T’as même pas de jean ! », me lança un grand au visage couvert d’acné en désignant mon pantalon court. J’entendis des rires, des cris.
Je revins sur mes pas, ouvris la porte de la salle de solfège qui servait aussi aux répétitions de l’orchestre. Des instruments divers ornaient les murs. Forte odeur de poussière, de sueur, de salive, cave éclairée par des soupiraux, un piano au fond, toujours fermé, misère, j’aurais tellement aimé poser mes doigts sur l’ivoire, faire lever un paysage d’harmonies où j’aurais pu errer à loisir. Frisson. Ne perds pas de temps. Il y a un cours après. Vite, allez, allez ! Le stylo du Gros était toujours sur le pupitre, là-haut. Je posai mon pied sur la première marche, partitions sous le bras ; un public derrière moi frémissait, songeant déjà à se taire pour entendre ma vision de la cinquième. Des gorges se raclaient la voix comme si elles allaient chanter, toussotements ; je montai sur la deuxième marche du podium de pin poussiéreux, je sortis la partition d’orchestre que je portais avec moi, le texte sacré m’échappa presque, le public attentif à tous mes gestes fit un petit « oh » surpris, je me raidis courageusement puis gravis la dernière marche d’un mouvement souple comme je l’avais déjà vu dans les concerts sérieux. Je dominai tout l’orchestre ; ils étaient là pour moi, j’ouvris la cinquième en frottant fermement sur la pliure de la partition, tapotai de la baguette posée là sur le bord du pupitre. Silence, le public était tendu, attentif ; j’attaque ! Au bout de deux mesures, je laissai pendre mes bras. Je me retournai, personne, je fixai devant moi les pupitres, personne. Nullement déçu, je goûtai longuement dans le silence de la cave l’énorme tempête que j’avais déchaînée. Puis pris d’un retour de conscience salvateur, je saisis le stylo du chef, sortis la lettre du collège et signai hâtivement sans regarder la pointe qui zébrait le papier. Il était bon d’avoir répété ! Après un pareil moment, je pouvais attendre la mort.
Elle vint sous les traits du Gros. J’avais encore le stylo en main.
« Tu fais quoi, là ?
– Moi ? Rien. »
Silence. J’en profitai pour replier la lettre et comme il ne prenait pas la parole, j’ajoutai en posant négligemment le stylo :
« J’avais juste un truc à noter, là, c’est à propos de l’ut mineur…, dis-je en lui tendant la partition de poche.
– Quoi, l’ut mineur, fit-il sans accorder un regard au livret que je lui montrais.
– C’est la tonalité de la cinquième !
– Ah oui, pa-pa-pa-poum ! » , fit-il en me fixant de ses yeux rougis, enfoncés dans la graisse de sa face obstinée. Il ajouta :
« Toute façon, nous on joue pas ça ! C’est pour une symphonie, nous on est une harmonie, alors… Bon, le solfège, c’est fini, allez descends de là, bougre d’âne ! » Je murmurai en effleurant la marche du bout des pieds :
« J’aimerais bien, je pourrais essayer d’en jouer, pas maintenant, mais j’aimerais essayer… », dis-je en désignant le piano. À peine avais-je prononcé les premiers mots que je devinai que ça ne serait pas possible. Il se contenta de faire non ; de ses cheveux gominés des épis se détachèrent sur les côtés ; il les remit en place du gras de sa paume. Haut le cœur.
« Toute façon conclut-il, moi, j’en joue pas de ce truc là ! »