Comme elle chantonnait en faisant sa vaisselle, mon coup de sonnette resta sans réponse et dans ma hâte je forçai la porte d’entrée. Sa voix de miel me guida, elle chantait « L’eau vive » ; d’instinct je me surpris à faire dans le vide les doigtés de la clarinette, un dialogue déjà. Mille odeurs vinrent à ma rencontre : oignons frits, lessive, cire d’abeille, tant de douceurs larges ou âcres qui prenaient le corps entier, faisaient crouler de plaisir le visiteur de ce que l’on avait du mal à nommer une maison, une grotte bien plutôt, bourrée à craquer de meubles et d’objets qui allaient du chaton de porcelaine au rapace empaillé avec une dilection pour l’inutile, le décoratif, accumulation de corbeilles, de livres, de bouteilles miroitant sous la lueur tamisée des rayons du jour. J’aspirai à pleins poumons, ma peur reflua, et sa voix tout soudain monta vers moi ; même surprise, elle résonnait balancée doucement entre les murs qu’on aurait cru arrondis.
« Tu m’as fait peur, petit musicien ! Bonjour !
– Bonjour ! Je suis désolé, vous savez, désolé… je…
– Oh, mais que tu as l’air en peine, pauvre petit, que tu es pâle, tu es malade ?!
– Non, Madame Gaspard, n’allez pas croire cela.
– Ce que tu es drôle, fit-elle en riant. Toujours ce très curieux langage avec lequel tu t’exprimes !
– Pas du tout, Madame Gaspard, ce sont des mots que j’ai lus dans les livres. Et vous-même ne parlez-vous pas ainsi ?
– Oui, oh je sais bien, mon petit, ce n’est pas avec tes parents ni à l’école que tu pourrais en faire usage… Pardon, je ne devrais pas ; mon Dieu, suis-je folle !
– Je vous en prie, Madame Gaspard ! Je sais ce qu’il en est.
– N’en parlons plus. Quel bon vent t’amène ?
– Un ouragan, Madame ! Une histoire de stylo ou plutôt, devrais-je dire, un problème de signature. »
Elle déposa son petit corps tout rond sur une chaise de la salle à manger et, tapotant du plat de la main sur la table d’ébène, elle me fit signe de m’asseoir en face d’elle. Je posai ma vache devant moi, fixai un moment ses boucles déjà grises, croisai son regard interrogatif.
« J’ai écrit quelques obscénités dans un devoir de biologie et le principal du collège m’a très légitimement sanctionné d’un blâme.
– Un blâme, voyez-vous ça ! Les obscénités devaient être bien explicites pour que tu subisses pareil traitement ! Et tu ne veux pas m’en dire davantage ?
– Non, je n’y tiens pas. Il s’agissait là voyez-vous d’une explosion d’adolescent exaspéré et c’est sans importance.
– Je respecte ton silence. Si tu le veux ainsi, passons, passons…
– Merci. Voici le but de ma visite : ce blâme il faut le signer ; or mes deux parents n’ont pas de stylo. Par ailleurs ma mère dit que vous pouvez signer pour elle.
– Voilà une bien curieuse requête !
– Je le concède volontiers.
– Donne-moi ce carnet… Voilà ! Je signe avec son nom… Quelle idée ! Allez, dépêche-toi, tu vas être en retard, ce n’est pas le moment. »
Je fourrai le carnet dans ma vache, la remerciai d’une longue poignée de main ; elle prit le temps de me dire avant de refermer la porte :
« Essaie, si tu le peux d’être indulgent avec les adultes, ils en ont tant vu, tu sais.
– Je m’en doute, mais parfois vous savez…
– Je sais, petit musicien. Fais au mieux et si…
– Oui, merci, je reviendrai. »
Après avoir serré ma vache entre les genoux, je lui emprisonnai la main une nouvelle fois entre mes paumes menues, prière fervente.
Dans le silence, elle me fixa en souriant et de sa main libre elle essuya ma joue.