Cette rêverie écrite il y a plusieurs années ne pouvait être publiée avant que des poèmes ne viennent l’illustrer abondamment. Après la parution de nombreux poèmes, il semble que le temps soit venu de la proposer à la lecture pour décrire le ton et le but des tentatives présentées ici. On pourra la lire comme une sorte de défense et illustration de mon travail d’artisan.
L’anonyme est mon nom. D’une voix pure, il s’avance aux halliers, remontant le ruisseau, et il dit le songe des songes où les hommes et les Dieux sous la pagaille présente chantent la gloire d’être au monde… seulement ici le bouleau qui frémit, là-bas le bois de la table qui attend… seulement la main qui se tend et mime ce qui est.
Écrire n’est plus alors célébration du moi, mais reprise enfin du monde, des poumons qui s’ouvrent au plus large, jusqu’aux étoiles qui filent vers nous pour presque rien.
Le silence revient. Oh, il ne nous avait pas quitté, il rôdait aux boulevards, au creux du pain mordu, mais il avait perdu sous l’averse des « toujours nommés » ce qui fait l’excellence de parole. Voici venu le temps où la presse drue des noms nous lasse, nous perd dans les vivants aux destins trop comptés. Cette lassitude est notre chance.
Efface-toi et marche au plus près des très grands qui surent n’être que des pas.
C’est au siècle qui meurt que le silence s’est accru entre les noms, sans liens entre eux, grains de sable du grand désert bruyant. Tais toi, nous voulons dire, cèle ton nom, tais-toi et marche; dis vraiment tout, meurs dans l’entre-deux des noms, perds-toi au plus bas du vivant, à hauteur de pierre, ainsi prépareras-tu les méditations hors du temps qui fondent le chant.
Nous n’en pouvons plus de trop savoir: « et ceci est un homme, et cela est une herbe », car on entend, derrière le nom commun, l’infantile reprise du « et moi » qui au cœur de l’émoi en effet, de la peur d’être, n’ose plus rien que la raide statue du je.
Or, tu dois te perdre, n’oublie pas de t’oublier, meurs en ce monde qui n’est que cela. Car te nommant, tu nommes Dieu et tu perds l’essentiel, tu abandonnes à la folie de toi, ce qui, tu le sais bien, ne doit être qu’une chambre d’écho, camera obscura, d’où ne sortiront plus ni moi, ni toi, ni aucun cliché jauni, mais simplement le tout collectif et égal de chacun, l’esprit du temps.
Les noms propres ont tout sali de leurs paraphes croisés et c’est là le grillage qui te sépare du monde. Il n’y a pas de lieu d’être si tu dis que tu es, car la réalité aussitôt s’esquinte, se craquelle, le pur est perdu, et la voix qui voulait s’élever n’est hélas plus que la tienne grise et ténue au cœur du brouhaha.
Oui, il y aura bien un chant, comme il y en eut au temps des cathédrales. Le silence qui baigne les temples est l’aube de nos remuements; et l’indigo des toits qui varie aux accents des orients, noirs puissants d’été, gris perlés d’hiver, bleus de nuit et de jour, bleus adorables, toits, vous dites l’endroit où la voix, défaite de soi, doit se rendre, seule et droite, vers ce but déjà qui est notre chemin.
Peut-être faudra-t-il retrouver le lieu commun d’avant le Sphinx et marcher sans peur vers la Pythie, pour qu’un murmure enfin nous vienne qui soit vraiment nous, nous, dépouillés des oripeaux d’un moi vieux et tout fait. Nous nous ouvrirons encore et toujours, jusqu’à n’être plus que le trait flottant des 360° refermés, trait, baguette de coudrier, à l’endroit clé où la superstition coule en source bouillonnante.
La langue dort au creux de cette terre jamais redécouverte puisque nous avons toujours craint de remonter le fleuve. Pourtant, au lieu d’admettre, si nous faisons à contre-courant ce modeste chemin du mythe avant le mythe, il se pourrait que coule entre nos mains l’hydromel de parole. Tout le monde le sait.
Tant de temps où nous avons attendu sur le tablier des ponts que notre nom s’inscrive dans le courant du fleuve. Oui, cette attente était vaine. Le chemin est en marchant, en remontant vers l’amont, vers l’intérieur des terres, là où la première goutte nous ressemble, là où elle nous rassemble avant de dire.
Nous ne voulons pas de la fausse pureté des estuaires où le salé des noms brassés se mêle à l’eau douce toute ternie des cauchemars d’histoire. Il a trop plu de bombes sur les ponts que nous croyions transversaux, que nous pensions gagnés sur la nature mille fois pétrie des songes trop humains.
Lorsque nous aurons bien remonté le cours, nous tendrons la main et il sera temps de mourir, de laisser au creux de la paume notre nom s’effacer sous la chute unique de la première goutte qui – dans sa douceur devenue tellement humaine au contact de la peau – chantera la force d’être… et le noroît nouveau pourra porter aux horizons la grande splendeur des paraboles terrestres.
Après le baiser de la source sur nos doigts, oui, c’est seulement après, crois-moi, que nous aurons le droit à la parole.
Quel beau texte bien labouré ! J’en évoque la richesse sous le billet précédent. (me suis trompée d’étage !)
C’est comme une défaillance laissant l’encre couler où vous aimez pointer le risible du savoir et du non savoir. Le désir y frémit car vous êtes bien vivant, dressé sur vos deux jambes, bras ouverts comme un arbre.
Et pourtant l’absence vous taraude, révélation d’un vide. Et vous cherchez dans la négation d’une perspective individuelle invitant les arbres, les sources, la terre, les étoiles.
Vous êtes déjà dans un acte de résistance. Et vous partagez vos pensées, vos émotions. Merci pour ce fracas de lumière, cette pulsation qui vivifie.
C’est bien ce que vous dites de Magritte. Le petit homme dans la foule. Qui parle comme tout le monde. Qui tient des propos simples sur un sujet compliqué; comme ici, l’écriture, et puis glisse, dérive, revient. Le silence nécessaire à l’éclosion du propos. Le familier qui resurgit au milieu d’un propos presque métaphysique.
“Et sous les arbres pleins d’une gente musique
Notre entretien était souvent métaphysique” Verlaine: Ame te souvient-il?
Un rayon de soleil oblique s’est fiché dans ce commentaire… Le présent est fragile par son manque.
Heureuse de votre accord sur la présence de Magritte, le passe-muraille.
Raymond, vous écrivez : “C’est au siècle qui meurt que le silence s’est accru entre les noms, sans liens entre eux, grains de sable du grand désert bruyant. Tais toi, nous voulons dire, cèle ton nom, tais-toi et marche;”
Je suis heureuse de lire ces mots car le monde se rétrécit. Des hommes perdent leur monde, leur pays.
Grandes migrations de ce tps… No land’s man… Des frontières disparaissent, n’existent plus.
Günther Anders dans “Le courrier des morts. Élégies” dédié à son cousin Walter Benjamin , écrit des poèmes tragiques.
Quelques vers du poème “Les décédés” :
“Combien d’années ai-je passé sans jamais
me retourner, volant seulement plus loin
et toujours plus loin, sans origine,
volontairement sans ancêtre, n’appelant
aucun lieu “chez moi” (tout au plus ma destination
que je ne connaissais pas encore)-
Et quelque part, loin derrière,
sur la branche dénudée, assis, ne regardant rien,
au milieu de ses enfants, dormait, très vieux,
l’animal de mes ancêtres : la chouette de mes origines.- (…)”
Traduit de l’allemand par Annika Ellenberger et Christophe David.
Je pense aussi aux “Élégies de Duino” de Rilke.