A l’origine, cette rêverie est née d’une commande de la société des lettres de Corrèze, et je les en remercie. Je la dédie cependant à Robert Redeker. Son absence ou plutôt sa disparition nécessaire m’ont donné la nostalgie de sa poignée de main. Il est étrange que le principe de Voltaire : “peu importe que vous ayez raison etc…” ne soit pas suivi à la lettre dans notre langue et notre pays. Cela fait deux cent cinquante ans que le propos a été tenu en toute clarté, en pleine lumière, fondant ce que nous avons de plus beau: la liberté de penser, l’esprit critique. C’est en ce sens que je propose ici mes rêveries. Leur force rationnelle est faible, sinon nulle, mais je compte sur la musique des syllabes pour que la mémoire en garde le ton, ce pilier de la vie de l’esprit.
Une poignée de main vaut un poème : le frêle géant de Bucovine – Paul Celan – a tenu à nous le dire. Les paumes qui s’effleurent, ce psaume laïque n’est pas rien ; entre les deux mains, le vide s’étouffe sous le souffle des existences croisées. Le frisson s’immobilise au faîte de la pression, ta peau la mienne une seconde ne font qu’un, prière éphémère qui fait envie à Dieu, j’en suis sûr. C’est le contraire du doigt levé de Jean-Baptiste. Les paupières acquiescent, les pupilles basculent, nos existences se dotent d’un autre soleil, voilé certes, mais bien plus chantant puisqu’une voix s’élève au moment où les phalanges se touchent.
Bonjour : on dirait un présage, mais c’est mieux, c’est un vœu, donnant-donnant ; les arbres de l’avenue en frissonnent, eux qui, plantés au garde à vous peuvent à peine se lancer des hélas du bout de leurs bras infectés de diesel ; leurs feuilles extrêmes s’exaspèrent, il faut un rude noroît pour qu’elles se mêlent, alors que nous, regarde, un avant-bras suffit. C’est une aube que l’on invente en plein midi pour sortir du terne crépuscule de soi, j’en avais assez d’être enclos dans la mélancolie de ma peau sévère et jusqu’au bonjour, après un scrupule physique, petit retrait du pied, je dois bien avouer que j’étais empêtré dans mes remuements et que je ne le savais pas.
L’autre avancé, je suis sauf et le foin froissé de mes pensées se met à prendre feu. La parole est à l’instant parabole, l’arrondi du monde se lit au front de l’autre mystérieux et connu ; il dit l’intelligence avec l’ami, ce confluent gracieux des êtres de rencontre. Le sourire dit également : c’est maintenant que tu vis, nous présentons nos mains comme une prière à deux pour un échange doucement incliné vers le bas, vers la terre commune où nous nous tenons debout, pétrifiés sur cet infime carrefour de temps.
Ce n’est pas le heurt de deux solitudes qui se réchauffent contre l’absence, non, l’un et l’autre savent qu’ils sont soudain comme le monde, ouverts, vifs, et leurs bonjours viennent ajouter à la rumeur de la cité leurs décibels murmurés qui les emmènent sur les berges du fleuve, aux marges des boulevards, à l’instant où justement, rivés sur leur poignées de mains, ils chassent le monde du bout des doigts, débordant de leur silence enfin brisé. Ils oublient le monde au moment où ils s’ouvrent à lui et dans cette perte ils rejoignent plus sûrement l’aventure des voix, des voitures et des croisées qui vibrent sans eux. On ne peut être avec l’autre et avec tous les autres en même temps, et pourtant, c’est à cet instant qu’on est le monde. Me repliant, je rejoins la rumeur. Bonjour est un retrait, la main serrée une fermeture, puisque rien ne compte alors davantage que l’être unique auquel je fais face.
Tu vois, j’étais seul et maintenant grâce à toi je suis tous, même si je n’entends plus les moteurs, ni les arbres, ni les ponts qui frémissent ; la rencontre efface le monde dès qu’elle paraît car elle devient salut à part entière ; la main ne serre pas seulement sous l’effleurement des paumes, c’est un message chuinté, un « tais-toi » qui s’adresse aussi bien aux ogives de mon crâne clos qu’aux pas qui rouillent sur le pavé des cités dont nous ne sommes que les passants.
Et après ? Après les voix se percutent, excuses balbutiées, mais la crainte est inutile. J’entends s’apaiser le très ancien clapotis du lac froid auprès duquel j’habite communément et les deux voix tissent vite des verticales lumineuses comme les harmonies aux mains croisées du virtuose, calme babil au bord des eaux trop sillonnées du moi. Mais le silence ne renonce pas, plus je parle plus je l’entends sourdre à travers la trame fripée des mots ; il me retient par la manche et je m’aperçois stupéfait que l’émoi d’être à l’autre menaçait de me désintégrer et que le silence seul, qu’à l’instant je vêtais de hardes froides, est mon allié le plus sûr, heureux silence sur le fond duquel le larynx aggrave chaque mot davantage. Je ralentis mon débit. Je parle enfin, le jour se lève.