C’est toujours très beau, c’est un voyage qui ravit à chaque page tournée, la langue vous happe comme jamais dans un texte contemporain et miracle il écrit avec la même solennité affectée (humour ?) pour éloigner les maussades qui lui envient son talent et perçoivent obscurément qu’il est un des meilleurs écrivains vivants. A force d’être amoureux de la langue on dirait qu’il la guide de loin et qu’elle se développe toute seule, il la laisse écrire ce qui donne un sentiment de liberté ahurissant (voir son « gradus » dans Rhétorique Spéculative qui donne quantité de conseils sur l’écriture conçue comme un rêve); c’est un musicien (pratiquant depuis l’enfance), découvreur stupéfiant – Monsieur de Sainte Colombe, mais aussi Apronenia Avitia, Lycophron etc. qui reprend la manière des très grands, en suivant la geste inconsciente qui court sous les sonates. C’est un écrivain hors norme qui se repaît des découvertes au fond récentes des sciences humaines (Levi Strauss, Bataille, Benveniste) pour en faire son excellence fragmentée. Un de ses derniers livres (Les Larmes) comme les autres s’en va vers l’origine non pas de la musique (voir l’indispensable Haine de la Musique) mais de la langue française, vers la première phrase du français. Tout ou presque est inventé. C’est donc un roman. Il est ce mélange rare de quelqu’un qui enseigne et raconte dans le même temps (érudition étourdissante); « Il est si grand qu’on ne voit que ses pieds » (Cocteau à propos de Goethe). Sa musique faussement glacée est un long « grave » par lequel il fait bon se laisser prendre. C’est nous dans ce temps accéléré mais armés soudain d’un étrange tempo d’éternité (oui, cela existe). Il n’est pas du tout au même niveau que les œuvres dont il est souvent parlé ici ou là pour évoquer les ouvrages de notre temps. C’est autre chose, présence inoubliable dans la langue, érudition exceptionnelle, il est unique.
La Haine de la Musique est un ouvrage paru vers la fin des années 90 qui va à l’origine de la musique par le biais de la mue. De même que Les Larmes cherche l’origine de la langue française. C’est le seul écrivain vivant qui ait de semblables ambitions.
On n’a pas encore dit son dessein profond : le Dernier Royaume désigne la vie qui nous est allouée, notre existence hic et nunc. Et le premier royaume est donc ce temps que nous passâmes dans le ventre de notre mère. Il dit presque que c’est une fiction dont il fait le fond de ses divers volumes; il a même rattaché tardivement Vie Secrète (bien meilleur ouvrage sur l’amour que le livre de Rougemont) à la série du Dernier Royaume.
Personnellement j’aime un peu moins ses romans adjacents (Villa Amalia ou Les Larmes) que les livres qui appartiennent à Dernier Royaume qui sont presque (!) des traités de sciences humaines en style ancien toujours impeccable. Le solennel qu’on lui reproche est une recherche du silence qui lui permet de creuser un endroit où poser la musique de ses mots. Comme tout grand écrivain il est différent de tous les autres et la difficulté à le lire est de s’habituer au ton, à la tonalité.
Disons ce qu’il en est du ton : comme pour faire de la musique on exige le silence, le ton écrit, son style s’appuie sur le silence et c’est pourquoi paragraphes et chapitres sont d’une brièveté calculée ; l’œuvre nous rappelle constamment qu’il écrit sur le blanc et à la profusion bavarde de notre temps il oppose un ton latin ; ce même silence qui nous est nécessaire pour lire est mimé par le texte et l’on dirait parfois qu’il veut au cœur même de la lecture nous enfermer dans le silence de la poche amniotique du premier royaume. « In angulo cum libro » (dans un coin avec un livre) est très souvent mentionné comme pour nous rappeler qu’il est un ardent partisan de l’anachorèse. L’extrême charme du Dernier Royaume est le mélange d’anecdotes de toutes les époques, qu’il réinvente à son gré, et de considérations prélevées aux meilleures sources des sciences et de la culture ancienne ou moderne.
Il est politique comme on pourrait le dire de Montaigne. Ne te mêle pas des affaires du monde et écris comme on grave ! Sauf que chez lui on sent (il le dit presque) qu’il est terrifié par les autres, par le social, et sa démission de toutes ses fonctions en 1996 est l’évènement risqué qui fit de lui un vrai lecteur et un écrivain à part entière. C’est à cet endroit qu’il convient d’évoquer son refus total de la philosophie, ahurissante attitude incompréhensible pour celui qui n’a pas vraiment lu ses textes ; il s’appuie pour ce faire dès le début (Rhétorique spéculative) sur un auteur latin (Fronton, maître de Marc Aurèle) qui s’est élevé dans toutes ses œuvres contre l’assimilation au social, au groupe, à l’autre, à la pensée générale. On dirait que c’est ce refus de la philosophie qui structure sa pensée ainsi que l’attachement à la création ex nihilo (il faudrait sur ce point préciser mais ce n’est pas le lieu) ; ainsi Les Larmes disent-elles à peu près: on ne sait rien de l’invention du français, tant mieux, voilà une fiction qui monte en moi, voyons voir ce qu’elle donne. La littérature isole, la philosophie regroupe, tel est le principe qui préside à ses choix. Son ouvrage sur le sur-moi est à cet égard très éloquent : Critique du Jugement (Galilée)… beau pied de nez à la philosophie, provocation qu’on n’attend pas de la part d’un conteur.
Il a tellement écrit qu’on ne peut citer toutes ses œuvres. Le dernier récemment paru chez Galilée concerne l’invention du théâtre (Performances de ténèbres); il faut dire son regard stupéfiant depuis qu’il se mêle d’en faire lui-même, à sa manière. On ne peut guère aller plus avant (ou arrière). Il faut dire aussi que cette fois il s’expose physiquement aux regards des spectateurs ; il signale que c’est un tournant dans sa vie, aussi important que sa démission de 1996; la peur semble vaincue ou plutôt transmuée par la nuit du spectacle où il s’avance, un rapace vivant posé sur le poing : on lira dans Performances de ténèbres ce qu’il entend par ce geste et son avance muette sur la scène avec cet oiseau de mystère qui depuis les cintres vient se poser sur sa main gantée.
14 réflexions sur « Pascal Quignard »
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Très beau billet. Très juste.
Grand merci à vous Madame Parrat de votre approbation. Cette chance que nous avons d’être son contemporain !
Vous avez choisi “Je peins le passage” comme cairn pour votre blog, c’est tout à fait en osmose avec la tentative d’écriture de Pascal Quignard. Il est sur cette crête où tout peut basculer. Vertigineux entre-deux. Limite d’un monde inconnu qui palpite sous la couvaison du langage. Ce qui vient juste après, c’est le silence. Il fait comme Boutès : il plonge…
Peut-être un grand écrivain – il y en a tant de petits qu’il faut bien nommer les grands, mais mon exigence est sans doute elle même à la limite de la demande de l’enfant – peut-être écrit-il sur ces marges ce que j’appelle parfois “laisses” comme on trace des signes qu’on voudrait définitifs sur le sable mouillé ( parce qu’ils sont si éphémères). J’aime beaucoup votre “sous la couvaison du langage”; vous utilisez des images qui rappellent Boutès en effet, mais cet entre deux connaît chez Pascal Quignard bien des métamorphoses; c’est qu’il n’a pas peur de la contradiction, on dirait qu'”il se contredit parfois à lui-même” (comme dit Montaigne), mais c’est que l’envers aussi est bien également l’endroit. L’audacieux plongeon: on se retrouve alors dans un monde qui n’est ni dormant ni conscient, qui est celui de l’écriture, autour duquel en effet un silence nécessaire se forme comme un halo et c’est pour cela qu’il écrit sans cesse, dessinant autour de chaque paragraphe un silence , blancs qui reviennent comme autant de vagues d’un mouvement incessant qui stimulent l’envie d’écrire irrésistiblement. Montaigne aurait-il vécu au-delà, il aurait encore ajouté au tissu des essais…
Cet homme est un mystère… il aurait pu n’être que musicien. Son écriture s’est éveillé par la musique puis les mots ont pris la tangente et l’ont entrainé dans un pays mystérieux. Le chant est devenu vague profonde née des soubresauts de l’inconscient. Une sorte d’obstination. Une taille-douce du langage. Ce ne sont plus des traces. La plume attaque à vif ce qui est ignorance. La descente dans la langue se fait par couches successives. une vibration en naît. Alors l’encre accroche. Ça remonte des profondeurs dans un velouté que l’on peut presque toucher en lisant. L’écriture n’a alors pour objet qu’elle-même. Ce que l’écrivain s’efforce d’écrire c’est ce qu’il ne sait pas. Le regard du lecteur s’élargit devant cette vie silencieuse, cet enveloppement, avance dans cet inconnu vibrant, risque d’être “désarçonné”.
J’aime bien votre échange avec Rose sur les arbres. Instant d’un éclair dans les herbes sauvages de la RDL ! Comme un tissage qui nous relie au monde.
Dans “Citadelle” (qu’elle lit en ce moment), il y a un arbre extraordinaire :
“” (…) Car ce poète un soir auprès du feu dans le désert racontait simplement son arbre. Et mes hommes l’écoutaient dont beaucoup n’avaient jamais vu qu’herbe à chameau et palmiers nains et ronces. ” Tu ne sais pas, leur disait-il, ce qu’est un arbre. J’en ai vu un qui avait poussé par hasard dans une maison abandonnée, un abri sans fenêtres, et qui était parti à la recherche de la lumière. Comme l’homme doit baigner dans l’air, comme la carpe doit baigner dans l’eau, l’arbre doit baigner dans la clarté. Car planté dans la terre par ses racines, planté dans les astres par ses branchages il est le chemin de l’échange entre les étoiles et nous. Cet arbre, né aveugle, avait donc déroulé dans la nuit sa puissante musculature et tâtonné d’un mur à l’autre et titubé et le drame s’était imprimé dans ses torsades. Puis, ayant brisé une lucarne dans la direction du soleil, il avait jailli droit comme un fût de colonne, et j’assistais, avec le recul de l’historien, aux mouvements de sa victoire. Contrastant magnifiquement avec les nœuds ramassés pour l’effort de son torse dans son cercueil il s’épanouissait dans le calme, étalant tout grand comme une table son feuillage où le soleil était servi, allaité par le ciel lui-même, nourri superbement par les dieux. Et je le voyais chaque jour dans l’aube se réveiller de son faîte à sa base. Car il était chargé d’oiseaux. Et, dès l’aube commençait de vivre et de chanter, puis, le soleil une fois surgi, il lâchait ses provisions dans le ciel comme si un vieux berger débonnaire. “
Il va falloir décidément que je lise Citadelle; le passage que vous donnez sur l’arbre est en tous points extraordinaire, merci! Reste notre Pascal Quignard dont je décrirais comme vous l’insistance sur le langage tout en songeant encore à une autre dimension qui s’approche de votre superbe “velouté que l’on peut presque toucher en lisant”; tout ce que vous dites mérite d’être médité, mais encore autre chose, disais-je, oui, cette affaire de la musique qu’il quitte pour l’écriture. Il m’a toujours semblé qu’il ne la quittait pas vraiment et qu’il essayait par le biais des histoires (que d’histoires dans ses livres, que de récits, que de souvenirs livresques et réels!) d’aller chercher la magie musicale à la manière peut-être d’un auteur d’épopée – Ulysse surtout qui le hante me semble-t-il, les Sirènes ah là là – c’est-à-dire derrière le chant le mystère d’exister. Chaque histoire est un thème qu’il oppose ou reprend plus loin comme une fugue, les niveaux s’accumulent, les leitmotive se font légions de livre en livre, ils s’élargissent au milieu du silence omniprésent. Il tend à ronger l’os des mots pour faire le tour et retrouver la musique qui précède. Il semble vouloir à la manière de Kleist dans le “théâtre de marionnettes”, faire le tour du monde dans l’autre sens pour retrouver un paradis hypothétique où la raison philosophique est mise à l’écart pour dire plus essentiellement notre présence. Du coup les mots s’enflent d’une curieuse réalité, jamais éprouvée à ce point. Ce qu’il cherche c’est l’équivalent des sensations qu’éveille si directement si naturellement la musique. Il n’envie pas la musique, il tend à la dépasser pour lui faire perdre son caractère obsessif tout plein d’obéissances. Il veut la liberté du plaisir de conter comme on l’entend, oui, comme on l’entend, avec des mots comme des galets solides et pleins qui se cognent et font des étincelles au bord de l’eau.
On aurait pu penser qu’il en resterait là mais depuis la parution de “l’origine de la danse” et des “performances de ténèbres”, il entre sur le devant de la scène et use son corps à produire encore autre chose; nous savions bien qu’il avait une relation physique avec les mots mais là il le prouve, usant de la chouette comme d’une intercesseuse entre l’origine de notre culture (et du monde à la fois) et la mort qui vient. Son poing ne tient plus le crayon il tient la nature animale, notre ancêtre, dans la nuit. Très impressionnant. On a envie de dire: Quelle audace de braver ainsi la nuit “en cet âge penchant /où (s)on peu de lumière est si près du couchant” (Malherbe).
Ça alors, vous êtes surprenant ! Le livre d’Heinrich von Kleist “Sur le théâtre de marionnettes”. J’ai celui traduit par Brice Germain pour les éditions Sillage. Publié la même année que “La Petite Catherine von Heilbronn” et “Le Prince de Hombourg” quelques mois avant son suicide au bord du lac Wannsee près de sa chère Henriette Vogel. Ce texte très bref est suivi d’une méditation “sur l’élaboration progressive des idées par la parole”. J’avais souligné cette phrase qui nous rapproche de Quignard et la musique : ” il est si difficile de jouer sur l’âme humaine et d’en tirer sa sonorité véritable, des mains malhabiles peuvent si facilement en tirer des sons discordants…”. Seulement après, je donne tout son sens à ce dialogue qui clôt le théâtre de marionnettes : “… à mesure que la réflexion se fait plus obscure et plus faible, la grâce jaillit toujours plus rayonnante…”. C’est un peu ce qu’écrit Marc Court, à l’instant sur la rdl à 12h22 et 24 à propos de “Ces signes parmi nous” de Ramuz.
Oui, ma traduction du texte de Kleist “Sur le théâtre de marionnettes” a été accueillie dans les oeuvres ouvertes de Laurent Margantin. Elle m’accompagne souvent, car traduire au fond c’est lire d’un peu plus près et j’ai toujours trouvé que ce texte était du même ordre que les textes de notre Pascal Quignard, peu importe que deux siècles les séparent(même refus agacé de la philosophie, même passion pour les anecdotes qui ouvrent sur l’infini de notre nature). Je connais bien les textes des fameuses Abendblätter dont vous parlez et qui en effet recroisent nos préoccupations. La citation que vous faites sonne au fond à peu près comme les vers de Malherbe que je vous citais il y a peu de temps avec il est vrai chez Kleist, et ce n’est pas rien, la grâce en plus! Vous avez raison d’insister sur “ces signes parmi nous” de Ramuz, c’est ainsi que l’on survit. Je note qu’un esprit astucieux a relevé la parenté de ce propos avec Jean Luc Godard, ce que je trouve profondément pertinent. Enfin tout cela fait “signe”… que c’est agréable et vous habille pour les saisons à venir !
Pascal Quignard et la basse continue de son écriture si proche de la viole de gambe de Marin Marais (j’ai aimé le film qu’Alain Corneau a créé à partir “des matins du monde”) mais aussi de deux instruments qui lui ont ouvert les portes de la musique : l’orgue et cette viole de gambe.
J’ouvre à nouveau “Les ombres errantes”. Page 152, Pascal Quignard écrit : “”À Paris, Richelieu fit venir son luthiste et lui demanda d’interpréter la chaconne intitulée Le Dernier Royaume. Puis il joua les Ombres qui errent, pièce dont François Couperin reprit le thème principal sous le nom Ombres errantes dans son dernier livre pour clavecin.” Une musique que l’on écoute le soir, quand la nuit tombe…
En amont, page 114, il évoque un sermon (Barfusser lesemeister) le Lecteur aux pieds nus, qui commence par ces mots “Tenebra Deus” (Dieu est une ténèbre).
En ces temps de Pâques et cette actualité sombre, cette pensée, cette musique sont l’occasion d’un retrait dans la lecture. Il évoque aussi longuement “L’éloge de l’ombre” de J.Tanizaki et les sages chinois ou les brahmanes.
Il semble tourner autour de ce qui est perdu dans ce livre où des pensées, dispersées en cinquante-cinq chapitres, se suivent en fragments énigmatiques. Ce sont comme des variations sur l’ombre.
Vous avez raison, la musique imprègne son écriture, en est la pulsation.
Oui, bien sûr la musique mais qui passe par les mots et console: car l’ouvrage de Tanizaki est au fond un véritable éloge de l’ombre, nous qui pensons spontanément lumières comme XVIII ème siècle et progrès et humanisme et droit de l’homme. Au temps de pâques, je partage votre inquiétude alors que nous devrions nous réjouir de cette survenue de la lumière grave d’août en cet avril débutant: cette renaissance dont Pascal Quignard nous parle ailleurs (“mourir de penser” je crois) en termes si chaleureux: naître c’est renaître etc… qui s’oppose en effet à cette louange de l’ombre. Pascal Quignard est partout, dans tous les lieux tous les tempéraments; on pourrait voir son dernier royaume comme un épuisement des tempéraments (au sens de Bach; clavier bien tempéré) possibles. J’ai vu dans un tout petit ouvrage de P Q qu’il escomptait faire 14 volumes de son dernier royaume. Le projet lui serait venu comme un éblouissement, titre de chacun des volumes compris. C’est une étrange inspiration. Il ne s’y tient pas tout à fait, les éditions galilée proposant d’immenses volumes intermédiaires sur la danse sur la critique du jugement etc. Je crois franchement que son projet, il le retarde, il le maintient hors de sa réalisation, loin devant, comme s’il retardait sa propre mort à partir de cette superstition écrite dont il nous dit ailleurs que ce projet du Dernier Royaume est au fond basé sur des éléments très fragiles, surtout pour ce qui concerne le Premier Royaume. On pourrait pour vérifier interroger des spécialistes de la vie intra-utérine ils souriraient des affirmations du poète, ce qui pour ma part n’enlève rien au projet, le rêve est ainsi élaboré contre le réel. On en dirait tout autant de n’importe quel texte de Rimbaud ou d’une pièce de Marin Marais. Cela ne tient pas et pourtant cela tient drôlement. La musique est alors ce qui est le plus lointain mais ce qui justifie le plus profondément le projet du Dernier Royaume. Ce n’est pas un hasard s’il est question de la musique à chaque fois que le Premier Royaume est évoqué. C’est le fond de sa pensée, là où le texte se replie sur le son pur.Vous dites “pulsation”, oui, les battements du coeur, j’en suis d’accord, ce que l’on entend chez l’échographiste bien avant la naissance.
Plus nous cherchons , plus tout cela devient obscur donc… nous nous approchons d’une rupture de l’ombre par implosion qui sera lumière. Le clair-obscur comme dans la peinture du Caravage… Rien n’est plus proche de la lumière que l’ombre. Quand je lis les ouvrages de ce dernier royaume, il me semble passer incessamment de l’ombre à la lumière. Un peu l’impression de franchir les cercles de Dante. Comme vous le dites , il n’est pas pressé et musarde en chemin, ouvrant les yeux sur le monde puis il revient à un certain ascétisme.
Parfois, c’est trop bien écrit, alors j’ai peur qu’il s’enchante de son chant. (épreuve tentante pour un écrivain.)
Je pense soudain à ce poème de Meschonnic (“Puisque je suis ce buisson” -Arfuyen) :
“dans tout ce que je ne sais pas
je ne sais pas si le langage
s’éloigne de moi ou si
c’est moi qui m’éloigne
m’éloigne
du langage
je vois des bruits
l’autre rive
et nous avançons ensemble”
“Parfois c’est trop bien écrit alors j’ai peur qu’il s’enchante de son chant” dites vous… Oui, oui, ce sont des phrases en trop; elles sont intéressantes! Il les nommerait peut-être lui-même des “appoggiatures” (!), des phrases hors phrases qui résultent de la vitesse acquise, la main va plus loin que la pensée, force d’inertie qui l’entraîne à faire le cheval échappé. Elles sonnent creux. Elles bayent, mais désignent mieux le vide qu’une pensée sur le vide. Je crois que la grande littérature a toujours de ces dérapages, surtout la moderne. L’ancienne: Tacite, Montaigne, ne connaît pas ces embardées, le support dirait-on leur est trop précieux. Proust est un champion en la matière, il avance sur le vide pour le mieux désigner, il le fait consciemment sachant que le très grand style n’est pas de l’ordre du conscient ou de l’intelligence qu’il dénonce si souvent. Cet au-delà de l’écriture que sont ces types de phrases sont au fond très émouvantes. On dirait d’un enfant qui rajoute à profusion des détails pour être cru. Il me semble que PQ le sait mais ne peut s’en empêcher par souci supérieur de se mettre quand même en avant, lui qui s’abstrait si souvent, le voilà pris à s’avouer, contraint et forcé. Les appoggiatures sont les oripeaux du narcissisme longtemps remis. Baîllement nécessaire, successif à la peine d’écrire à ce niveau. Elles sont “fatigue oblige” ou quelque chose d’approchant. S’il ne tirait pas de temps en temps la bride au grand style, sans doute s’engloutirait-il dans son propos. Le corps réclame sa part dans l’aventure, le vieillissement, la fatigue font le reste et le reste ce sont ces phrases jetées malgré tout.
Sur la lumière et l’ombre, on dirait qu’il prend son modèle sur le jour qui monte et décline, ne cessant de bouger justement entre lumière et ombre. Et qu’est-ce qu’il aime la nuit! Comme la musique oblige à fermer les yeux, il écrirait s’il pouvait dans la nuit noire. Je crois vraiment qu’il emprunte au stade intermédiaire entre veille et sommeil; comme la Recherche. J’aime beaucoup le Gradus de la Rhétorique Spéculative sur ce sujet.
Je l’imagine désormais dans la nuit de la scène avec sa chouette, puis l’éclairage soudain, il s’assied et se met à jouer pour retrouver la nuit en plein jour. Il est fou. Il a raison.
Quelques jours à l’atelier pour réapprendre les lignes de force, l’économie du geste, l’espace blanc préservé qui équilibre les traits et les taches. La concentration aussi d’où jaillira le geste juste. C’est au fond comme dans l’écriture… la main impulsive voudrait se gorger d’espaces à noircir, de la virtuosité d’une courbe infinie, du martèlement des hachures et voilà que souveraine, la peau de chamois vient estomper les noirs charbonneux du fusain pour laisser ces poudres transparentes qui font voile. C’est la pensée aussi qui guide le trait mais elle est à côté du langage, roulée en boule dans le regard, prête à bondir, au service du corps devenu aux aguets comme celui d’un chat en observation. J’aimerais bien dessiner Pascal Quignard quand il pense. Ressemble-t-il alors à un chat ? Malraux saurait répondre…
Bonne journée !
(au-dessus c’est implosion)
Je me souviens que Malraux ecrivant, un chat était venu se poser sur sa feuille et il avait donc utilisé seulement le blanc du papier qui dépassait du corps du chat pour continuer à écrire. J’aime vos fusains qui sont pour moi d’abord des plantes qui poussent par chez nous au long des chemins. J’ai du mal ensuite à les imaginer noircissant le papier; je pense aux corps de femme esquissés par Matisse et qui donnent à voir la chair alors que c’est un trait unique, magie des contours. J’aime beaucoup vos “poudres transparentes qui font voile”, c’est comme si elles partaient au large sur un bateau, poussées par le vent. Avec Pascal Quignard, on pourrait peut-être saisir le dessin de son visage sur le vif certes. Mais pourquoi ne pas l’imaginer en train de penser. Il a écrit tant d’ouvrages que l’on pourrait avec ses ouvrages,, aisément me semble-t-il, dessiner son visage pensant. Le même nous raconte qu’un chat vient se poser toujours sur celui qui médite le plus activement. Il ne choisit pas au hasard la personne sur laquelle il veut s’installer. C’est lui qui choisit. P.Quignard insiste longuement sur cette affaire du chat qui communique avec les pensées que l’on nourrit; je ne sais plus où, mais c’est très profond, je vais rechercher.