Tout a commencé par un énorme déchirement de papier, comme si tous mes textes – soudain imprimés – explosaient en même temps, débarrassant la terre de mes rêveries et pour lesquelles, par je ne sais quel miracle, on avait trouvé un éditeur (c’est-à-dire abattu quelques arbres), alors qu’ils vibrent là virtuels et cependant doux sur l’écran qui nous sépare du monde pour la plus grande gloire de la vie de l’esprit ! Critch ! Le déchirement n’a duré que quelques secondes mais il m’a fallu une bonne dizaine de minutes pour que mon palpitant là à gauche consente à s’apaiser, lui qui a traversé presque sans maugréer soixante-deux printemps parfois fort agités ; j’entendais bien qu’il protestait. Lorsque l’apaisement s’est fait, mon vieil esprit de mystique défroqué m’a murmuré : c’est l’axe de la terre, tu sais bien le 21 juin, ça rebascule dans l’autre sens et forcément ça se déchire de partout. J’ai secoué mon chef plus sel que poivre, me reprochant de n’avoir décidément rien appris, juste le silence, juste un peu de rien du tout, l’âme au blanc, non même pas l’âme, le blanc seulement…. Et voilà que maintenant le moindre bruit – le craquement de l’axe de la terre est le plus infime bruit qui se puisse concevoir, la plupart des vivants étant exclus de ses murmures cendrés – le moindre bruit donc faisait dans mon silence un écho de tonnerre. Je me levai pour accueillir à la croisée, comme je le fais souvent à l’aube, les prémisses de la candeur désormais estivale : c’était vert gris, au bas des stratus lointains un rose coulait, jouant la petite espérance dont tout être a besoin pour arpenter le clignement du jour, tasse en main, café brûlant noir pour la lumière neuve. J’aperçois par le fond un visage usé qui tremblote sur le liquide, c’est le mien ; j’essaie de n’y pas songer, j’aspire du bout des lèvres le café qui ne ment pas – sans sucre, son amertume me préserve des déconvenues du jour – et j’entends une voix fraîche issue de derrière les rideaux qui me souffle en riant : « Tu as eu peur hein ? » Je lui parle de mon vieux cœur, de mes textes explosés, le ton est plaintif, j’ai perdu ma voix grave dans le feu de la nuit la plus courte. Je le prie de ne pas trop se moquer et retrouvant soudain, en déliant la voix, les accents graves qui me soudent à la terre, je lui dis simplement :
« Gardien du silence depuis que les enfants sont partis – même mon ami Herbst semble avoir rejoint son Berlin oriental, mais qui sait? – envolés vers leurs vacances ou leurs vacations laborieuses, tout froissement m’est vacarme.
– Je n’ai fait qu’effleurer les rideaux, dit l’ange, excuse-moi, je pensais te faire une agréable surprise.
– C’est le cas, c’est le cas ! Bats des ailes pour me rafraîchir et donne-moi du beau l’essence nécessaire. Merci. »
Il déploie ses ailes et se penche, souffle sucré, sur mon texte du jour. Silence.
Rencontre entre un auteur et son traducteur
C’est un athlète souriant qui est venu me rejoindre à la sortie du métro. Poignée de main chaleureuse : retrouvailles, nous nous étions vus à Berlin l’an dernier. Nous avons remonté la Rue Caulaincourt jusqu’au petit logement qu’il occupe pour quelques jours avec une amie des plus charmantes. Nous avons bu du frais Crémant et j’ai été généreusement invité au restaurant ; l’après-midi a été animée de conversations les plus diverses sur l’écriture et les auteurs des deux langues qui nous font cortège depuis toujours. Alban Nikolai Herbst passe dans son pays pour un auteur controversé : on le trouve soit illisible, soit plus rarement pour un de nos grands contemporains. De son œuvre (voir bibliographie) j’ai traduit un roman, plusieurs nouvelles et une trentaine de poèmes. Redouté, parfois interdit de publication (Meere), ses merveilles sont en tous points semblables à sa personne subtile, profonde et ouverte au monde contemporain dont le chaos nous hante. Il éclaire nos présences ici et maintenant dans des fictions impeccables où, si on le lit de près, notre existence prend un relief étonnant. Le traducteur que je suis attendait des éclaircissements sur bien des points délicats de son dernier recueil de nouvelles (Selzers Singen) et j’ai été constamment conforté dans mes intuitions avec un luxe de détails très utiles.
Je n’oublierai jamais cet après-midi où nous avons presque toujours souri dans une écoute réciproque, douce, familière et revigorante. Car Alban Nikolai Herbst ressemble à l’impression de force qui se dégage de sa prose : la voix est bien timbrée, puissante, la langue allemande parlée correspond exactement, dans sa profondeur fine et légère, à la musique qui lui vient naturellement lorsqu’il écrit. Il faut lire si on le peut par exemple la description follement imaginative qu’il fait de ces jours-ci sur son séjour à Paris. Alors qu’un observateur extérieur pourrait croire qu’il mène une vie tranquille, son esprit distille dans ses textes une cascade d’événements stupéfiants de fantaisie heureuse. Il mêle avec raffinement des éléments vrais avec des aventures débridées qui forcent l’admiration, ce qu’il nomme lui-même : « umerfinden » inventer en modifiant. Son blog est ainsi un lieu irremplaçable où l’on s’égare avec volupté dans les considérations les plus variées.
Le jour gris et pluvieux de ce juin frissonnant devient dans sa voix, sous sa plume, derrière son regard à l’affût des moindres accents, une sorte de fête magique où les mots dansent et rêvent loin puis retombent dans un silence pacifié. Être alors à ses côtés devient une forme de récompense : toutes ces heures passées à le traduire dans la quiétude laborieuse de mon impasse se font soudain réelles, bouquets d’inventions qui m’avaient enchanté et que je vois confirmées par ses gestes éloquents et ses approbations chargées d’évidences limpides. Ce que j’avais parfois traduit du bout du crayon, hésitant, texte nimbé d’une légère brume, est déchiré comme on le fait d’un rideau ; sous la force de ses propos la brume se lève et je songe que j’avais raison et son sourire m’approuve.
Il flotte entre un auteur et son traducteur une lumineuse correspondance : il sait que je suis sans doute son meilleur lecteur – et par boutade je lui confie que je l’ai entendu parfois bien mieux que lui-même, voulant souligner le fait que son écriture propre lui est trop naturelle pour lui être aussi proche qu’à moi-même. Je n’y crois pas tout à fait mais qu’importe, je sais qu’il sait ce que je veux dire.
Reste quelque part dans ce ciel gris de juin une musique commune, un pas, un rythme qui nous tient ensemble. Nos dissemblances de tempérament nous servent, elles nous obligent à forcer doucement la porte du sens, à remonter sans brusqueries nos propres musiques afin qu’elles se retrouvent, comme si la Seine et le Rhin se mêlaient de loin dans les eaux salées à la fois semblables et dissemblables, entre Manche et Mer du Nord.
« Toi c’est toi et moi c’est moi » devient une formule usée au regard de cet échange de langues rendu possible par cette improbable complicité qu’on appelle la traduction.
Bach et l’île déserte
Ce que j’emporterais sur l’île déserte est une question que je ne me pose jamais. Je suis dans l’île déserte : mon corps est posé là, assis, debout, il marche, il court, mais alentour il n’est rien qui vienne me rejoindre et les Vendredis que je croise sont des sauvages souvent aimables certes, cependant ma peau demeure entourée de l’air du temps, se consolant de l’aimantation vaine par des rêves de mers rabattues et de chants d’exception que je laisse filtrer à l’intérieur de mon île. Il faut dire qu’il y a de la place : l’enfance fut un désert ce qui par chance redouble les espaces où le charme peut s’ébattre autant qu’il veut. Ainsi en va-t-il à peu près de chacun de nous.
Il est des solitudes solaires qui laissent autour d’elles vibrer des rayons plus purs, comme les éclats réverbérés sur la Méditerranée où je vois naître les temples et les dieux. Non, même là, je sais que la page est tournée, le sang d’Agamemnon est sec, envolé, les éclairs de Zeus ne font plus peur qu’aux touristes et si mon île s’y ressource parfois, c’est à cause du baume bruissant des rocs fendus, eau limpide qui chante des épopées lointaines pour mes soirées fragiles.
Me vient en secours un ruisseau dont je dirai l’excellence car les humeurs s’y rassemblent, c’est dans l’île l’eau potable, et même si j’ai pu parfois évoquer d’autres précieux ruisselets ou des vents d’extrême force, il va de soi que ce ruisseau (Bach) et son Clavier bien Tempéré offrent à ma terre assoiffée un ensemble de sources innombrables où les humeurs se retrouvent sagement décrites, méditatives. C’est un murmure intérieur conçu à l’origine pour l’éducation des doigts et les vrais éducateurs seuls peuvent comprendre la beauté d’une œuvre élaborée dans un tel but. C’est un chant pour les mains et les tympans qui trace à jamais les humeurs de toutes les tonalités possibles comme si un peintre rassemblait la suite des nuances en une seule œuvre. Mon île déserte déborde de ce ruisseau sonore, elle s’y retrouve en harmonie car ces vingt quatre pièces sont autant de méditations sages, folles, songeuses, enjouées ; elles ne parlent pas à la foule, ne déplacent pas les montagnes, mais se posent au présent, un présent tellement vif, si vécu, si touchant aux mains et aux corps lestés d’esprit qu’on croirait que l’encre qui les traça n’a jamais su sécher. Son austérité apparente la préserve comme un ombrage généreux de tout tapage intempestif, si bien que mon île déserte en résonne dans son intégralité depuis la première audition.
Conscient que l’île déserte est insatiable, Bach a eu la bonne idée d’écrire un second volume des mêmes exercices et, enclos dans l’île, je me réjouis d’avoir tant à écouter.
Domenech
C’est un défenseur de métier. Il n’a jamais vu le foot autrement. Il est de la défense, de la rétention, du stade anal, de l’obsession de ne pas se faire avoir (prendre un but). Il est coincé. Lorsqu’il parle, c’est du bout des lèvres, il ironise mal et de biais, comme s’il avait la terreur d’être pris pour un imbécile. Il est constipé. Il est typiquement obsessionnel. Il lui manque la dimension hystérique qui lui ferait prendre des risques. Il a horreur des risques. Il s’est fourvoyé dans le foot, il aurait dû être ministre du budget, compter les sous. Il ne sait rien faire que par calcul. Il ne sait pas bouger, il est triste, il ne sourit que faussement, comme un chinois perdu dans notre Landerneau. Il a été contraint de prendre Diaby, sans doute le joueur le plus fou, le plus fort, le plus malin; mais RD justement ne l’aime pas car il est imprévisible et rien n’est plus agaçant pour un psychorigide que quelqu’un qui invente. RD croit que le foot est calcul, construction préalable; il ne voit pas que c’est mouvement, glissade de niveaux, liberté, liberté, liberté. Il en pince pour Govou – totalement inefficace – parce que Govou est brouillon, parce qu’il n’a aucune invention, aucun esprit de finesse, c’est-à-dire que Govou lui ressemble.
Pour marquer des buts il faut de l’imprévisible, de la fantaisie, de l’improvisation, du neuf, du toujours renouvelé, de l’esprit d’à propos, de la liberté de bouger, de la vision sur l’instant… toutes qualités que RD déteste car il n’aime pas la VIE. RD c’est “la mort, la mort, la mort, toujours recommencée”, il a une terreur folle du TEMPS, et de la LIBERTÉ. Il transforme le foot en arrêt sur image. RD pense: “Je hais le mouvement qui déplace les lignes” (Baudelaire). Le mouvement, c’est-à-dire la vie, le délire, l’invention, la beauté du présent tel qu’il se présente, la fluidité du temps qui s’écoule, la souplesse de l’inventivité constante.
Que dire de quelqu’un qui conçoit le foot comme un jeu statique? C’est un fou. Il en est resté au baby foot. C’est un enfant qui n’ose pas le dire.
Ce n’est pas un hasard si la fédération a choisi un type pareil. Ils étaient horrifiés par la coupe du monde remportée en 98 ( c’était un hasard ; Aimé Jacquet était, hélas pour eux, un faux imbécile très intelligent). Tétanisés qu’ils ont été ; ils ont eu beaucoup de mal à s’en remettre. Ils ont donc pris le plus stupide exprès. La France n’aime pas la gagne. Poulidor plutôt qu’ Anquetil. La gagne ce n’est pas égalitaire. Quelqu’un qui gagne (de l’argent, de la gloire) ce n’est pas égalitaire. Or, les Français sont obsédés par l’égalité (voir Tocqueville, Chateaubriand), ils détestent au fond les grandes vedettes richissimes (ils s’en moquent constamment, les jalousent), car elles leur disent: vous ne serez jamais comme moi. Quoi de plus scandaleux dans un pays d’égalité que de constater que l’on puisse gagner un jour, parce qu’on est différent? C’est impossible. Ce pays n’est pas fait pour ça.
RD est donc parfaitement à sa place.
Piano et pluie
L’avance du temps ; elles hésitent à tomber, s’attardent sur les feuilles crues des troènes en boutons, autant de notes d’une sarabande, toccata ralentie qui s’étale à travers la matinée sans vent où les pépiements protestent à sec vers le ciel pour contredire la pluie un peu tiède. Entre chant et chute – éclat mat des gouttes contre le suraigu des becs avides de joie – se tricote un réseau de sons, si bien qu’une partition se dessine sur la grille des fils électriques, deux niveaux, une basse mouillée très terrestre et des pointes au-dessus de l’autre portée, notes supplémentaires bigarrées, chargées d’appogiatures, de trilles incessants qui se moquent bien du rythme gras de la pluie lente où tout retombe.
L’agreste mime des joies cavalant à travers les airs ne consent que rarement à cesser son ramage, mais en ces pauses éclatées, des vagues de terre mouillée renaudent contre l’optimisme éberlué des mésanges charbonnières, la terre tourne semblent dire les monticules frais bâtis à la hâte par les taupes dérangeantes.
Au loin, un vieux piano brisé s’est installé dans ma mémoire ; entêté, il ramasse ces débris du présent, gouttes perlées et trilles roulés, et tapote du bout des doigts une sonate facile, ut majeur, car que faire d’autre lorsque le temps se vide ainsi de ses horizons, que des nuées se tassent à deux pas? Les promenades une fois barrées, restent deux mains qui lancent dans le vide la mécanique amusée de Mozart, et l’on va variant autour de la tonalité, détachés souriants à droite et lourds sauts arpégés à ma gauche ; on entend les éclats de rire du gamin malicieux qui couvent des stupeurs lorsque des dièses ou des bémols viennent troubler ce qu’on croit être une avance digestive et seulement plaisante.
Puis revient le silence et il est temps d’écrire.
Lenep
En ce jour un peu particulier, je reçois des encouragements à continuer.
Je me permets cependant de joindre ce même jour un grand merci à Lenep qui a permis la fondation de cet instrument particulier et qui a eu la patience de glisser ici ou là une musique ou un document PDF qui offre la possibilité à cet site d’avoir un peu plus de corps. Je voudrais le saluer et manifester envers ses étonnantes compétences tout le respect qu’elles méritent. L’aventure continue, mais il faut savoir que sans Lenep rien n’eût été possible. Grand merci à lui.
Un anniversaire
Dieu soit loué je ne suis pas superstitieux, mais il faut bien fêter les un an – les un an sont une formulation très absurde – de ce site où j’ai déposé à ce jour trois cents textes tout juste. Et puisque je suis dans les chiffres, dates et autres calculs, je tiens à remercier les près de 16000 clics qui vinrent me rejoindre dans mes ombreuses rêveries durant toute cette année. 15951 pour être précis. Ce que ces clics veulent dire, c’est que ma foi il semble intéressant à bien des lecteurs de consulter mes proses et tentatives poético-artisanales, sans oublier le théâtre et ses marionnettes articulées comme la langue. Je signale aux esprits chagrins que j’ai bien l’intention de continuer à envahir l’espace virtuel.
Je tiens à remercier vivement tous ceux qui sont venus me rejoindre dans mes fabrications contournées aussi bien que dans mes affirmations candides et autres réflexions bizarres. Vous m’avez été très précieux. En espérant procurer toujours le même agrément, j’adresse à mes dicrets lecteurs l’espérance d’une existence remplie par la vie de l’esprit.
Chanter juin
Parmi les poèmes de Hölderlin dits de la folie (à partir de 1806), un quatrain est demeuré célèbre :
« L’agréable de ce monde je l’ai goûté tout entier,
Les heures de la jeunesse ont fui depuis longtemps, si longtemps,
Avril et mai et juillet sont très loin,
Je ne suis plus rien, je n’aime plus cette vie. »
On remarque aussitôt que « juin » n’est pas cité et des commentateurs avisés de suggérer que ce contournement du mois de juin est dû à la disparition de Suzette Gontard, morte en ce mois maudit pour le poète (Suzette Gontard a été la grande passion du poète : il fut le précepteur de ses enfants). Il se pourrait aussi que plus trivialement le poète ait voulu éviter la répétition de sons proches dans le troisième vers :
« April und Mai und Julius sind ferne »; glisser „Juni“ avant „Julius“ eût été assez fâcheux…
Peu importe ici la vraie raison de cet évitement du beau mois de juin, le plus rayonnant bien sûr, lui dont la première lumière totale domine l’année et auquel, on vient de le voir, juillet fait pourtant une ombre indiscutable… Chanter juin est ainsi une nécessité.
sur sa crête de lumière
l’ange explose de tendresse
la main tendue puis serrée
peu de paroles des frôlements
murmures cependant
le sacré des ailes accompagne
mon pas toujours en juin
(je suis des nuits d’hiver)
ta bouche tiède emplit le mois
de fruits qui de leur incarnat
rehaussent le bleu des seigles
et de tes frêles coquelicots
tu montres au blé le mûr
l’espoir de la teinte fluide
que les éoliennes salueront
ange mon amour de juin
puis de juillet et des moissons
donne toute ta parole
chante-nous des plaisirs
dans l’attente de tes pas
aube de peau adorable
où rosit le lendemain fou
Chorale de nuit
Au plus profond de mon sommeil, cher ange, j’entends ton battement d’ailes dans la nuit et je vois l’encre violette des espaces ponctués où rien d’autre ne se meut que le lent glissement des astres autour de Polaris; pourtant un autre rêve s’agrège autour de formes que les étoiles suggèrent; ce ne sont pas les constellations du planisphère mais un arrangement différent que le souffle de tes ailes conduit pour dessiner des visages possibles: de simples vivants croisés au hasard dans la foule, des êtres chers que je n’ai pas vus depuis longtemps ou qui sont morts sans que j’aie pu leur adresser un dernier signe – une simple pression de main eût peut-être suffi – enfin des boucles de cheveux, des voix que je reconnais comme celles de mes enfants auxquelles se mêlent les appels pressants de mes petits-enfants, et ces visages et ces voix je le sens demandent qu’un chef de chœur se place loin d’eux mais pas trop pour prendre la tête de l’ensemble afin de les faire chanter contre la nuit qui donne le rythme; coulent alors des ruisseaux de notes chantées en langues inconnues, des dynamismes fugués en majeur s’élancent en vagues plus violentes à mesure que le chant avance, des arbres agitent derrière eux leurs cimes sous le vent de nord-est, celui qui promet belle traversée aux enfants d’aujourd’hui, et richesses de rencontres ; un doute me prend à cause de la tendresse que mon dos recueille à foison et je m’interroge : serait-ce, jolie absurdité, le soleil qui brille dans la nuit ?.. et tout en dirigeant la chorale puissante qui me suit et tomberait – je le sais – dans le vide des espaces si je cessais de battre la mesure, je me retourne, jette un long regard vers toi, cher ange, si beau, image d’un monde jadis vivable où tendresse et harmonie auraient régné, mais tu fais alors d’un coup tout disparaître, toi-même t’estompe dans un dernier souffle tiède et c’est ainsi que je m’éveille avec à l’esprit l’impérieux besoin d’écrire pour tenter de retrouver le chant choral de ces présences qui furent, sont et seront.
Ce temps que nous vivons
Ce temps que nous vivons est celui de la submersion, comme si des vagues successives déferlaient sur notre esquif, ce maigre espace de temps et de lieu qui nous est alloué depuis notre naissance. La technique a envahi en peu de décennies tous nos actes quotidiens sans que nous y ayons été préparés par l’école ou l’éducation. Il y a quatre décennies seulement, il fallait attendre deux ans pour avoir le téléphone, nous avions pour tout lien les lettres que nous écrivions en tirant la langue, penchés sur une feuille de papier que nous remplissions lentement de considérations étroites, limitées à la centralisation parisienne. Mon premier salaire à dix neuf ans s’élevait à 250 Euros par mois ; certes le lait, le vin et le tabac – ce dernier très banalement consommé sans arrières pensées ni culpabilité – coûtaient une bagatelle, mais nous avions aussi de modestes besoins qui n’empêchaient pas une vie normale.
Il y avait jadis dans l’air une évidence du pouvoir, de la morale de deux sous, et les villages le dimanche se retrouvaient à l’église pour deviser sous le porche sur l’abondance des moissons, les mariages en devenir et les morts advenus. L’immense traumatisme de la guerre civile européenne résonnait encore dans nos jeunes cervelles et les petites villes s’arrangeaient tant bien que mal avec leurs morts et les premiers balbutiements d’un rythme syncopé drôlement, venu tout droit des Amériques. Nous n’avions pas autre chose en tête que la libération des mœurs et le rêve candide d’une gauche progressiste cantonnée dans les frontières de notre pays. L’Europe semblait une affaire de gouvernants lointains, rien qui pût nous aider à vivre mieux, même si flottait à l’horizon un songe de paix universelle qui ne concernait d’ailleurs pas l’univers, mais notre camp occidental.
Tout a changé. Je ne parle pas seulement de l’irruption de l’informatique et de la multiplication des moyens de communication. Désormais, le dimanche à onze heures, il n’y a plus que quelques fidèles dans la nef, les moissons s’évaluent en subventions et les usines surpeuplées sont animées par des machines qui remplacent avantageusement les corps adultes qui étaient exposés au tonnerre des fabrications anarchiques. Les femmes ont enfin éprouvé pour la première fois dans l’histoire de l’humanité le souffle inédit d’un épanouissement possible (pilule et avortement). Il est vrai que l’homo economicus est devenu l’autre nom des humains : consommateurs, engourdis par la musique incontrôlable des systèmes électroniques, nous voici émiettés, rivés à la seconde, nous avons changé de temps et nos nerfs, mis à rude épreuve en deux générations par cette métamorphose du quotidien, craquent naturellement au cœur de ce monde renversé (le mot « stress » par exemple n’existait pas dans notre langue il y a quarante ans).
Ce n’était pas mieux avant. Nos villes et villages sont devenus charmants à visiter, nous avons chaud partout – j’avais seize ans quand j’ai connu le chauffage central – j’ai la chance de me laver tous les jours, je mange des produits du monde entier, les voitures sont fiables, je n’ai plus d’escarbilles ni de mains noires quand je prends le train, mes vêtements sont souples, mes chaussures ne me blessent plus les pieds, jamais plus je n’ai d’engelures aux mains et si je suis malade, me voilà guéri en quelques jours, la souffrance physique étant enfin ressentie comme insupportable. La longue, immense douleur de vivre est elle-même soignée à peu près efficacement.
Nous allons à bride abattue vers un univers qui s’échauffe : ce n’est pas seulement le climat, ce sont aussi les habitants qui se multiplient par milliards, donnant une sensation de chaleur, étrange grouillement d’adultes-enfants qui s’appliquent à nous imiter avec nos avenues propres et nos supermarchés regorgeant de marchandises (c’est évidemment cette aspiration qui provoque les soubresauts dont nos media débordent).
Il serait absurde de protester, de râler, de pester contre ce monde neuf – c’est le nôtre et il n’en est pas d’autre – dont l’irruption est comparable à une révolution de l’humanité toute entière. Nous laissons derrière nous bien des absurdités : guerres, castes, religions. Nous n’avons pas de futur prévisible, mais y’en eut-il jamais ?
Une série de contradictions s’ouvre à nous. J’en citerai une seule : au-delà des écrits du passé que l’on trouve à profusion, on n’a jamais eu autant de livres nouveaux à notre disposition, ouvrages parfois subtils et dont les contenus peuvent nous enrichir quotidiennement. Quantité d’esprits cultivés analysent avec finesse notre situation nouvelle et quantité d’autres inventent fictions et poèmes parfois de haute qualité, car plus il y a d’êtres humains qui écrivent, plus grande est la chance d’inventer des merveilles de chants. Et la question soudain surgit brûlante : le livre est-il condamné à disparaître ?
S’essayer à y répondre est s’exposer au ridicule du prophète au désert. Soit, essayons tout de même : le livre survivra. À l’époque de Montaigne, combien lisaient Montaigne ? Et jusqu’aux années 1950 combien ont lu Montaigne ? Sans doute une infime minorité de la population. Or, « les Essais » ont depuis connu des tirages fabuleux… effet de masse, certes, mais en quoi est-ce un mal ?
Quant au livre, sur près de sept milliards d’habitants il se trouvera toujours quelques bons cerveaux pour garder dans un recoin de leur pensées l’idée d’un recours à la lecture d’ouvrages essentiels à la vie de l’esprit.
Le vol brisé
La tourterelle s’élance de la haie, traverse le havre du jardin caché où trône – toutes larmes dehors – le saule pleureur ; le couchant dore les feuilles un peu mouillées et les fruits bouclés, cheveux d’un autre âge entortillés à loisir ; l’oiseau les effleure doucement, sûr de lui, j’admire le col audacieux qu’on dirait dessiné à la craie et le velours à peine visible des plumes fluides où le cœur de la bête cogne habituellement son chant monocorde, prenant.
Le temps se suspend comme le corps léger de l’oiseau pacifique, rien ne bouge, aucun vent, nul bruit, calme grave des branches paralysées, et de son unique vol la tourterelle dessine une présence ombrée de bleu, c’est un pinceau de maître dans l’éden improvisé de mon jardin secret. Je frissonne ; sa courbe à elle seule est une baie de lumière mouillée, arc en ciel de lois ineffables, douloureuses à force d’être parfaites. L’émotion fait papillonner mes cils, jamais pareille vérité coulant de la source du temps ne me sera plus accordée… son unique courant d’air déplacé ne change rien à l’azur déclinant, mais il est cependant suspendu, immuable, éternel. Comment ce qui tombe peut-il être arrêté ? Comment ce qui vole peut-il…
À l’instant où elle va, sur une branche qui touche terre, poser ses pattes, dans ce mouvement de recul où les ailes accélèrent leur battement vers l’arrière provoquant un sur place magique, hors gravité, le corps se redresse, verticalement offert, fragile, au plus souple de son vol finissant, à cet instant donc un matou se précipite sur elle, l’arrachant au vide de toute sa gueule, du plus grave de ses griffes.
Dans l’encadrement de la fenêtre, serrant la barre de rideau que je suis en train de poser, je saute par l’embrasure, frappe le dos du chat qui s’enfuit en hurlant sous la haie du voisin. Le cœur me bat autant qu’à elle. Je jette la barre, saisis l’amie des deux mains, sans serrer. Les plumes n’ont presque rien, un peu de sang à la patte gauche. Aucun son, la mort effleurée a étendu sa loi à toute la contrée.
Tu comprends, ce n’est pas si simple, ils n’aiment pas ça, ils mordent, tu vois, ils griffent, ils veulent tuer, cela les amuse, ils ont peur de ton plumage parfait et de ton chant, les idiots, qu’ils trouvent monotone, alors que chaque fois est la première, et surtout tu voles, tu comprends, tu voles, et le chat n’est qu’un parmi des milliers qui en veulent à ta perfection entre ciel et terre, tu es un défi, comprends-le, nul n’est parfait, pauvre enfant, reste là-haut dans la géométrie qu’aucune main ne saurait tracer, donne-nous ton modèle, mais ne t’approche plus jamais des branches basses, promets-le.
Elle fait mine de s’envoler, se dégage de mes mains, je la relâche, elle se pose sur les troènes.
Je remonte la barre des double rideaux et depuis lorsque le tissu gris rose frissonne sous le souffle de l’espagnolette, je la vois, je l’entends, ses ailes frémissent, son aventure revient, la vie, presque rien, un peu de sang, ce même sang qui bat là sous le tissu de ma chemise quand, allongé, je rêve près de la croisée d’une perfection à venir.
La loi du voisin
L’orage a laissé des langues de brume ; poumons ouverts, j’aspire l’air souple sur le pas de ma porte qui, sans doute à cause du blindage, semble craquer dans mon dos. Les nuées basses s’attardent sur le clocher masquant presque le coq d’acier et pris par l’envie de le voir sortir tout entier, je me retrouve dans la rue déserte ; même les chats et les oiseaux ont délaissé leurs querelles pour goûter à l’abri des lauriers le calme humide de la tombée du jour. Un gravier grince derrière moi, le crissement vient de loin mais les pas traînants se rapprochent sans précaution et je les reconnais, cet abruti de Baptiste, je vais être obligé de lui dire bonsoir. Non, on ne se parle pas, si, peut-être un bonsoir parce qu’on est seuls, on n’est pas des sauvages… enfin, c’est à voir. Je fais semblant d’ignorer sa présence, je m’éloigne lentement de mon pavillon, je pense à la porte ouverte et je songe que sauf Baptiste, il n’y a personne, non, aucun risque, oui, c’est embêtant quand même, à quoi bon une porte blindée si c’est pour la laisser ouverte etc. Et voilà l’abruti qui me salue dans mon dos, je me retourne, feins l’étonnement, on ne se serre pas la main, lui enchaîne aussitôt, que ça soulage après l’orage, que la foudre a frappé la Duchesse sur les hauteurs, que c’est bien fait pour eux, qu’ils n’ont qu’à payer leurs impôts, que c’est une punition du ciel, que c’est tant mieux, que s’il était le fisc il y a longtemps que… son visage est de pierre, regards fixes de malade. Je demande, voix forcée : Ça ne va pas ? – Ah, si, très bien. J’explique que je ne le savais pas si légaliste… pour tout dire je n’avais jamais entendu le son de sa voix ou à peine et il repart de plus belle, fustigeant l’inertie des pouvoirs publics, la misère du système d’adduction d’eau. Je décroche de ses propos, fixant ses lèvres parlantes qui bougent à peine, et sa calvitie bien avancée, le front dégagé mais curieusement abaissé sur ses yeux noirs, si noirs qu’un frisson me saisit et j’entends sa péroraison répétée deux fois : – Et pourtant je paye mes impôts !
J’étais sorti pour me détendre, les textes du jour m’avaient emporté dans un vaste silence tendu aggravé par l’orage en fusion, le travail avait été lent, frustrant, je n’aspirais à rien d’autre qu’à la fraîcheur et je tombe sur ce granit, cette statue, cet à peine vivant qui clame dans la rue vide : Vous vous rendez compte, voisin, nous sommes les seuls dans le village à payer des impôts. – Comment le savez-vous ? – J’ai mes sources, dit-il en posant l’index sur sa bouche, j’ai mes sources. Pour le plaisir de le bousculer un peu, je lui avoue en souriant que j’ai été victime d’un redressement fiscal. Il me confie dans un souffle que cela n’arrive jamais par hasard, que forcément j’ai été dénoncé. – Pas par vous, quand même, dis-je en forme de boutade. Il ne répond rien, ne rit pas, n’esquisse aucun sourire, tête butée, braquée, féroce. Le doute me prend, je demande en lui effleurant presque la chemise quadrillée comme une prison : – Vous avez déjà dénoncé quelqu’un ? Ses traits ne bougent pas d’un pouce lorsqu’il lance : – Oui, bien sûr, le travail au noir du samedi. Je sors avec mes jumelles, je regarde ce qui se passe et j’appelle les autorités dès que j’ai un soupçon. – Ils doivent vous bénir ! – Qui ? – Les gens que vous dénoncez ! – La loi, cher ami, la loi et elle seule… sinon où va-t-on, je vous le demande, où va-t-on ? Lèvres serrées, il me fixe sans broncher.
La tempête se lève : mon voisin, je le croise tous les jours, mon voisin m’a dénoncé aux impôts, mon voisin est un corbeau à l’affût de l’illégal, les yeux morts de mon voisin, le visage mort de mon voisin, et ma peur soudain, non, la terreur face à ce dingue, une affreuse terreur, les bras me tremblent. Au fait, qu’est-ce qui m’en empêche ? Personne dans la rue. Ah oui, sur mon dos la veste avec laquelle hier j’ai taillé les rosiers, et les gants à gauche, dans la poche, et le sécateur à droite. Nous avons avancé et maintenant je le soutiens un peu sous les bras, il est lourd le bougre, le puits près de l’église, oui, bien sûr. Je laverai le sécateur, les gants, la veste. Demain, ou même ce soir.
– Tu t’es bien baladé ?
– Oui, chérie, j’adore ce calme après l’orage. C’est tellement rafraîchissant.
La leçon de mai
Quelle visiteuse a ainsi changé de fond en comble arbres et pays ? La métamorphose se poursuit si bien que je ne suis plus très sûr si c’était bien le rameau maigrelet dont la faiblesse m’inquiéta cet hiver ; le voici lourd d’éclats rouges, mélancolie stupéfiante des heures fastes où je me dis : voilà ce que tu attendais depuis si longtemps et les toits souriant de tout leur miroir approuvent le chant de leurs plis neufs, découpant sur l’azur (qui s’étire au maximum des horizons) de franches tailles au couteau de lumière. Je dis mélancolie parce que le but est proche, tristesse à nue de la splendeur où chaque brin d’ivraie est une verticale parfaite, bouquets d’herbes et bosquets solidement installés tandis que là-bas les trains grincent dans le vide et que mes contemporains soupèsent vers le soir gains et pertes dans des bureaux climatisés.
Je me demande ce qu’est ce temps qui vibre sur lui-même, alors qu’à l’écoute des chemins de traverse maigres et crevés, je vois que cela croît et continue de croître tout en souplesse. Qu’ai-je à mélancoliser sur le cru du temps ? Es-tu vraiment certain d’être à l’heure de la belle saison ? Je crois que c’est la saturation, le toujours trop de vert qui vire argent puis gris ; parfois, sur fond de sapin, la surprenante bleue vient en robe s’étaler jusqu’à l’orée des blés prenants qui couvent déjà leurs épis, surveillés de près par les coquelicots aux appels pressants ; les coquelicots… leur grâce trop puissante poussait autrefois aux attaques meurtrières, la guerre était au printemps, mais ce n’est plus de mise, et l’on songe à Monet, à mon cœur qui ne bat que pour la saison, le sang est un peu vif et le corps qui suit s’abandonne à la cueillette frivole (au lieu de mourir les armes à la main), comme s’il fallait prendre en charge ces débordements et en alléger la terre un peu folle.
Quand j’observe le ciel déclinant, j’entends des voix éraillées qui déplorent sa vacuité ; mais ne fut-il pas toujours vide ? Le fuite des dieux est notre chance, je n’ai aucun goût au regret, nous allons le remplir , il n’y a vraiment pas là de quoi fouetter un chat, et notre époque est si douce en nos contrées qu’il y a beau temps qu’on ne fouette plus les chats en toute bonne conscience ; tu vois, ce n’est pas un hasard si les dieux viennent refaire un tour, ce miracle de mai, cette mélancolie insinuée, l’absence, le silence, le vide, c’est le revers du trop plein, tu ne t’appuies sur rien et observes avec étonnement la croissance, sans pouvoir répondre au pourquoi. Mais pourquoi y aurait-il un parce que ? L’ébouriffante nature est sans question, elle n’est que réponse, et c’est toi-même qui y dépose le voile funèbre de l’interrogation creuse. Vivre, écrire, c’est chanter la belle et l’aimer comme telle.
La petite de mai
J’aurais pu la photographier, mais le vent tiède à l’arrière-goût très frais et le parfum poivré auraient fait défaut. Je la dépose là en plein soleil, chapeau azur de printemps septentrional, et j’admire sans plus parler son balancement proche des tiges de lilas livrées au noroît qui souhaite belle traversée aux petits esquifs de vie dont elle est la représentante éblouie et drôle. Elle murmure par devers soi mille mots qu’elle n’ose encore prononcer ouvertement et l’on entend sous les appels des mésanges, sous les froissements des limbes fins, un éveil fluide de son pharynx délivré, la langue relâchée de sa longue mémoire de neuf mois. La peau des joues se détache sur le fond des lilas blancs, fruits de l’autre saison posés en l’air sur le velours de son visage étonné si bien que lorsqu’elle sourit en m’apercevant, je croise ses yeux argentés et je suis contraint une seconde de battre des cils pour approuver la joie tranquille où elle s’abandonne, berçant d’avant en arrière son corps encadré du rouge vif de son blouson à fermeture éclair. Il me faut remonter loin dans ma mémoire pour retrouver cet instant de douceur totale, d’abandon presque douloureux à la musique croissante de mai, nostalgie d’un temps où j’ai vécu la même scène, et pourtant différente, avec sa mère, son oncle, sa tante, lorsque je les posais pareillement au milieu des pâquerettes et renoncules, histoire de peser dans l’air le poids de la responsabilité fabuleuse qui m’était échue en leur faveur.
Qu’il n’y ait pas de dieu, que l’univers soit indifférent, tout était balayé et tout l’est vraiment non parce que je suis fort mais parce que cet être frêle au jardin des délices fait craquer la coquille dans laquelle notre moi s’enkyste fatalement et rien n’est plus dynamisant que la vie tendre de la petite où le sucre des dermes, le sien le mien, respirent ensemble dans une vapeur de syllabes complices où je ne suis qu’encouragement, suspendu à sa voix incompréhensible aux mortels mais tellement évidente dès qu’on se jette dans la suspension du temps où tout est en place pour la paix intérieure, prière laïque qui répond à l’ensemble des questions que l’on se pose ailleurs à d’autres moments.
Même lorsque la petite feint de se taire, les hirondelles, les merles, et les bruissements de vagues des hauts thuyas oubliés arrosent le silence relatif de leurs présences intermittentes où je n’entends en réalité qu’une vibration tendre que la chaleur nouvelle s’obstine à couver au creux de ce jardin caché. La petite est si sûre d’elle qu’elle saisit ce qui passe à sa portée et même si je lui ôte de la bouche fleurs et brins, la pâquerette au coin des lèvres lui reste un bref instant, la langue et la nature se mêlent l’une l’autre, antique affaire des mots et des fleurs qu’elle ravive avec une candeur de très haute volée. C’est alors que je recompte mes années, puis la couvant du regard je lui dis d’une voix aussi grave que possible : « C’est vrai, petite, que pour toi c’est le premier printemps ! »
Eloge du supermarché
Ça souffle : « Ah là là ! », un grognement, grincement de tôle puis la portière claque, le moteur vrombit et la tête bouclée s’enfuit, silhouette entraperçue, elle a fini ses courses et je demeure là, attentif aux nuages que la voiture traîne à sa suite. J’ai encore sa plainte à l’oreille, je la connais par cœur, les parkings de supermarchés résonnent chaque jour ouvrable de ce gémissement.
Au fait, de quoi se plaint-on ?
De tout temps, l’humanité a rêvé de manger à sa faim. Les désastres agricoles, les famines n’ont jamais cessé et s’il fallait faire l’histoire de l’homme du commun, de l’autre ou de moi, il y a deux cents ans ou deux mille ans, je n’évoquerais naturellement pas la révolution – cet intermède agité entre la royauté et l’empire – , ni l’empire romain, mais une majorité de gens arrimés à la terre avec pour seule visée : se nourrir. Le passé est empli du caquetage des poules et du raclement des socs de charrue tirés par des bœufs ou des chevaux à la peine. Le reste, les rois, les guerres, ce sont de pauvres faits bien maigres voire ridicules – les colères de Napoléon, non mais franchement ! – enfin tout un bagage scolaire bien encombrant et à peu près aussi faux que les amours contrariées de Junon et Jupiter. On sait seulement qu’il y eut des massacres à foison.
Non, la vraie tâche, c’est de trouver de quoi manger et plusieurs fois par jour et ce fut donc l’obsession majeure de l’histoire des humains. On la trouve parfois au détour des bons livres ou des tableaux fabuleux mais maintenant que chacun dans nos contrées mange à sa faim, on fait semble-t-il l’impasse sur ces cris qui montent de tous les temps et qui hurlent à la faim.
Le supermarché est l’accomplissement de ce rêve ancestral. On pointe à juste raison les miséreux qui chez nous ne peuvent se nourrir, mais l’immense majorité se gare au parking, remplit son caddie, paye, décharge le caddie, et monte dans sa voiture en maudissant cette nécessité. Le pays de cocagne est devenu corvée.
C’est très plaisant, même si je plains beaucoup mes contemporains d’éprouver pareille lassitude enfantine, car ce soupir dirigé contre la corvée est de toute évidence une absence de regard sur notre condition présente. Le supermarché, il est vrai, est le degré zéro de la vie de l’esprit ; c’est sans doute pour cela qu’il me plaît tant. La musique balancée comme on devine – le battement de cœur, systole diastole est le dernier rythme possible – , et cette invraisemblable profusion d’objets à dévorer : difficile de faire plus prosaïque, plus parlant à nos désirs élémentaires, tout est flatterie, clinquant, salivant, attirant et médusant. Le marketing inventé par le neveu de Freud (E. Bernays) me tire par la manche de tous côtés ; pas un pas sans que je sois happé, débordé par la pulsion première, celle de la dévoration possible. Mon choix est induit, je perds toute liberté et ce sentiment de nullité ballottée m’enchante de sa vide ironie ; parfois, au rebours de ce propos, je surprends un sourire gourmand aux lèvres d’une cliente, d’un acheteur, comme s’il y avait quelque gloire à être là, à user de son pouvoir d’achat, comme un prince, comme un roi.
Je me souviens que Louis XIV avait pour plaisir favori de boire un chocolat le matin ; c’était alors un signe de gloire, de puissance absolue, de goûter ce breuvage rare et exquis ; et face au rayon des chocolats d’aujourd’hui, je l’imagine en riant, le visage écœuré, dégoûté de constater que son délicieux plaisir est livré en mille variantes au tout venant de la plèbe dont je me sens membre à part entière.
Je pousse le caddie vers la sortie, vide les courses dans le coffre, récupère ma pièce et repart le cœur content (!) en slalomant lentement au milieu des allées encombrées de clients affairés et funèbres. Je quitte le lieu comme on tourne le dos au cimetière : le rêve de bien se nourrir qui fit l’aventure des hommes et qui se trouve réalisé, vire à l’aigre. Est-ce le sort de tous les rêves ?