Brasil 6

4 septembre 2010 (suite)

Ce samedi, je peux à loisir rassembler mes esprits, regrouper mes notes, ne rien faire, surtout savoir attendre, et la machine à rêver me reprend vers le soir sous la forme d’une guitare qui traîne là, que j’accorde longuement à partir de la chanterelle (ce qui n’est pas le meilleur moyen !) ; me revient durant ce petit bricolage où me hante le risque de casser une corde, une très ancienne remarque de Brassens expliquant à Philippe Nemo qu’il chante en définitive « à la brésilienne » et par piété – à l’instant où les chrétiens du pays se confessent pour illuminer de leur pureté les heures qui les séparent de la communion du lendemain… ils feront cette nuit je l’espère l’amour avec un préservatif et n’en auront aucun remord, n’en déplaise à Dieu, Benedictus et ses corbeaux meurtriers – par piété donc, j’entonne « Le Gorille » avec « Putain de toi », ce qui dans la pousada close fait trembler les cocotiers, même si c’est le vent qui a la plus grande part dans ce remuement. Je songe en chantant que sa façon brésilienne consiste à placer les syllabes à côté des temps et je m’efforce avec application de respecter ce décalage si plaisant qui en effet est la marque de la musique d’ici, tout aussi bien que celle des musiciens qui ont traversé l’histoire du jazz. Brassens le casanier, qui ne mit qu’une seule fois les pieds hors d’un pays francophone, eût été peut-être content d’apprendre que ses pépites explosèrent ce soir là en toute vigueur distraite à des milliers de kilomètres de sa modeste impasse Florimont où il y a soixante ans – sûrement davantage – il construisit ces petits récits tremblotants, allègres, en noir et blanc… oh, la voix perdue, grevée de tabac, je l’entends encore… et toi, m’entends-tu ? Non, bien sûr et je confesse à o meu filho combien ces paroles et musiques essayées là, sont débordées de partout par la perte du goût pour ces choses… car qui comprendra la critique de la peine de mort exposée avec tant de malice dans « Le Gorille » alors qu’elle est désormais banalement incluse dans nos sensibilités et la tromperie avec le boucher dans « Putain de toi » qui relève aujourd’hui de l’anecdote quotidienne ?
 Quelques parties de billard plus tard, je m’allonge dans la moiteur fabuleuse d’un rêve où je vais me rejouer à l’envers une enfance – qu’est-ce d’autre que Morphée sinon les bras qui auraient dû me bercer ? – , ce temps du gâchis où claques et plaintes inscrivirent sur mon corps la détestation ferme d’une vie adulte… et je berce ma chance, j’endors mes enfants, je me félicite absurdement du lot qui m’échut, serrant entre mes doigts le drap humide qui dans mon esprit forme des replis de hasard, vagues de l’océan, mille détours empruntés contre le destin qui me vouait à la croix de l’esclavage des usines et me mena, comme bouchon sur l’eau, vers les rives enchantées du langage et de l’écriture mélodique. Ma dernière pensée consciente fut pour mes enfants, mes petits-enfants : et vous, vous êtes bien ? Ce n’était pas une question.

5 septembre 2010

Je ne suis pas réveillé mais au bord de ma conscience un sourire déjà : pourquoi ai-je tant d’indulgence pour les erreurs d’orthographe et si peu pour les fausses notes (sauf dans la musique baroque) ? Une voix éraillée, sans doute féminine, crève peu à peu les limbes de mon esprit ; serait-ce le retour du diable qui cogna mon enfance ? Mais non, ma mère ne chantait jamais. D’où alors cette voix stupide qui vocalise dans la chaleur tremblante de l’aube ? Je me vêts à la hâte, me rue au dehors et la voix portée par un haut-parleur entêtant poursuit avec une netteté écœurante ses litanies où portugais et latin se chevauchent dans l’air recuit. Petit poucet rêveur, je suis à l’oreille le chemin qui me rapproche de cette Édith Piaf des plages de l’Amérique du sud et mon regard trébuche sur l’église de Marie, bourrée à craquer de fidèles bruns et heureux. L’assistance lève les bras en cadence, chante à pleine voix comme au football, applaudit celle qu’il faut bien appeler la chanteuse, puis, le prêtre reprenant la parole pour parler de Dieu, du Christ, du Saint Esprit en une personne, les clients de l’office échangent à haute voix des propos qui visiblement – je commence à entendre un peu  le portugais – se fichent de ces considérations transcendantes et préfèrent évoquer avec leurs voisin(e)s de banc la naissance du petit dernier ou l’augmentation du kilo de mangues. Dès que la voix cependant relance la glorieuse image de Marie, un silence se fait, suivi d’applaudissements aussi vifs qu’une volée d’oiseaux colorés.
 Remontent à ma mémoire les cent lectures que je fis avant d’écrire mon opuscule sur la « Cité Intérieure » et où je découvris avec étonnement la naissance du bleu et du culte de Marie qui fit se dresser les cathédrales (dont celle du lieu où je réside) et j’imagine alors sans peine que les nefs retentirent il y a huit cents ans des mêmes cris, des mêmes applaudissements… Il avait fallu ce long voyage pour que je revienne huit siècles en arrière, comme si l’espace franchi me permettait de comprendre ce qui s’était passé sous les lumineuses verrières des vaisseaux de Notre-Dame, au moyen-âge, temps obscurs pour ceux qui ne sont jamais allés au-delà de la place du parvis. C’était ici, dans la région de Bahia, que la religion des pauvres endimanchés de frais luisait de tous ses feux… pour combien de temps encore ? Et tandis que je m’installais à distance pour déguster mon café, là où je savais que o meu filho et la Reine des Lieux me rejoindraient, je revécus très tranquillement l’écoulement des siècles, cultivant en point de mire l’image désolée de ma propre cathédrale, vide ou presque à la même heure – combien étaient-ils à l’office la dernière fois que j’y fus ? Moins d’une cinquantaine… – et je me souvins de ma schadenfreude de constater que les endimanchés de chez nous attendaient dans la nef glacée, et grandiose pourtant, que la cérémonie s’achève pour engloutir rôtis et gâteaux ruisselants, tandis que l’officiant murmurait la gloire de Dieu d’une voix frêle qui se perdait vite vers les clefs de voûte parfaites, enfermant dans cet écrin miroitant les mystères effilochés d’une religion à bout de souffle.
 Comme les futurs mariés se font attendre, je longe l’église d’où sortent étrangement cette fois des « Happy birthday to you ! » – o meu filho m’expliquera plus tard que ce dimanche est le jour anniversaire du prêtre… ce qui a déchaîné cette monumentale absurdité – et j’aperçois, taillée dans la masse latérale de l’église, une sorte de crypte à ciel ouvert entièrement recouverte de photos jaunies ou récentes, petite pièce où figurent les visages de morts avec les dates et les noms, cimetière debout, grotte sans miracle qui n’a d’autre fonction que le souvenir des ancêtres… sans doute un rite païen très ancien que l’église (et son grand estomac) a englouti à son profit.
 À quelques pas, l’océan éclate, toute la baie s’y découvre, le soleil grave des éclats d’émeraude, infini des marins mais aucune voile, aucun bateau, c’est l’eau d’avant l’arrivée du Dieu catholique qui brave le temps et brise les rêves trop humains. Tant de splendeur stupéfie ; une main se pose sur mon épaule… et la voix de o meu filho railleuse : « Alors, on rêve ? – Oui, bien sûr, que peut-on faire de mieux ? »  Il fait oui de la tête, éclate de rire ; la Reine des Lieux nous invite d’un geste gracieux, mais pressant, à descendre vers l’océan. Le chemin pavé nous porte en cadence, anticipant sur les vagues régulières qui enrouleront de toute leur puissance les heures de l’après-midi.
 La nuit est tombée depuis deux heures lorsque nous nous affalons à la terrasse de la pizzeria où trône en hauteur un grand écran de télévision qui retransmet le match du dimanche soir : Sao Paulo contre Vittoria, les roses contre les bleus, à moins que ce soit l’inverse, et par jeu, comme seuls savent le faire avec naturel les vrais amoureux libres et confiants, la Reine des Lieux prend le parti des roses et o meu filho celui des bleus. Entre bouchées de pizza et gorgées de bière, les buts dégringolent dans les hurlements des commentateurs où la voyelle « o » de « gol !» est prolongée sur dix secondes, long cri de joie qui est censé mimer le plaisir intérieur de chaque spectateur. « Tu supportes qui ? », demande o meu filho. « Je supporte le football », dis-je. Rires. Autour de nous des dizaines de gens debout applaudissent, crient, indifférents aux invitations à consommer des serveurs empressés. Pendant la mi-temps, le public se clairseme et j’aperçois de l’autre côté de la rue, à une trentaine de mètres à peine, un attroupement plus important encore ; je m’imagine qu’eux aussi suivent le match, mais le murmure, les chants scandés solennellement, le balancement des corps m’obligent à me lever pour aller voir l’assemblée de plus près. C’est une réunion d’une des cinq églises évangéliques de la petite ville dans une salle banale où un meneur, en forme d’officiant, dialogue avec la foule ; c’est un authentique échange où il est question de maladies, d’argent, de paradis et de Dieu. L’ensemble donne une impression de vivacité joyeuse, de dynamisme où les passions se purgent contre le football et autres vilénies, pour la vie éternelle qui est quand même autre chose que des gars en culottes courtes qui se disputent un ballon. « Ce sont eux l’avenir religieux du pays », me glisse o meu filho qui semble en savoir long mais ne consent pas à s’étendre davantage sur le sujet car les bleus sont menés par les roses et il est hors de question de remplacer le plaisir d’une lutte très réelle contre de fumeuses considérations sociologico-métaphysiques. Au vu de l’histoire et de la brièveté de la vie je lui donne tacitement raison.

Brasil 5

4 septembre 2010

L’açaï, avant d’être un nouveau système de wikipedia, est un sorbet fabriqué avec les fruits d’un palmier sud-américain et qu’on boit, mange, laisse fondre dans la bouche. Âpre et sucré ; o meu filho affirme qu’il est bon d’en manger le matin (une glace pouah ! au petit déjeuner, pouah !) et comme je doute qu’un sorbet au sortir d’une nuit agitée – où je me suis vu entrant en scène devant un public médusé, mémoire en berne, sans pouvoir proférer une phrase ; allusion sans doute à mon impuissance à dire un mot dans la langue du pays, obrigado – qu’un sorbet puisse atteindre les limbes sommeillantes de mon esprit encombré, il prend mon hésitation pour une approbation, cligne de l’œil en riant, fonce au comptoir et revient avec un gobelet rempli d’açaï… ou plutôt d’un gobelet rempli des fruits ou des baies d’açaï écrasées puis glacées. Aspect de confiture de myrtilles. Le premier passage de cuiller est engageant, c’est souple, moelleux ; il n’y a plus loin de la coupe (plastique) aux lèvres, on y est invité par l’obscur du violet noir et la texture sablée de cette merveille. L’acerbe du cru prend au palais des teintes sucrées, le soleil vif est ramassé dans la noirceur des cuillérées ; c’est si bon que l’on ne sait plus les visages, ni le matin ou le soir, et quand le gobelet enfin craque, vidé, on pense soudain que le reste de sa vie on aura la nostalgie de cette aventure glacée un matin de septembre à trente degrés Celsius. O meu filho me confie qu’on en trouve un peu en occident et nous jouons un moment sur le mot, car les avantages de l’açai sont précisément d’être antioxydants… Il est alors longuement question des indiens d’Amazonie qui se nourrissent de ces baies. Sa commercialisation, son succès – il existe même des bars spécialisés dans l’açaï – ont privé en partie les indiens de cette merveille énergétique. Le regret se profile ; je vois revenir en force cette obsession, cette réflexion qui me hante depuis toujours, que je ramasserai dans cette interrogation simplissime : mais pourquoi donc, parmi les 3000 civilisations du globe, est-ce la nôtre, l’occidentale, qui l’emporte partout, en tous lieux, faisant rêver ou rager, peu importe, les êtres qui habitent la « machine ronde » ? Cet événement colossal que nous vivons hic et nunc, me revient comme un boomerang, réengage mes neurones dans un dédale abyssal par-dessus lequel je vois soudain surgir la haute et maigre silhouette de Claude Lévi-Strauss en maître tanceur de ce phénomène qu’autrefois je critiquais abondamment à sa suite – lui-même reprenant Rousseau qui reprenait Montaigne – et qu’aujourd’hui avec un calme mesuré, sceptique, je ne parviens plus à juger… C’est ainsi ; et pourquoi faudrait-il toujours juger ?
Mes pensées s’immobilisent sur le Brésil ; Lévi-Strauss a tout déroulé à partir d’ici. Je m’émeus d’y songer. Puis je repars sur les fruits de l’açaï, ces palmiers en gésine, pourquoi les leur vole-t-on ? D’ailleurs, les leur vole-t-on ? Je n’ai pas envie de faire une enquête, une recherche, la vie est trop courte, je sais à peu près ce que je vais trouver, je préfère voir, sentir, et tandis que o meu filho ramène la Reine vers ses Lieux, je m’avance d’un pas solide vers l’église qui m’intrigue et mon pas est si ferme que je manque de me faire renverser par une camionnette taxi, d’où le chauffeur me lance des insultes ; ignorant cette langue, je m’amuse de comprendre qu’il ne tient pas la vertu de ma mère en haute estime et si j’avais été un natif, je lui aurais prouvé qu’au lieu de ma mère, c’était la sienne qui le mettait en fureur ; en bref, je lui aurais fait un cours sur l’Œdipe… on a parfois bien de la chance de ne pas parler l’idiome local.
Je m’avance vers Marie, je vous salue église… s’il n’y avait la statue de plâtre sur la place où Jésus ouvre ses bras (quel type sympa comparé à nos lamentables crucifiés rhumatisants qui se dressent aux carrefours de nos villages !) et s’il n’y avait la croix stylisée en haut de l’édifice, on pourrait croire que les autochtones vénèrent Marie et uniquement elle, que le Christ est un pauvre pégreleux victime d’un accident de croix et que Dieu, le Saint-Esprit, toute la petite troupe transcendante s’est abimée dans les flots de l’océan proche. Car Marie est partout ; peinte au chevet, sur le fronton, elle éclate de joie, un bébé sur les genoux, à travers les vitraux qui donnent sur les vagues. Je me promets de revenir le lendemain pour assister à l’office de cette superstition étrange, le culte de Marie, que l’on assimile un peu hâtivement à l’autre croyance, la catholique. Cette joie affichée me réjouit – je n’en suis pas une miette, je n’y crois pas un moment, mais je suis heureux (sans supériorité, ni suffisance) que la joie de Marie les remplisse de bonheur ; après tout, ce n’est pas si souvent que l’on communie ainsi dans la joie, vita brevis. Je me déplace latéralement et je découvre l’époustouflant paysage sur l’océan, la ligne ferme au loin, j’essaie des photos comme on prend des notes, je voudrais tant recueillir le violet mauve qui dort sous l’horizon, la mer qui tire vers le noir, l’océan açaï.
Contrepoint à cette joie qui miroite sur les lames lointaines illuminées par la loi du flot se lançant à l’assaut des plages, j’entends monter l’étude opus 10 n°3 de Chopin… du haut de ce plateau. Je constate, pire encore, que cette musique me hante depuis l’aube, et même que je l’avais déjà en tête lorsque je survolais la forêt qui s’étend entre Sao Paulo et Porto Seguro, que je me la murmurais à tout instant, même dans les pires moments de Lambada qui frissonne vingt heures par jour dans les rues, ruisselant de partout comme un chant national à la veille d’une guerre, dans ces moments-là, oui, j’ai entendu cette étude ; je me souviens que ma mémoire en choisissait même les interprètes, préférant somme toute la version de Maria Joao Pires, évidemment. Et soudain je me souviens : c’est un texte fameux de Tristes Tropiques où Lévi-Strauss décrit son sentiment lorsqu’il aborde le plateau où pour la première fois il va entrer en contact avec les indiens qui deviendront ses modèles pour la vie. Il raconte qu’au moment où il touche ce plateau, il entend monter cette étude opus 10 n°3… et je me souviens surtout de ma lecture agacée, où je songeais que Lévi-Strauss nous la jouait facile en nous lançant un numéro d’opus, comme si nous étions des spécialistes de Chopin, ce qu’alors je n’étais pas encore vraiment. En réalité, cette étude de Chopin est la fameuse Tristesse, et je me disais alors, lecteur novice, qu’il aurait pu nous le dire, on aurait su immédiatement, quel pédant!… oui, mais s’il cachait sa tristesse derrière des numéros, c’était parce qu’elle était déjà dans le titre de l’ouvrage et qu’il est bon de ne pas en rajouter. Au fait, pourquoi la tristesse ? Parce qu’il sait qu’approchant des tribus qu’il va fréquenter, il va en détruire la culture ; c’est le thème essentiel du livre. Et moi, pourquoi cette tristesse ? Le bout du monde je crois, ce qui m’apparaît tel ; et puis la fin d’un monde … il allait se marier. Quantité de souvenirs de lui m’assaillaient, des plus heureux, c’est vrai, magnifiques, comme si toute son enfance se ramassait là au bord improbable de cet océan à l’horizon presque noir comme l’açaï ; et l’étude de Chopin décrivait parfaitement, à travers l’austérité du maître en ethnologie, ce temps où les tribus meurent, où histoire et géographie se confondent soudain, déflagration, et seule la tristesse sublimée par Chopin me permettait de dépasser le regret souriant de toutes ces années vécues dans la joie aux côtés de o meu filho.

Brasil 4

3 septembre 2010

À travers le jour qui glisse sous la porte, je tente de deviner le temps qu’il fait ; je l’imagine resplendissant tant la lumière crue, blanche, laisse son liseré craquant s’étaler sur le carrelage de la chambre, tandis que des oiseaux lancent leur musique atonale sur fond de froissement gras, feuilles de palmiers sans doute qu’un souffle heurté déchire dans l’air déjà chaud du printemps de septembre. Mon rêve, ma vie, je songe aux brumes de chez moi, je plains un moment les cimes des hêtres et des chênes que j’ai abandonnées à la fraîcheur naissante, mais un oiseau malin revient faire sa cour virtuose, sèche. Un éclair : le souvenir d’une poignée de main à la fin d’un concert, j’avais vingt ans, nous étions une quarantaine dans cette salle de province glacée et l’homme avait tenu à nous serrer à tous longuement la main après la présentation ébouriffante de ses œuvres… la poigne était lourde, chaude, ferme et de sous ses cheveux blancs, il nous avait donné à chacun comme un message, un merci sincère, viatique inoubliable… oui, les oiseaux, le Catalogue d’Oiseaux, oui, c’était bien lui, Olivier Messiaen, le compositeur absolu mais maître modeste qui, pour réenchanter la nature, l’avait imitée à l’aide du piano et des Ondes Martenot… joie étonnée du jeune homme, était-ce bien moi ? Oui, sans doute, je n’invente jamais rien, et je me demande pourquoi nous étions si peu et pourquoi ce si peu m’avait ému à ce point… la musique contemporaine, bien sûr. Mais au fait, celle de Messiaen ne l’est déjà plus, aujourd’hui, quarante ans plus tard… et il a fallu ce voyage au Brésil pour que me revienne cet instant de bonheur total, cette poignée de main, ce sourire, cette voix… et tout cela à partir du chant inconnu d’un oiseau exotique ! L’espace franchi en avion s’est fait temps, musique, chaleur… il faut décidément que je me lève pour essuyer mon visage. La voix de o meu filho à travers la porte n’arrange rien. « Tu verras, c’est le meilleur café de la ville ! »
Nous marchons sous l’écrasante moiteur des rues. La Reine est en robe comme il se doit ; on boit le café violent, superbement sec, à côté d’hommes qui attaquent la journée à la bière en plein soleil, visages cuits aux trait indiens, ils parlent à peine puis se lancent soudain dans un flot tranquille de syllabes ; malgré les explications de o meu filho, je ne peux pas croire qu’ils se disputent, le ton est égal, balayé par la brise qui fait voler les mots loin de nous. Ils se querellent à propos du football : cela vaut mieux que de s’étriper à la machette. Un ballon, deux fois onze joueurs, la belle invention !
 On va à la plage ? On y va. Cela fait deux jours que je suis arrivé, elle est à deux cents mètres, pourquoi n’ai-je pas… je suspends mon objection, mille motifs, cent explications, à quoi bon ? La descente vers la mer sur les pavés inégaux est un délice, des arbres dépeignés par le vent caressent les toits légers tout de tuiles vêtus ; la langue inconnue anticipe l’écrasement des lames, craquements humides des syllabes concertées. La Reine des Lieux s’arrête tous les vingt mètres pour serrer des corps, jeunes et vieilles ; on s’étreint au milieu des motos et des buggies qui dévalent en hâte vers les flots. Je ne suis pas impatient, je traîne même un peu ; retarder l’éblouissement. Des magasins de luxe côtoient d’innombrables restaurants et cafés devant lesquels on balaye les feuilles avec acharnement.
C’est bien plus qu’une plage ; une immense baie de sable blanc s’offre sous nos pas glissés. L’océan. Les vagues solides me rappellent une vieille chanson : « Y’avait les chevaux d’la mer/ Qui venaient fracasser leurs crinières/ Devant le casino désert ». Il n’y a pas grand monde ; nous esquivons les chaises et tables qui font encore écran et on enjambe quelques corps posés là, comme s’ils avaient accepté l’évidence : la mer, on ne va pas plus loin. Mon esprit emberlificoté s’amuse à faire le chemin inverse, suggéré par la houle qui nous souffle en pleine face : c’est ici que les Portugais vers 1500, m’a-t-on dit, ont abordé ce qui allait devenir le Brésil, apportant le monothéisme et les massacres. La splendeur des falaises rouges a dû attirer leurs vaisseaux débordant d’armes et de chevaux. Je repense aux « chevaux de la mer » de la chanson qui m’obsède… ce sont eux qui me cachaient les conquistadores. Puis vient un vers détaché de la chanson qui m’étouffe brusquement : « Et moi qui suis vieux comme l’hiver »… Là, bien sûr, je marque une pause ; les futurs mariés, souriant au soleil, m’attendent patiemment et je les rejoins au petit trot, les sandalettes à la main ; évidemment, ils ont vu ma perplexité… « J’admirais », dis-je, et c’est vrai, rien de plus vrai. Puis, apercevant mes pieds rayés par le port des sandalettes où le bronzage n’a pas pu s’appliquer uniformément, La Reine des Lieux esquisse un rire ; brune comme le soir tiède, elle découvre le miracle du bronzage, je crois qu’elle m’envie un peu d’avoir une peau qui s’ombre au soleil ; nous rions bientôt tous les trois et comme l’atmosphère nous y pousse, nous nous installons à l’écart et o meu filho sans nous consulter commande une bière… à midi ! La bouteille est pour trois, glacée, emballée dans un corset de polystyrène qui la protège de la chaleur. Plus tard, à quelques pas, la Reine des Lieux s’enveloppe dans un châle bleu et sommeille longtemps à même le sable pendant que o meu filho s’en va explorer au loin les creux de la falaise, les failles, les passages survolés par des condors qui se reposent en l’air, immobiles, tenus sur place comme des cerfs-volants par la brise imperturbable.
 J’essaie de m’habituer au paradis… difficile ; je cherche en vain une laideur, une tache, un angle de misère. Rien. Vers le soir enfin, comme on est vendredi, des gens du bout de la semaine aux corps gras se multiplient alentour, tirés par des chiens immondes, et je me surprends à examiner l’horizon, oui, je lève finalement le regard et j’aperçois une ligne parfaite jamais vue auparavant. Elle taille son trait vif dans le ciel ; au-dessous, l’océan est plus sombre que partout ailleurs, presque violet, et je me dis que c’est sans doute dû à la courbure du globe – ici de l’océan – qui fait repasser la part de l’eau que l’on ne voit plus dans la transparence de la part d’océan que l’on voit encore. Je rêve longtemps de ce violet inattendu qui vient toucher le fil de l’horizon tendu au cordeau. Comme je ne suis sûr de rien, voyageur sans guide, sans explication, je me sens plus libre que l’oiseau qui se plaint là-bas, caquète sur des notes impossibles, découpant contre le fracas blême des vagues, des zébrures sans fin. À ce moment, la musique épurée, débarrassée de ses séductions habituelles, devient aussi réelle que mon souvenir des mélodies aventureuses d’Olivier Messiaen et je revois dans l’écume éblouie par les rayons déclinants, carrément grise, la chevelure du compositeur que j’avais oubliée ou à peu près. Je me souviens à propos que désormais c’est moi qui porte sur la tête cette écume des décennies. Heureusement la nuit a dégringolé à vive allure, on n’y verra plus grand chose avant demain matin.
 Au retour, je marche loin devant, dans une obscurité relative où tous les parfums de la terre et de la mer se mêlent une dernière fois. Je crois apercevoir au loin une barque qui se rapproche insensiblement de la baie où j’avance sans plus penser.

Brasil 3

2 septembre (après-midi) 2010
Et nous voilà lancés sur la route : o meu filho, la Reine des Lieux, un oncle et moi-même. Alors que les débuts sont vraiment délicats – faire du vélo dans un quartier labouré par les bus, les voitures, les motos est une épreuve olympique, à tout le moins l’équivalent de la trouée d’Arenberg – voilà qu’au sortir des quartiers pauvres de la ville, une route nous accueille (départementale normale) longée par une piste cyclable, ce qui suscite ma première véritable indignation : comment ont-ils les moyens de goudronner les pistes cyclables et pas les rues du quartier effrayant d’où l’on vient ? Mon esprit vagabonde entre les décisions de conseils que je vois siéger, les réclamations des pauvres gens que l’on froisse dans la poubelle, la démagogie des uns : « Un jour… des rues, promis ! » et la ruse des autres écolos: « Il nous faut des pistes cyclables ! » Je constate que j’invente des querelles de chez nous : les pistes cyclables mordent sur une petite largeur de la route, on a posé des plots de ciment et voilà tout ; elles sont en outre bien utiles pour les sans voitures, c’est-à-dire les pauvres. O meu filho a raconté à la Reine que chez nous les pauvres ont souvent des voitures, ce qu’elle a accueilli avec une incrédulité admirable : « Mais enfin s’ils ont des voitures, ils ne sont pas pauvres ! C’est une plaisanterie !» O meu filhio lui a ainsi donné sa première leçon d’occident ! Ces imaginations m’ont fait perdre un temps précieux et sous le soleil à 30°, la casquette aux couleurs du drapeau brésilien vissée sur la tête – je ne lésine pas sur les symboles et je suis ravi qu’on n’ait pas pris de photos – je tente de combler mon retard. La route peu fréquentée ne cesse de monter et descendre ; ils roulent tous les trois en un groupe compact, je pédale seul loin derrière eux, parfois ils disparaissent et je suis pris par le grand frisson de la solitude, j’invente l’histoire d’un occidental de 62 ans qui se perd sur les routes bordées de cocotiers, hanté par l’odeur forte d’essences rares, de cris d’oiseaux dont j’ai bien du mal à retrouver les notes : c’est parfois moins une mélodie qu’une verticale de sons où graves et suraigus acrobatiques se chevauchent. Je me souviens de mon écoute de la veille dans l’Eden de la Pousada où les virages abrupts de chants au-delà du contre ut basculaient dans un ronronnement de chat, puis un silence troublé par la pluie mimée des feuilles de cacaoyers balancées par le vent. Oui, mais écouter, humer, ce n’est pas pédaler, et tout à coup j’entends un appel sombre et une ombre très large s’est lancée à ma poursuite ; le soleil dans le dos, se dessine au devant de moi une énorme forme, gigantesque chauve-souris, qui anticipe mes tours de roue et sans presque m’en rendre compte j’accélère, je panique un peu, n’osant pas me retourner ; soudain l’oiseau énorme me dépasse à dix mètres au-dessus de ma casquette, je reconnais immédiatement un condor, plumes blanches à l’extrémité des ailes, il crie affreusement et embarqué dans ma rêverie de persécuté fragile – Woody Allen dans la forêt vierge – je me sens visé par la bête : il a bien vu que j’étais en retard et qu’il était possible de s’attaquer au traînard, le lâche, il va me dévorer tout cru ! Il va me béqueter les yeux puis je roulerai au milieu des fleurs, on ne verra pas mon sang ; eh, mais j’étais venu là pour un mariage pas pour mon enterrement …
Non, décidément, je ne suis pas une proie intéressante et il repart vers les hauteurs planer tout à son aise avec ses compagnons d’errance. Je l’envie de découvrir un paysage vallonné et riche de rouges qu’enfin j’aperçois vraiment. La couleur vive ne me quittera plus de tout le séjour : c’est un éclatant feu d’artifice de fusées vermillon que l’océan de vert agite comme autant de mouchoirs. Il n’existe pas dans nos pays d’arbres aux rouges si vifs, des arbustes oui, mais des arbres jamais. Ce décor frissonne dans un incendie joyeux permanent, fracassant d’audace. Les palmes les surmontent, le vert des cacaoyers leur forme un haut décor cependant que l’ardeur de ces présences vives posées sur les arbres de taille moyenne me remplit de joie : « Toute la vie… toute la vie ». J’ai rattrapé mes sprinters qui bientôt s’arrêtent, je n’ai aucun mérite. C’est un oncle de la Reine des Lieux qui vit là avec sa famille, au bord de la route, j’espère voir la grand-mère ; o meu filho me fait signe que non, ce n’est pas encore notre destination finale. Repos. Je contourne la maison sans crépi au toit de tuiles que l’on voit de l’intérieur par les volets ouverts; c’est un homme et deux garçons que la Reine des lieux entoure, serre des deux bras lentement, embrasse, puis elle leur fait une accolade qui dure longtemps passant la main sur la colonne vertébrale, tendre caresse ; chacun en fait autant. Cela dure longtemps. Les corps se touchent vraiment dans la sueur et le souffle court. « Tudo bem » est murmuré, parfois seulement « bem », et le prénom que je n’entends pas. En se séparant, il semble alors qu’on ait le droit d’aller où l’on veut, dans un jardin ou un champ sans limites précises où les cocotiers poussent côte à côte ; l’oncle est en train de détacher les noix. Il monte à l’échelle, tranche ; elles sont ramassées par les garçons dans des brouettes et portées devant la maison. Un grossiste passera les ramasser. Je n’envie pas ces petits gars aux douze ans encore frêles qui poussent ces engins remplis de noix énormes à travers les creux et bosses du jardin, travail herculéen. L’oncle prend sa machette d’un mètre, taille une ouverture à coups rapides en tournant la noix dans sa main. Il en tend une à chacun de nous ; ils boivent, j’en fais autant. Je n’aime pas la noix de coco, je m’attends au pire. O meu fihlo me rassure en souriant. Il a raison. La première gorgée est celle d’une eau lourde très légèrement visitée par un parfum chaud, comme si l’atmosphère de la forêt environnante avait pu mystérieusement pénétrer à l’intérieur de l’écorce verte aux parois internes blanches (je me demande si celles qu’on vend au supermarché de chez moi ont ce même goût… sûrement pas, me dis-je, pour justifier le voyage). Tiens, je n’ai pas mangé depuis le matin, c’est vrai ; je me souviens d’avoir vu des enfants manger des morceaux de noix de coco pour seul repas de midi ; j’avais trouvé ça effrayant, mais je l’avais vite refoulé. Et là le liquide me coule admirablement, on dirait l’eau d’un fleuve pur, cette invraisemblance. L’océan sans sel aurait peut-être ce goût primitif ; ce n’est pas du lait, mais ça en a la chaleur lorsque le matin etc. Je ne m’attarde pas, car je vois que la conversation tourne autour d’un arbre flanqué d’un autre. On s’interroge, puis on aperçoit des citrons, je me disais bien que j’avais déjà aperçu quelque part cette ombre tranchante troublée par des éclats de soleil que l’ondulation du vent provoque. C’était à Menton, il y a si longtemps… je chasse ce souvenir ; je demande à mon traducteur. Un citronnier a été planté trop près de l’autre si bien qu’il ne donne pas de fruits. La lutte. L’un donne, l’autre pas. C’est injuste, c’est ainsi. On se prend à caresser le tronc de celui qui ne donne pas de fruit. On le plaint, on aime tant l’égalité au pays de misère. Un mot de l’homme, et l’on comprend qu’il ne va pas tarder à l’abattre. Puis la conversation roule enfin – je crois bien que c’est la première fois – sur des choses très concrètes. Oui, les cocotiers, c’est intéressant. Tous les deux mois la récolte est possible, oui c’est vivable. Enfin, c’est vu ainsi par l’homme. À voir ses muscles fins, sa poitrine creuse, on se dit que ce n’est pas évident, d’autant que la maison semble à demi construite. Mais non. Il y a même des animaux domestiques… quelques-uns, abandonnés dans des enclos ; en fait, on n’en sait rien.
On repart après un « tchau » lancé comme si j’avais toujours vécu dans le pays, et la route reprend avec ses lenteurs tranquilles, la boisson fait son effet, les jambes me permettent maintenant de suivre l’allure imposée. Quelques kilomètres toujours en compagnie des condors qui cette fois se le tiennent pour dit, et nous arrivons à la fameuse maison de la grand-mère. Elle est bleue avec des contrevents bruns ; pas de fenêtres. La bâtisse sent le délabré, l’accueil est aussi lent que chez l’oncle. Le corps de la grand-mère est minuscule : les bras, le visage profondément ridé, tout est maigre, des os sur la peau. La porte est en deux morceaux pivotants et elle se penche sur la partie basse, appuie ses bras pour nous parler. Elle parle fort car la télé marche à fond dans une pièce qui n’est meublée que par le poste de télévision ; je note qu’il n’y a pas de chaise ; au fond dans une autre pièce on aperçoit un lit défait ; une autre femme plus jeune est là avec ses deux enfants ; je ne parviens pas à comprendre qui ça peut être ; une tante, une cousine ? Peu importe, on se sourit, ils semblent contents de nous voir, la télé hurle contre la forêt environnante, personne n’a l’idée de la baisser, c’est une musique brésilienne jouée par des artistes pour qui l’art se résume à ce rythme très particulier ; ça braille, on dirait la télé de chez nous, mais ça balance drôlement, comme si on avait emprunté au vent dans les feuilles des palmiers le va et vient heurté de cette musique acide et douce à la fois. Je retiens le chuchotis des syllabes qui passe comme une brise dans les paroles.
Je m’interroge : pour quelle raison est-on allé chez la grand-mère ? D’une autre pièce on apporte un tapis roulé qu’on étale sur le sol carrelé de la pièce vide. Il est bleu et marqué de dessins orientaux d’un brun rougeâtre, indéniablement resplendissant, il illumine la chambre, rivalisant avec l’éclairage sautillant de la télévision. Dans la tempête de musique fanfaronnante, sa surface étend un calme incongru que nous apprécions avec force exclamations sincères ; c’est un cadeau de mariage ! La Reine entoure la grand-mère de ses bras, la serre prudemment comme une poupée de porcelaine et la langue court entre les murs, dominant les chants guitarisés de la TV extatique, rouleau de mots qui charrie des chuintements précipités que la vieille femme accueille avec des mouvements modestes ; son visage ridé s’empourpre légèrement. Nous ne restons pas très longtemps, juste une petite errance aux alentours, entre la parabole énorme qui semble capter les étoiles, c’est-à-dire les stars hip-hop lancées vers le ciel et retombées ici dans la cabane perdue, et l’énorme citerne bleue qui sert de château d’eau, assise comme un gros crabe à carapace de tôle. Il semble qu’il y ait à peine un jardin jonché de noix de coco à moitié dévorées, d’outils qu’on a rangé à la va vite. L’oncle qui nous accompagne s’exerce à couper en deux une énorme branche qui traîne à l’aide d’une hache très affûtée : tous les coups portent, les morceaux volent sans qu’il fasse aucun effort, le seul poids de l’acier entame la branche. Il s’acharne, puis sans aucune raison repose la hache contre le mur de planches de l’appentis vermoulu, c’était un exercice, juste comme ça, pour rien.
On roule le tapis, l’oncle le met en travers du porte-bagages, mille tendresses s’échangent et l’on repart précipitamment. La nuit tombe tous les jours à 17h30 et la hâte nous a saisi, la route est longue, aucun vélo n’a d’éclairage. Sous l’effet de la ruée, je me sens pousser des ailes et je m’aperçois soudain que contrairement aux autres bicyclettes, la mienne possède trois plateaux et cinq pignons. Je parviens à les utiliser au mieux et me voilà cavalcadant en tête jusqu’au retour dans le quartier misère. O meu filho en profite pour m’encourager, tandis que l’oncle, tapis en travers, s’empresse de rouler à gauche sans que je comprenne bien pourquoi : par bravade ? Pour être mieux perçu des autres véhicules ? Nous retrouvons la piste, puis les cahots des rues de terre qui traversent les lieux de la Reine. Une fois le tapis déposé, la nuit étant tombée, nous voilà à pied traversant le quartier coloré, pitoyable, passant lentement d’une maison à l’autre. Presque à chaque seuil, des vieilles, des jeunes entourent la Reine des Lieux, on la félicite, la serre, c’est un palabre sans fin à propos des morts, des malades, rhapsodie de noms propres dont je capte les accents à la volée. Une camionnette passe, c’est la bonne, elle va nous ramener à la petite ville : porte coulissante ouverte à la main par le chauffeur. On se sourit et on s’effondre sur les sièges encore disponibles. L’arrivée à la pousada se fait sans un mot : on glisse les billets de Reals de main en main ; le chauffeur défait un paquet roulé dans sa paume pour régler la différence tandis qu’un flot hurlant de musique cascade contre nos tympans. Retour à la civilisation.

L’événement de l’année

De retour du Brésil, je ne résiste pas à l’envie de publier la photo de O Meu Filho et de la Reine des Lieux lors du jour fameux où ils s’épousèrent: le 10 septembre 2010. Il n’en reste pas moins que je continuerai dans les jours qui viennent à raconter jour après jour ce qui s’est passé avant et après cet événement.

Brasil 2

2 septembre (matin) 2010
« Tu veux toujours comprendre le comment du pourquoi des choses », me dit plaisamment l’autre voix, la raisonnable, alors que la folle du logis, l’acharnée veut absolument savoir : celle-ci est le fruit du jardin d’enfer, en France, l’enfance, ah le temps où je me jurai de comprendre ; on rêve, non pas seulement que les coups s’arrêtent, mais enfant on songe aussi : pourquoi moi ? Et l’on se gave ensuite de savoir, le célèbre savoir, pour répondre à la question du destin, les coups beethovéniens, oui, oui, prodigieux stimulant dont le poète parle peut-être lorsqu’il évoque la « fameuse gorgée de poison » qu’il a avalée, une manie abyssale, un vice d’esprit tordu ou une vertu de curiosité insatiable, peu importe… rhétorique tout cela… rhétorique, ami, c’est joué, laisse aller…
 Le lendemain de mon arrivée, les amoureux me poussent aimablement dans une camionnette à porte coulissante, on y va ? On y va. J’aspire une dernière goulée de vieux savoir recuit et nous roulons amis vers les hauteurs, là où s’illuminent dans la poussière les voies orthogonales qu’on peine à appeler des rues. Chaque tour de roue est un sursaut à l’estomac, flaques, ornières au pied des habitats colorés, certains murs hésitant à monter, d’autres s’effondrent lents et bosselés puis on est jetés là contre un croisement. Deux reals par personne pour le transport, une misère ! Nous venons de traverser une partie du royaume de la Reine des Lieux et voici sa maison. « Tu verras, son père vient de finir le toit, après plus de vingt ans, il a pu s’acheter des tuiles », dit o meu filhio avec une admiration émue dans la voix. Il a connu encore il y a six mois la maison à l’air libre, lorsqu’elle n’avait pas d’étage. Entre temps le papillon a refermé ses ailes sur un étage pavé d’admirable carrelage qui dans la cuisine remonte le long des murs, et l’on se salue là, on se serre là : la main du père, puis son bras caresse le mien, j’en fais autant, on se touche les joues à la française et l’on finit dans un rire à se passer les bras autour du cou, on se tâte les biceps comme pour s’assurer qu’on est des costauds… même exercice plus tard avec la mère et sa remarque traduite en riant par o meu filhio : « C’est bien, ton père est fort, il a de larges épaules », propos que je n’avais jamais entendus en forme de prise de contact. On se contemple : statues animées et campées à la fois, « tudo bem » est murmuré. Parmi les dix enfants, quelques-unes des filles s’attardent autour de moi, trois, sept, onze ans… les deux plus jeunes s’enfuient puis reviennent avec des boîtes, des poupées, on joue longtemps à les nommer : je propose des prénoms à chacune d’elles en portugais, elles me font répéter la bonne prononciation, en profitent pour me glisser le leur, je dis le mien et le jeu recommence ; entre temps j’ai oublié les prénoms des poupées, elles rient, corrigent, je répète. Le père a quitté la pièce, la mère l’a rejoint devant le poste de télévision dernier modèle Sony ; vient un moment où les petites se lassent, je rejoins o meu filhio autour de la télé. Il a beau me parler des élections présidentielles dont on voit les promotions sur l’écran (une femme, remplaçante de Lula, est favorite) c’est une autre femme statufiée reproduite en dix exemplaires de toutes les tailles et qui se dressent comme des lutins sous l’écran plat qui retient mon attention : quantité de statues de Marie en bleu, en rose bonbon, en plusieurs couleurs, en blanc crème sont alignées, l’une d’elles porte même un chapelet autour du cou, poupées de plâtre, de porcelaine, et Jésus montrant son cœur trône à gauche de l’écran, tableau sulpicien de taille respectable parfaitement touchant, mièvre si l’on veut bien donner à cet adjectif un peu de sincérité douce. Je lève le regard vers la droite, parcours la pièce, et là-bas dans l’entrée Jean-Paul II dans son cadre doré. Je m’efforce de ne rien penser, même si le démon du criticisme à la française chatouille mes neurones.
Au fait, que fait-on là depuis près de deux heures ? J’interroge mon traducteur et lui aussitôt : « On doit aller voir sa grand-mère, mais ils ont un problème avec les vélos. On ne peut pas les aider, ils ont leurs trucs à eux. Ça peut durer, car pour trouver un câble de frein ou une chambre à air, ici, ce n’est pas simple. » Il me propose de faire un tour dans le quartier. Surgit alors le délicat problème des photos. Je décide de ne pas en prendre. « Tu comprends, le premier jour, comme ça, j’ai honte. – Je suis d’accord, dit-il, les gringos que nous sommes ne peuvent pas se faire voyeurs. – Évidemment. » Il sourit et l’on avance calmement en faisant semblant de ne pas trop fixer les lieux et les gens ; il faut être naturels comme des acteurs sur une scène. Des chiens en grand nombre qui aboient en relai, surgissant de partout, ne semblent pas agressifs ; le démon me souffle que l’on a tant de chiens pour avoir quelqu’un à qui commander ; j’écarte l’interprétation, il ne faut pas penser trop vite sinon on referme la boucle d’ouverture à l’autre. Ou pour le dire brièvement : c’est ainsi, c’est réel, regarde et tais-toi ! O meu filho m’avait prévenu avec une fermeté toute stoïque : « Ici, on ne pose pas de question ! » Que pensez-vous de Lula, comment gagnez-vous votre vie, vos enfants vont-ils à l’école, si oui où et comment sont-ils accueillis etc ?  Tout cela est obscène, n’a aucun sens. Je comprends enfin dans la situation ce qu’il en est de leur vie, et le démon du pourquoi et du comment consent à se taire. J’observe des couleurs vives partout, pan de mur jaune qui comme l’autre eût foudroyé Bergotte, toit bleu ciel, maison vermillon, porte carmin et la misère et la poussière et les flaques et les vélos qui explosent, les cris, la musique. Des groupes vont et viennent (les enfants ne vont-ils pas à l’école ? Et pourquoi ? – Démon, tais-toi!), tous sont noirs. On ne croise pas les regards, des volets ou ce qui en tient lieu pivotent doucement, la télé semble marcher partout en pleine fin de matinée. Sur les rues de terre on a déposé en vrac des cailloux qui une fois tassés forment des dos d’âne pour empêcher les véhicules, bus, motos, camionnettes, de foncer au risque d’écraser des enfants qui courent dans tous les sens.
 Une camionnette survient justement à toute allure comme si le chauffeur avait pris le virage au frein à main ; un enfant d’environ dix ans à cheval sur la barre d’un vélo conduit par un autre vient presque percuter la camionnette, le vélo bascule, l’homme sur la selle tombe et l’enfant aussi. Des cris affreux crèvent les murs : pareils gémissements sont rarissimes, ce sont des hurlements murmurés, le tréfonds de la douleur résonne dans le petit puits humain de l’enfant qui en tombant s’est pris le pied entre la fourche du guidon et le pneu avant ; il est coincé au sol, cloué, le bouger ou faire tourner la roue lui casserait la cheville. O meu filhio se précipite le premier et tire sur la roue pour libérer le pied, l’adulte qui le conduisait s’est relevé et lui apporte son aide, mais les cris s’accentuent, o meu filho tire de toutes ses forces vers lui pour tordre la roue. Je suis pétrifié : quelque chose me bloque dans ces quelques secondes. Le chauffeur de la camionnette vient leur prêter main forte. Je ne bouge toujours pas ; la pitié qu’il y a dans ce monde me paralyse ; s’il fallait faire un geste collectif je ne comprendrais pas ce qui se dit, je ferais plus de mal que de bien, je tempête contre ma méconnaissance du portugais. Mais les voilà dix, vingt, pères, mères, enfants qui s’en mêlent. O meu filho est au plus près du drame, il parvient avec l’aide des deux autres à tordre enfin la roue, le pied est décoincé et tandis que le père porte l’enfant dans ses bras, je surprends un geste et un sourire brûlant de reconnaissance d’un d’entre eux envers o meu filho qui fait semblant de ne rien voir, se redresse, secoue la poussière de son t-shirt devant la petite foule admirative. Il me prend le bras, des « obrigado » fusent, il m’entraîne, n’écoute rien, le père parlemente rapidement, semble vouloir rentrer chez lui avec l’enfant mais le chauffeur lui intime l’ordre de l’emmener à l’ « hospital »… Le père rentre enfin dans la camionnette avec l’enfant serré contre son cœur et le véhicule démarre en trombe. Nous avons fait trois pas, un jeune adulte touche le bras de o meu filho, lève le pouce en signe de victoire avec un sourire éclatant. Le gringo est sur l’instant une sorte de héros que tous fixent avec bonheur ; lui me pousse encore, il veut fuir, pense peut-être qu’on ne doit pas remercier l’auteur d’un acte aussi évident. Avant que la foule ne se disperse nous avons fait vingt pas. Aucun mot n’est échangé. Bientôt nous parlons d’autre chose. Pour lui, l’accident est clos. Pour moi, il commence ; je constate que des souvenirs m’assaillent avec insistance, c’est toute l’enfance de o meu filho qui défile – le narrateur de la Recherche qui trébuche sur le pavé mouvant de la cour de l’hôtel de Guermantes subit le même mouvement que ma petite tête de sexagénaire ; je souris de ma comparaison : le narrateur est dans le lieu le plus privé et le plus luxueux de Paris et moi dans un chemin poussiéreux ouvert au vent, dans une rue des plus pauvres de la planète. Je me revois trois fois, dix fois, penché vers o meu filho, l’angoisse au ventre, il avait quatre ans, six ans, je le recueille, le ramène à la maison, parfois dans la voiture pour l’emmener à l’hôpital, il a le front dégoulinant de sang. Je me dis que c’est cela qui m’a pétrifié. Le passé trop présent me fait frémir rétrospectivement. Et je revis la scène dans la couleur ocre de l’autrefois gémissant : o meu filho ramasse et sauve un fils dans la rue, comme je l’ai fait tant de fois avec lui. Et je songe qu’il va se marier dans quelques jours. La roue tourne, la roue tourne. Je fixe un instant, en m’éloignant à ses côtés, le vélo tordu dans la poussière, et nos voix continuent de parler d’autre chose.

Brasil 1

1er septembre 2010

Dans le petit avion qui me mène vers la fin du voyage, de Sao Paulo à Porto Seguro, où « O meu filho » doit épouser le dix septembre la « Reine des Lieux », les hôtesses de l’air portent des tabliers, avouant enfin ouvertement leur rôle : des mères nourricières, des mamans pour bébés coincés un bout de temps – et d’ailleurs ici ce n’est pas justifié car le voyage dure à peine une heure et demie – des bébés qu’on gave avec sourires, repas, boissons à profusion, si bien que l’avion est lié à des ripailles et des ballonnements… on ne bouffe pas seulement des kilomètres. Parfois, par le hublot, apercevant l’aile, j’ai l’impression de voir un aileron de requin dont Monsieur Tournesol dit quelque part qu’ils sont excellents ; la machine aspire l’air, le recrache, et quand on traverse les nuages, la bête broute du coton. Ah, mes chères hôtesses laborieuses avec leur chariot métallique qu’elles tirent, entre les rangs des consommateurs alléchés par ennui : on se voit tout petit, la tablette couverte de plats parfois étranges… ah, sur Air France, que j’ai emprunté jusqu’à Sao Paulo, il faut reconnaître avec une fierté gamine qui sent bon son terroir, que c’est excellent ; oui, car la ruse est là, je m’éloigne de mon pays, il convient de raviver l’éventuel regret d’un substitut de terre qui passe par la bouche : on vole, la terre est loin, on la fait remonter sur un plateau, petit souviens-toi au bout de la fourchette (en plastique quand même !). Je crois qu’on aime les hôtesses de l’air à cause leur nom, elles habitent l’azur donc, rappellent les anges, la cuiller de maman, c’est vrai, mais aller jusqu’à supposer qu’elles habitent l’air plus souvent que la terre nous donne du courage : si ces fragiles hirondelles – tiens, justement, les hirondelles sont parties un peu avant moi dans la même direction, je leur aurais volontiers fait cortège, je le leur avais demandé, elles avaient joué les silencieuses et la veille du jour où je m’envolai, elles avaient disparu sans pépier, me snobant par envie sans doute de mon Boeing 747, enfin, c’est égal, tant pis pour elles – oui, si ces dames n’éprouvent aucune terreur apparente à voler à des milliers de mètres d’altitude, pourquoi moi, gentiment pleutre, pékin des feux rouges, éprouverais-je quelque appréhension à la moindre secousse de la baleine métallique ? Elles sont nos modèles, stoïques, aimables même dans les effondrements de la bête, admirables hirondelles, hôtesses des champs de bleu ! Je pense à la phrase de Caton l’Ancien : « Si les femmes étaient nos égales, elles nous seraient supérieures ».

Après un voyage dont les épreuves seront tues – onze heures de vol depuis Paris, dix heures d’attente avant de prendre le petit avion pour Porto Seguro ne se commentent pas – je resonge à ce petit saut de puce d’une heure et demie sublime au-dessus des montagnes brésiliennes, des forêts comme un tricot tout chaud, et l’océan qu’on devine là-bas, infini sur infini, immense bouche azurée grise, et l’avion se pose sur un tarmac petit qu’on touche bientôt ; oh, atterrir vraiment est si rare, de l’avion au sol quelques marches, descente au village depuis le château volant, sensation de seigneur, comme si le mérite de ce vol nous revenait tout entier alors que nous avons bâfré comme des idiots, mais ils ne faut pas le dire à ceux qui nous attendent, ils nous croient héroïques. Et l’aventure commence vite, très vite. O meu filho m’a fait signe, j’aimerais retarder ce moment où j’attends encore ma valise, car le temps de la tendresse mitonne chaudement, sourire éclatant ; la Reine des Lieux qui va l’épouser dans dix jours, parfaite d’élégance, peu de mots, et d’ailleurs je n’y comprendrais rien et elle non plus ; elle me pose le bras sur l’épaule, semble vouloir se bercer sur mon cou, on se sourit, il faut s’apprivoiser. Pour le corps tendu de partout à la suite de près de vingt quatre heures d’embarquement, c’est un baume et la Reine serre mes épaules de tout son bras, cela me détend totalement, massage d’affection. Je crois qu’elle dit des mots, je la serre aussi ; voilà c’est fini ou plutôt la vie ici commence. O meu filho traîne ma valise vers un taxi, parlemente, la tête me tourne : je ne connaissais pas sa voix en portugais, elle est chaude, inhabituellement douce, la Reine se tasse contre lui, me regarde à la dérobée, lumière du couchant, longs sourires auxquels je réponds, parfois il me semble qu’elle me touche le dessus de la main pour s’assurer que je suis là. Le taxi nous dépose à l’embarcadère d’où un bateau étrange, sans moteur, tiré par un remorqueur latéral, nous conduira jusqu’à Arraial d’Ajuda, dix minutes de rêve où l’on glisse sur la baie : il faut dire que j’ai fait un tour rapide de Porto Seguro, mille couleurs sous le couchant, côtoiement chamarré, camaïeux gribouillés, sans souci d’harmonie, sorte de : chantons, il faut chanter, entêtement des heureux dans la boue des rues souvent à peine couvertes de goudron. Sur le bateau malgré la valise dont o meu filho s’est chargé, nous montons à l’étage de cet énorme plateau métallique, marches de fer, l’air est encore gris rosé, ascenseur pour le couchant, un vague vent ne rafraîchit rien, j’ai sur les lèvres un goût de bière, mais la Reine me sourit, elle ne perd pas o meu filho des yeux, de temps à autre seulement un sourire glissé vers moi, contre le vent debout ; les êtres humains ont parfois le sentiment fugitif d’être des déesses des dieux, maîtres en songerie, c’est cela la traversée de la baie avec mon fils admirable de tranquillité d’esprit, parlant comme un vieil ami ; un rêve, au loin, les vagues de l’océan dressent leurs chevelures rousses, l’écume orange signe la fin du jour. Nous remontons le débarcadère, bruits de ferraille, de chaînes, des voix de tous âges, des hommes et des femmes usés par le jour et surtout des enfants, partout, criant, jouant au bord du sommeil, infatigables.

Il faut aller à la Pousada en bus officiel ou en camionnette privée, peu importe, c’est le même prix. La camionnette est la première. On monte, valise, personnes prisonnières de la porte coulissante. Ce sera à travers l’obscurité à peine trouée par des lampadaires mignards, un cahot permanent, on roule vite, chemins de terre périlleux, rares rues pavées étourdissantes pour les tympans. Ma petite tête de pioche effleure parfois le plafond du véhicule, je n’y prête aucune attention. La porte latérale s’ouvre à la demande des passagers, la Reine n’a pas cessé de se coincer contre o meu filho ; c’est fini : on arrive, on se déploie, je respire tandis que le jeune homme glisse les billets dans la main du conducteur. Une fois bien debout sur la place, évidemment, la tête me tourne ; je crois qu’à cet instant je ne vois que des éclairs de lumière très crus et je sens des bousculades involontaires sur le lieu surpeuplé.

« Tu verras, le patron de la Pousada est français, très sympa », dit-il en traînant ma valise. Je songe que le contraste avec le portugais brésilien sera d’autant plus brutal. Daniel à l’entrée de sa Pousada me tend les clefs et (ce que je ne fais jamais) je le tutoie comme un ami d’antan… le seul étranger à ne pas l’être ne peut être qu’un proche et le saut au-dessus de l’Atlantique nous sert de lien. Très vite, mon esprit gambade autour du double sens d’ « étranger » : celui qui est du même pays mais que je ne connais pas, et celui qui est d’un autre pays ; je suis par exemple un étranger au Brésil où tout m’est étrange. Je me perds un moment dans des considérations germaniques sur l’aliénation où étranger (fremd) joue son rôle, et j’abandonne vite ces choses qui ne sont décidément pas de saison, il fait trop chaud.

La chambre salle de bains est très vaste, sans table, j’écris bientôt quelques mots dans le carnet sur les genoux après avoir rangé mes affaires sur les nombreuses étagères de bois brut. On se retrouve au jardin de la Pousada : l’Éden a ces ombres peu franches, tendres caresses du vent. La Reine des Lieux décroche directement de l’arbre une gousse ( ?), pomme ( ?), enfin un fruit du cacaoyer, la brise en deux sur le pavement, coup sec ajusté, puis elle nous distribue de petites capsules dont j’apprends qu’elles contiennent le cacao. Pas question de les mordre, ce serait immangeable, il suffit de les sucer, bonbon naturel au goût amer et sucré à la fois ; après douze mille kilomètres, c’est la première fois que j’éprouve quelque plaisir à ingérer un petit aliment, c’est un soleil adouci. C’est un bonsoir filtré par la terre, un geste comme on en fait peu dans sa vie, où tout le pays descend au palais en un minuscule coup de langue. Je remercie en portugais, c’est la première fois que je dis un mot qui convient : obrigado. On collecte les noyaux dans la coupe brisée ; enfin quelques minutes où on ne fait rien, je n’ose pas m’allonger sur le hamac qui pend là, invite enfantine, puis tergiversations, je comprends très vaguement que la conversation s’étire entre les amoureux sur le choix de l’endroit où un génie nous servira de sa bouteille réfrigérée une bière très frappée ; ils font semblant de n’être pas d’accord. Puis la Reine des Lieux s’éloigne ; on attend en réchauffant notre langue qui résonne dans la cour intérieure déserte de la Pousada, vieilles incongruités gauloises au pays sans saison et qui nous font bien rire ; on est à l’équivalent du premier février, il fait entre 25° et 30°, le temps s’est arrêté, les rêves flottent au futur, noix de coco, cacaoyers, coassements d’oiseaux multicolores. La Reine revient et je risque mes pas au Brésil, hésitant et ébloui par la nuit encombrée de chants dès que la porte s’ouvre.

Couleurs

Tout l’été j’ai cherché du vert et j’en ai à peine trouvé. Au début il y avait bien du bleu sur les tiges des blés dont on dit rapidement qu’ils sont encore verts, puis les feuilles de betteraves ont donné un semblant de teintes obscures, presque noires, et suivant l’inclinaison du soleil tout bougeait constamment ; je n’ai rien vu qui fût définissable selon les adjectifs de couleur que je connais. J’étais parti du bleu parce que je songeais à cette phrase du poète où il est question de la nuit et du ciel des jours splendides, où le bleu se perd ne sachant plus où rayonner du mieux qu’il peut, absent pourtant malgré ce que la vie m’a appris. Je n’ai rien su dire et j’avais beau sortir avec l’effroi naturel de celui qui croit savoir et qui ne découvre rien de ce qu’il a porté tant d’années, ces années où je peinais à respirer ; aux moments rares des grandes joies la vie éclatait alors en un arc en ciel plutôt énigmatique où le gris revenait toujours, comme si ma vue avait baissé, que la cécité me gagnait, étrange illusion. Je ne peux pas affirmer non plus que je n’ai pas vu de rouge, le simple coquelicot, ce coq de la prairie, lançait bien sa teinte pourpre et je m’exaltais de pouvoir dire une nuance enfin claire. Qu’un nuage passe cependant et le rouge que je croyais avoir aperçu devenait violet, bleu, gris, enfin rien qui fût ferme. J’insistai, je repris les mots dans mon esprit, fermai les yeux, et les rouvrant, j’ai vu des ocres, je les ai chantés ; l’été avançait comme on voit, il filait son coton de poussière où le jaune enfin conquis des blés donnait des vagues grises ; j’y devinais l’ocre en un clignement très voulu, et je me suis arrêté à ce beau mot : ocre, sans être convaincu que je tenais là l’immense réalité des surfaces mouvantes, puisque par instants elles voguaient bleues puis noires, et demeurait alors au creux de mes prunelles un gris général de vitrail où les parcelles quoique toutes différentes, donnaient ce mélange proche du blanc crème, usé du sec des ciels. Le vert s’élançait parfois je le reconnais aux cimes des arbres, il était frais, rappelant le premier printemps, mais il était si loin que sa fusion avec le blanc des horizons me faisait basculer dans un scepticisme lié à l’âge sans doute, ce temps de là-bas où tout est confusion. Mes amis, disais-je en parlant aux absents que j’aime, puisque je ne peux vous donner la vraie teinte des choses, je vous demande de m’excuser, j’avance vous savez en titubant sur les chemins de terre brune. Brun, brune, ah, voilà au moins une nuance que je saurai dire : elle est souple et vive, marchande avec les herbes un espace muet où mon pas peut résonner, ce brun est indiscutable, puis le voyant serpenter, je le vis soudain blondir au loin, comme un sable oublié entre deux grincements des ivraies grasses.
Je me suis absenté tout ce temps, obsédé par l’impossibilité de dire vraiment à quoi ressemblait au fond des mots la vie en folie que je voyais croître, mais qui n’avouait pas franchement sa langueur miroitante. Et le brun est resté pourtant gagnant peu à peu les labours d’après moissons et l’intérieur des peupliers, je les ai salués comme il convient, comme lorsqu’on voit passer un cortège funèbre. C’était la fin des teintes, c’est la fin des heureuses variations, parlons au présent, c’est maintenant que je sais que je n’ai rien vu. Non, ce n’est pas cela : j’ai vu au contraire avec une trop grande acuité, et maintenant que tout bascule je parle de brun et je me trompe encore, car suivant les couchants il sera ocre ou rose, et au lever le bleu fera encore des siennes.
La difficulté n’est pas aux couleurs, elle est aux mots ; la douleur est à l’écrit, au moment où je trace ces lignes, la peur me reprend de ne savoir dire, car c’est dire qui a manqué s’il a manqué quelque chose. En réalité il n’a rien manqué. N’a été absente que mon habileté à le dire, coincé que j’étais dans une série de vocables préfabriqués, du prêt-à-dire comme il y a du prêt-à-porter. Et les villes d’ailleurs qu’en dire ? L’asphalte n’a-t-elle pas elle aussi cette même noirceur qui rôdait sourde derrière mes pays ?
J’ai adoré un toit d’ardoise : ce n’était pas un gris ni un bleu, non, c’était un chant. À chaque fois que je l’ai entrevu je le voyais se dégrader sous le coup des pluies des vents et je priais pour qu’il fût sauvé jusqu’au jour où la catastrophe est venue, non son effondrement, mais sa réfection complète et depuis je ne le regarde qu’à peine ; en passant devant lui, je le rêve comme avant. Le passé de ce que nous avons vu importe davantage que le présent toujours mouvant et le souvenir ne peut se dire décidément qu’au chant.

La vie en rose (petite scène de théâtre)

(En chemise de nuit, la tasse à café sur la table basse, elle se fait les ongles assise dans le canapé. Un CD passe à fond « La vie en rose » chantée par Édith Piaf. Il entre et cherche partout.Durant toute la scène elle reste dans le canapé ; lui, en agitation perpétuelle, ne s’assied jamais,marche de long en large.)
Lui : (Tout le dialogue, jusqu’à ce qu’il éteigne le CD, sera dit en criant, pour dominer la voix de la chanteuse)
T’as pas vu mes clefs ?
Elle : Quoi ? J’entends rien !
Lui : Mes clefs, tu les as pas vues ?
Elle : Non !
Lui : Hier soir je les avais posées sur le guéridon de l’entrée !
Elle : Ben, elles doivent y être encore !
Lui : Non, j’ai regardé, y’a rien !
Elle : Ben alors je sais pas.
Lui : Non, mais réfléchis bon sang !
Elle :  Je peux pas, tu vois pas que je me fais les ongles ?
Lui : Non, mais ça t’empêche pas de…
Elle : Si, moi, quand je me fais les ongles faut que je me concentre.
Lui : Baisse la musique nom de dieu !
Elle : Je peux pas. Je me fais les ongles, j’te dis, fiche-moi la paix !
Lui :  Bon, ben, moi je l’éteins, ta vieille là elle me stresse, elle m’empêche de réfléchir ! (Il éteint le CD) Ouf ! On respire !
Elle : T’es gonflé. Tu me demandes même pas ! T’aimes pas Édith Piaf peut-être?
Lui :  J’aime pas les vieux.
Elle : Moi, je l’aime bien, cette femme. Tu manques pas d’air de couper une chanson aussi belle !
Lui : Non, mais moi, dans une demi-heure faut que sois au taff !
Elle : Eh, c’est Édith Piaf, mon gars ! Tu te rends pas compte la vie qu’elle a eue !
Lui : Mais arrête de me casser les pieds avec cette vieille !
Elle : T’as pas vu le film ?
Lui : Le film ? Non, mais qu’est-ce que tu me parles de ça ! Je cherche mes clefs.
Elle : Oui, ben trouve-les tout seul et me harcèle pas. Déjà que t’as éteint le CD. Moi, c’est le seul jour où je suis tranquille !
Lui : Ah les profs, j’te jure. Tiens, y’en a qui croient que quand on est mort on se réincarne en chien ou en crocodile…
Elle :  Je vois pas le rapport.
Lui : Eh bien, moi, dans ma seconde vie je me réincarne en prof. On fout rien dans ton métier. Quatre jours par semaine que ça bosse, ça. Tout le reste, congé !
Elle : Jaloux ! Arrête de dire du mal de mon boulot ! Tu sais pas ce que c’est, toi, trente mômes !
Lui : Oui, oh, ça va ! Aide-moi plutôt à trouver ces bon dieu de clefs ! (Silence)
Elle : C’est marrant ça me rappelle un truc !
Lui :  Quoi ?
Elle : Quand j’étais petite et que mes deux frères cherchaient un objet perdu, il me disaient : concentre-toi !
Lui :  Et alors ?
Elle : Ben je me concentrais et j’avais un flash dis donc ! Je disais : t’as regardé sur le frigo ? Et hop, le truc était retrouvé, ils étaient tout contents !
Lui : Pourquoi tu me racontes ça ?
Elle : Ben, t’as regardé sur le frigo ?
Lui : Bien sûr que j’ai regardé, tu me prends pour qui ?
Elle : Écoute, au lieu de m’agresser tu ferais mieux de chercher.
Lui : Mais je ne fais que ça de chercher ! Tu pourrais m’aider nom de dieu ! À deux ça irait plus vite. Dans une demi-heure faut que je sois au garage. J’ai des clients qui m’attendent.
Elle : Ben moi, non, tu vois ! Et je m’en fous royalement…Tiens, voilà que je me suis foutu du vernis à côté !
Lui : Les époux se doivent mutuelle assistance, a dit le maire quand on s’est mariés.
Elle : Pfff ! T’es nul, toi ! On n’est même pas mariés. On est pacsés, alors…
Lui : Ah oui, c’est avec mon ex qu’on s’était mariés. T’as raison.
Elle : Bien sûr que j’ai raison !
Lui : Ouais ouais, ça va ! Mais je suis sûr que dans le papier du pacs qu’on a signé il est question d’assistance mutuelle !
Elle : Je sais pas, j’ai signé sans regarder, j’ai regardé les mouches voler en attendant qu’il ait fini son baratin le mec.
Lui : Oui, ben moi j’en suis sûr !
Elle :  C’est bien, tant mieux !
Lui : L’assistance mutuelle, ça y’est dans le pacs !
Elle :  Oui, ben ça va ! Qu’est-ce que tu peux être légaliste !
Lui : Ça veut dire quoi ça légaliste ?
Elle : Ah là là ! Légaliste cela signifie que l’on s’en tient à la loi… et point final.
Lui : Ouh, les profs ! Intellos ! Prise de tête ! Qu’est-ce que j’avais besoin de me marier à une prof !
Elle :  Arrête ! En plus on n’est même pas mariés !
Lui : Ouais ! On l’a déjà dit. Enfin tout ça, ça me fait pas retrouver mes clefs !
 (Elle chante « La Vie en Rose » : quand il me prend dans ses bras/ il me parle tout bas/je vois la vie en rose)
Lui : Arrête de chanter ça, je vais l’avoir dans la tête toute la journée ! Et ça m’énerve !
Elle : Ben dis-donc, on est mercredi, je suis chez moi et…
Lui : Tu es chez nous d’abord, pas chez toi.
Elle : Ah, ici, je suis pas chez moi, elle est bonne celle-là ! Ben tu risques pas de m’y voir longtemps chez nous… si t’as ça dans le crâne mon petit bonhomme !
Lui : Ton petit bonhomme, le jour où il s’est pacsé il aurait mieux fait de… Bon, elles sont où ces vacheries de clefs ?
Elle : Ah si tu veux qu’on se sépare, ça ne tient qu’à toi… ou à moi d’ailleurs, c’est ça qu’est bien dans le pacs,  un seul décide et c’est la séparation ; ah la belle invention!
Lui : Attends, attends, arrête ton délire !
Elle : J’arrêterai si je veux !
Lui : Oui, bon, attends ! Ça y est, je sais ! Hier c’est toi qui as pris ma bagnole pour aller chez Aline !
Elle : Non, j’ai pris MA voiture, elle est bonne celle-là encore, vlà que c’est de ma faute maintenant !
Lui : Oui, c’est de ta faute ! Tiens je vais regarder dans tes affaires !
Elle : T’as de la chance que je me fais les ongles, sinon tu t’en prendrais une !
Lui : Je voudrais bien voir ça !
Elle :  Touche pas à mon sac !
Lui : T’as des choses à me cacher ?
Elle : Oui… Non… enfin, laisse ça tranquille, repose ce sac !
Lui : Ouais, ouais… bon… (Il repose le sac. Il se tâte le corps) Bon dieu de bon dieu. J’ai changé de pantalon ce matin, je te parie que… (Il sort. Elle chante « La Vie en Rose »)
Lui : (Revient en brandissant les clefs) Je les ai ! Ouf ! Je file ! On mange quoi ce soir ?
Elle : On se fait un restau. J’ai pas envie de passer mon mercredi à…
Lui : Mais on est déjà tous les deux à découvert à la banque, tu rêves ou quoi ?
Elle : (Menaçante) Ouais, je rêve mon bonhomme, je rêve, je rêve même drôlement, si tu veux le savoir !
Lui : On en reparle ce soir.
Elle : File, t’es déjà en retard !
Lui :  Arrête de me donner des ordres !
 (Il claque la porte. Elle se lève et chante « La Vie en Rose »)

Suspension

Le temps est en alerte, la nuit menace, chaque soir est une voix perdue qui sonnait claire puis nous revient dans la candeur d’un air déjà un peu impur. La croissance a vécu, le chant qu’on croyait ascendant se stabilise dans un léger coton de soir amidonné. La peinture du jour cède doucement sous les craquelures de l’été en gambade et notre ange, toujours triomphant jusqu’alors, trace au bord de nos mémoires des voltes parfaites qui signent l’imparfait des semaines à venir. Le souffle se suspend avant la chute ; oh, il y aura bien des retours de flamme où les bleus de nuit et de jour se recouvriront sans qu’on y prenne garde, mais de loin, l’ange envoie des signes limpides, presque trop, son sourire du « tout est beau » se crispe au coin de la maison où la gouttière se tait. Pour combien de temps encore ?
« Range bien tes pulls, aligne-les avec soin sur l’étagère haute, dit l’ange. Emplis la placette de la voix frénétique des enfants en goguette en cette fin de juillet et conte leur les mille étés grouillant d’animaux vifs et droits, et qu’ils empruntent aux bêtes leur naïveté finaude qui se repaît de chaleur dense. C’est le passage risqué entre l’exaltation qui ne cesse d’exhaler ses verdeurs et le salut éclatant des derniers artifices où les fusées brûlent dans les soirées tirées vers le vide des pluies. Ne vois-tu pas le brunissement s’esquisser au vif des limbes, bords un peu brûlés, feuilles grasses certes mais lasses de pendre sur le creux des chemins éblouissants ? La terre redevient miroir de facéties usées, les chaumes, coupes neuves, n’obéissent plus au vent dans la hâte de s’engloutir sous les socs ; marcher au milieu d’eux, c’est prendre une traverse qui mord les mollets ; les blés étaient si souples. On entend derrière les étirements de nuages non plus le suraigu des croissances abouties, mais un assourdissant appel de chutes, cascades, ruisseaux où l’eau glacée nous renvoie aux chevilles les premiers frissons graves où l’on perd pied. On a raison de rire et moi-même je bats des ailes comme on s’évente, je souris toujours, tu vois bien, je sens cependant que je fatigue du côté des omoplates, j’y mets moins de conviction malgré le doré des matins revigorants. J’ajoute à la nuit l’ombre de mes ailes au lieu de les écarter pour laisser venir les premiers rayons crus, car la pente est prise, la loi qui veut que tout tombe alourdit mon vol et j’observe que les oiseaux sans le dire explicitement, livrant leurs illusoires gazouillis, ne perdent plus leur temps à faire et défaire des nids joyeusement tricotés ; eux aussi profitent  de ce suspend pour avaler des virages de joie, s’entraînant pour le grand voyage vers les landes où il fera bon pépier encore. La malice de l’immobile est mimée par les jeux où ne compte plus qui gagne et qui perd, où le jeu redevient son essence, sa loi, perte de temps jusqu’à la soif qui sera comblée par l’autre saison.
De beaux jours nous attendent. Je me couche avec vous. Jouons. »

Rembrandt parle: autoportrait à 63 ans

Il me regarde, il a exactement mon âge, il va mourir dans l’année mais il n’a pas peur ; ses yeux très marqués, sillons ocres et bruns, me fixent en souriant, la bouche est d’une douceur bonhomme débordant de calme, il s’approche en souriant, pas résigné, non, la tête levée, brave et gras, il est avec moi.
Il dit : « J’ai tant peint que le noir m’emporte alors que ce que j’ai fait au cours de ma longue vie (ou brève si l’on veut), c’est apporter la lumière sur l’ombre du collectif normé, ouvrir, ouvrir, jusqu’à ce que l’espérance-feu joue avec l’air de celui qui regarde, masque obscur qui bascule sous l’œil vivant de mes contemporains et des autres, vous, fils des cimaises, enfants à la recherche touristique d’un supplément d’âme, alors que ce fut un combat et que vous avez toutes les armes en main pour me suivre.
Je me suis vu suffisamment – combien d’autoportraits ? – pour vous voir, amis. J’ai jeté un premier noir pour m’assurer de la toile, faisant ainsi le tour du propriétaire, masquant le blanc du nid primitif : ce badigeon à la brosse noire est ma nuit ; avant de poser le moindre rai de vie que l’on sache au moins voir mon intériorité de l’extérieur et surtout voir où je vais… oui, oui, c’est ça, vers la nuit. Contrairement aux autres toiles qui étaient de la nuit vers le jour où sur le goudron de la non-couleur j’ai combattu, lutté, pour faire jaillir mes feux, sachez mes amis que puisque je touche au terme de mes jours, j’ai laissé cette fois et cette seule fois le noir venir mordre au bord de mon visage en ruine et pour tracer les rides grasses et fines, les ridules multiformes, j’ai peint avec vérité et sans nulle complaisance ni exagération les marques des lames du temps. Je ne me plains pas, j’espère n’éveiller aucune pitié, au vrai, ce que vous voyez, amis de l’âme, c’est la part haute d’un corps détruit dont vous pouvez deviner le reste à partir de ce que je vous livre, du menton jusqu’au front limité par un béret que je voulais blanc, puis je me suis ravisé, ne laissant qu’un mince bandeau et ma coiffe brune. Il fallait éclairer le visage, mais sans trop. Et tout cela bien sûr sans pinceau ; le couteau, la lame, a tailladé les rides roides sous les yeux souriants : le pinceau eût été caresse et là, regardez mes amis, qui accepterait d’effleurer ces ravines, ces entailles que le temps et la graisse ont formé naturellement ? Ce que je vous peins n’est pas un accident, mais une suite inévitable de petits heurts qui font vers cet âge ce visage faussement tourmenté, retourné comme un labour de février ; ne vous laissez pas attirer par mon couteau inévitable… j’ai aux yeux tout le calme du monde, je sais que j’ai fini, je suis fini. Tous les êtres sont finis, mortels ; tenez, observez avec attention l’autre partie capitale d’un peintre, mes mains. Au départ, très classiquement, elles tenaient la palette et le pinceau ; mon corps m’a rappelé à davantage de bon sens ; l’artiste en fin de vie n’a pas le droit d’être poseur. Il devient grâce à son corps brisé un homme comme les autres ; il attend. J’attends. J’ai remballé mes mains, le noir les crypte, elles ne serviront plus ou si peu, j’ai préféré les noyer sous la brune d’une nuit montante ; ce sont elles qui ont tenu le pinceau qui les cache, vous voyez bien que je me ris de ce qui m’arrive, la vieillesse, cette chose que l’on sait inéluctable et qui pourtant nous surprend tellement lorsqu’on y atteint. Car je m’étonne de me voir si boursoufflé en ce miroir, croyez-le bien, je souris de mon étonnement, je vous donne ce sourire pour vous consoler, sachant que me voyant, vous vous verrez. Je vous donne ma vérité qui sera vôtre un jour et je vous souhaite l’énergie du couteau vrai et du calme intérieur où l’on accepte le retour à la nuit, sans regret, car la tâche fut belle… ce que vous voyez à l’instant en porte témoignage. »

Dialogue sur les aigus

Je dis à la visiteuse combien la saison est solitaire, à cause sans doute du soleil trop vertical, du départ subreptice des coquelicots, lents effacements de nos fossés… et surtout à cause d`un son: sifflement suraigu; il a surgi au fil des prés, et comme la visiteuse esquisse une dénégation, je lui mets la main sur la bouche, l’invite doucement à me suivre au gré des blés fuyant au bord de l`explosion, gris, oranges, parfois carrement noirs; on les dirait impatients de frissonner dans la batteuse où l’obsession de la moisson s’entretient dans les roulements poussiéreux des matins qui se suivent. Tu comprends, chère amie, le zenith est passé, oh il y aura bien des incendies, chaumes et laboureurs (déjà) au bord de l’asphyxie, mais août approchant, c’est le bouquet final. Je lui conte qu’alors, quand l’aigu chanterelle des moissons enfonce ses vrilles dans mes tympans, je n’ai de cesse de trouver une source au sommet d’une colline pour y plonger mes mains, ma nuque, et de saluer le noir et blanc des lourds galets qu’on prend parfois pour des poissons. Alors je m’apaise. Elle sourit avec moi, puis murmure: “C’est pour ça que les gens en août vont à la mer, inutile d’en faire tout un plat. – Décidément, ce n’est pas mon jour, dis-je en riant”.

Le rire me quitte très vite; elle est sérieuse. Elle n’entend rien. Le silence menace de dévorer le lien qui nous unit et “pour le coup, je vais être vraiment seul” ; j’ai parlé à haute voix, sans en avoir conscience, elle reprend:”Moi aussi, pour le coup, je vais être vraiment seule”. Je lui rétorque d’une voix blanche qu’elle ne fait que passer, elle est le passage, elle ne peut pas être seule, elle est la beauté du temps, elle en a les reflets lorsqu’avec sa robe aux motifs azurés, elle s’allonge sur le divan du moment, puis repart courir les collines et les avenues. “Comment serais-tu seule, toi que tout le monde attend?” Elle rit franchement de mon ingénuité, elle ne se moque pas, non, elle dit seulement:” Tu n’as rien appris, décidément. – Tu veux dire que tu n’es là que pour…?” Je devine à ses cils qui battent que c’est oui, qu’elle passe bien sùr, mais que le dialogue attendait…

Puis un chant, une voix – sans doute celle de la visiteuse qui s’est voilée – monte au plein de juillet:

“J’ai franchi toutes les saisons, coquelicots et épilobes plein les mains; j’allais de village en village distribuant aux vieillards ce rouge sang qui permet d’attendre sans angoisse le petit mur pelé où des roses trémières presque noires ont cru bon d’indiquer le passage. En hiver, évidemment, on me confondait avec la pluie et son ennui trop lourd aux esprits affairés. Au printemps, pourtant, ce printemps, tu m’as adoubée, reconnue au milieu des cent sollicitations des ombres et des éclats de vie; or, comme tu sais, j’ai toujours été là, m’affairant autour des étals du marché, chantant l’énergie des citadins vifs aussi bien que des truites subtiles qui relancent leurs ruses à chaque coulée du pêcheur. Je frissonne sous les platanes à l’ombre si légère, on dirait une robe du matin comme il y a des robes du soir, ah ces arbres ingrats et tellement heureux. Mais tu sais tout cela, les parasols et les voix, les robes et les pas… J’insiste simplement sur une évidence mon ami, profite des saisons, il n’y en a plus tant que cela; tu sais, on hausse les épaules en ces journées immensément frêles où un vague tremblement préside à nos visions; allons, rions, bien sûr, mais prenons au sérieux ces mêmes rires qui nous valent d’aimer et d’aimer encore, et nous verrons alors le tremblement se désépaissir sous la loi rigoureuse des raisons qui nous font vivre; surgira après un long détour l’amour pur de la vie, l’approbation du passage et ce jour-là je serai enfin reconnue. En attendant, en effet, il est un sifflement, je ne l’entends pas car il émane de mon passage, trace sonore qui appelle d’autres dialogues, ce que nous ne manquerons pas de faire, ces jours-ci… ou dans d’autres saisons.”

Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (3/3)

Puisque nous en sommes là, dit aimablement Monsieur C., je me vois obligé de vous raconter une histoire dont vous comprendrez aisément le lien qu’elle entretient avec notre propos.
Lors de mon voyage en Russie, je me retrouvai sur la propriété de Monsieur de G. , noble livonien dont les fils étaient à l’époque des passionnés d’escrime. L’aîné en particulier, frais émoulu de l’université, jouait les virtuoses, et un matin, alors que je m’attardais dans ma chambre, il me tendit une rapière pour échanger avec lui. Nous nous battîmes ; mais il se trouva que je lui étais supérieur ; sa passion n’arrangeait pas les choses ; presque chaque coup que je portais, touchait son but et sa rapière finit par atterrir dans un coin de la pièce. Partagé entre  l’amusement et la colère, il me dit en ramassant sa rapière qu’il avait trouvé son maître : mais il ajouta que sur cette terre tout homme trouvait le sien et prétendit immédiatement me conduire vers le mien. Les deux frères éclatèrent de rire et en criant : allez ! allez ! en bas, dans la remise à bois ! il me saisirent la main et m’entraînèrent auprès d’un ours que Monsieur de G., leur père, faisait élever dans la cour.
Quand, étonné, je me présentai devant lui, l’ours était dressé sur ses pattes arrière, le dos appuyé à un poteau auquel il était attaché, la patte droite levée, prête à riposter, et il me fixait dans les yeux : c’était sa position de d’escrimeur. Je crus d’abord que je rêvais de me voir confronté à pareil adversaire ; mais non : attaquez ! attaquez ! dit Monsieur de G.  Essayez de lui donner une leçon ! Un peu remis de mes émotions, je me ruai sur lui, la rapière à la main ; l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para mon attaque. J’essayai de lui proposer quelques feintes ; l’ours ne bougea pas. Je me précipitai de nouveau sur lui avec un coup où la dextérité et la rapidité auraient pu toucher à coup sûr n’importe quelle poitrine humaine : l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para le coup. C’était à moi maintenant d’être presque à la même place que le jeune Monsieur de G. Le sérieux de l’ours fit également son œuvre et perdant tout sang-froid, j’effectuai une série d’attaques et de feintes, j’étais couvert de sueur : rien à faire ! Ce n’est pas seulement que l’ours, comme le meilleur bretteur du monde, parait tous mes coups,  mais c’est qu’il ne voulait pas (contrairement à tous les escrimeurs de la terre) entrer dans mes feintes : droit dans les yeux, comme s’il lisait directement dans mon âme, il se tenait devant moi, la patte prête à frapper et lorsque mes attaques étaient feintes, il ne bougeait pas d’un pouce.
Croyez-vous cette histoire ?
Evidemment ! m’écriai-je en approuvant joyeusement ; je la croirais de quiconque, tant elle est vraisemblable, à plus forte raison venant de vous !
Eh bien, mon excellent ami, dit Monsieur C., vous êtes désormais en possession de tout ce qui est nécessaire pour me comprendre. Dans le monde organique, nous constatons que plus la réflexion est obscure et faible, plus la grâce qui en surgit est souveraine et rayonnante. –  Comme l’intersection de deux lignes de part et d’autre d’un même point, après leur traversée dans l’infini, se retrouvent soudain de l’autre côté, ou que l’image d’un miroir concave, après s’être éloignée dans l’infini, revient soudain juste devant nous, il en va de même pour la connaissance qui, après avoir traversé l’infini, retrouve la grâce ; si bien que dans la même structure corporelle, l’homme apparaît le plus pur lorsqu’il n’a aucune conscience ou lorsqu’il a une conscience infinie, c’est-à-dire lorsqu’il est soit pantin, soit dieu.
Par conséquent, dis-je un peu distrait, nous devrions goûter de nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber dans l’état d’innocence ?
C’est tout à fait ça, répondit-il ; tel est bien le dernier chapitre de l’histoire du monde.

Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (2/3)

Je ris. – Il est certain, fis-je, que lorsque l’esprit est absent, il ne risque pas de se tromper. Mais je m’aperçus qu’il avait encore bien des choses à me confier et je le priai de continuer.
De plus, dit-il, ces poupées ont l’avantage d’être antigravitationnelles. L’inertie de la matière, ennemie impitoyable de la danse, leur est indifférente, car la force qui les élève dans les airs est supérieure à celle qui les tire vers la terre. Songez à notre bonne G…, que ne donnerait-elle pas pour être plus légère de soixante livres ou pour être portée par une puissance équivalente lorsqu’elle effectue ses entrechats et autres pirouettes ? Les poupées, comme les elfes, n’ont besoin du sol que pour l’effleurer et freiner un instant l’élan de leurs membres, ce qui les relance de plus belle ; le sol est au contraire pour nous une nécessité absolue, nous devons nous reposer  et souffler après l’effort : ce moment, à y regarder de près, ne fait pas partie de la danse et l’on ne peut rien en faire que de l’escamoter au mieux.
Je dis qu’il aurait beau pousser ses paradoxes à leurs extrémités, il ne me convaincrait jamais qu’il pouvait y avoir plus de grâce dans un pantin mécanique que dans un corps humain.
Il répliqua qu’il serait totalement impossible à l’homme d’approcher jamais le niveau du pantin. Seul un dieu pourrait dans ce domaine se mesurer avec la matière ; et c’était à cet endroit précis que les deux extrémités du monde circulaire se retrouvaient.
Mon étonnement allait croissant et je confiai que rien ne me venait plus face à d’aussi étranges considérations.
Prenant une pincée de tabac, il me répliqua que visiblement je n’avais pas lu avec assez d’attention le troisième chapitre du premier Livre de Moïse  ; et si l’on ne connaissait pas cette première période de la culture humaine, il allait de soi qu’on ne pouvait échanger sur les suivantes et encore moins sur la dernière.
Je dis que j’avais une idée très précise des désordres occasionnés par la conscience dans la grâce naturelle de l’homme. Un jeune homme de mon entourage, à la suite d’une banale remarque avait pratiquement sous mes yeux perdu son innocence et il n’avait jamais retrouvé le paradis où elle se déployait, et ce, malgré tous les efforts imaginables. – Mais, ajoutai-je, quelles conclusions pouvez-vous en tirer ?
Il me demanda de lui préciser l’événement auquel je pensais.
Je lui racontai qu’il y a trois ans, je me baignais en compagnie d’un jeune homme dont le corps rayonnait à l’époque d’une grâce merveilleuse. Il devait aller sur ses seize ans et, éveillé par la faveur qu’il recueillait auprès des femmes, on voyait de loin en loin miroiter ses premiers éclats de vanité. Le hasard avait voulu que peu de temps avant, à Paris, nous avions vu l’éphèbe qui extrait une écharde de son pied ; le moulage de cette statue est connu et se trouve dans la plupart des collections allemandes. Au moment où il posait son pied sur un tabouret pour le sécher, il jeta un regard dans un grand miroir et le souvenir lui revint ; il me confia en souriant la découverte qu’il venait de faire. Pour tout dire, j’avais fait la même constatation à l’instant ; mais sans doute pour tempérer la grâce éclatante dont il débordait, ou peut-être pour atténuer légèrement sa vanité et le faire revenir sur terre, je me mis à rire et répondis… qu’il devait avoir des visions ! Il rougit et leva une deuxième fois son pied pour m’en faire la démonstration ; mais sa tentative, comme on pouvait facilement le prévoir, fut un échec. Troublé, il leva son pied une troisième, une quatrième fois, jusqu’à dix fois de suite, en vain ! Il était totalement incapable de reproduire le même mouvement, et pire encore, les mouvements qu’il faisait étaient si comiques que j’eus du mal à ne pas éclater de rire .
A partir de ce jour, de cet instant précis, ce jeune homme connut une métamorphose incompréhensible. Il se mit à se regarder toute la journée dans le miroir ; et l’un après l’autre, ses charmes l’abandonnèrent. Une force invisible, insaisissable, sembla comme un corset de fer entourer le libre exercice de ses gestes et un an plus tard, on ne trouvait plus en lui aucune trace de cette aura qui autrefois avait ravi son entourage. Je suis demeuré en relation avec un témoin de cet événement aussi étrange que malheureux et cette personne pourrait confirmer mot pour mot le récit que je viens de faire.

Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (1/3)

Je propose de découvrir ici en trois parties le texte intégral du dialogue (mais est-ce un vrai dialogue?) de Kleist “Sur le théâtre de marionnettes” qui passe pour un chef-d’oeuvre et que j’ai traduit ces dernières années pour la revue “Cadmos” aujourd’hui disparue. On voudra bien prendre cette traduction comme une lecture attentive d’un texte extrêmement dense et mystérieux à plus d’un titre.

Comme je passais l’hiver 1801 à M., je fis un soir, dans un jardin public, la rencontre de Monsieur C. qui était engagé depuis peu comme premier danseur à l’opéra de la ville et jouissait d’une immense faveur auprès du public.
 Je lui confiai mon étonnement de l’avoir aperçu plusieurs fois dans un théâtre de marionnettes que l’on avait dressé sur la place du marché pour divertir le peuple avec des petites scènes burlesques entrecoupées de divers chants et danses.
Il m’assura que la pantomime de ces poupées lui procurait un vif plaisir et me déclara tout net qu’un danseur désireux de cultiver son art ne pouvait qu’en tirer le meilleur profit.
Sa remarque n’avait rien d’une boutade et elle était empreinte d’une telle conviction que je m’installai à ses côtés pour en apprendre davantage sur les raisons qui l’avaient amené à d’aussi étranges considérations.
Il me pria de lui dire franchement si je n’avais pas trouvé très gracieux certains mouvements des poupées, en particulier ceux des petits danseurs.
Je ne pus nier que c’était le cas. Un groupe de quatre paysans dansant la ronde sur un rythme endiablé n’aurait pu être rendu plus joliment par Teniers  lui-même.
Je m’informai sur le mécanisme de ces personnages et j’étais surtout curieux de savoir comment on pouvait commander isolément leurs membres et leurs articulations sans que les doigts s’emmêlent dans une myriade de fils lorsque le rythme des mouvements ou de la danse l’exigeaient.
Il répondit que j’avais tort d’imaginer que pour chaque pas le montreur posait et tirait séparément les membres des marionnettes.
Tout mouvement, selon lui, avait son centre de gravité ; il suffisait de diriger ce point à l’intérieur du personnage ; les membres, qui n’étaient rien d’autre que des pendules, suivaient d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’aucune intervention fût nécessaire.
Il poursuivit en affirmant que ce mouvement était des plus élémentaires ; quand le centre de gravité était tiré en ligne droite, les membres décrivaient des courbes et souvent, même en l’agitant sans le vouloir, l’ensemble était animé d’un rythme proche de la danse.
Cette explication me parut jeter quelque lumière sur le plaisir qu’il avait assuré éprouver au spectacle des marionnettes. Mais j’étais à mille lieues d’imaginer les conséquences qu’il allait tirer d’un tel constat.
Je lui demandai s’il croyait que le montreur qui commandait à ces poupées, devait lui-même être danseur, ou s’il estimait qu’il devait seulement être sensible à l’esthétique de cet art. 
Il répliqua que le maniement avait beau être une mécanique simple, ce métier n’impliquait pas pour autant un manque de sensibilité. 
La trajectoire que le centre de gravité devait suivre était certes évidente et il estimait que dans la plupart des cas elle était rectiligne. Lorsqu’elle était incurvée cependant, la loi qui commandait cette courbure semblait être de premier ou de second ordre ; dans ce dernier cas elle ne pouvait être qu’elliptique, et l’ellipse étant le mouvement le plus naturel des extrémités du corps humain (à cause des articulations), elle n’exigeait de la part du montreur aucune habileté particulière.
Vue sous un autre angle pourtant, cette ligne était très mystérieuse. Car elle n’était rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur ; et il doutait qu’on puisse l’activer autrement qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, en d’autres termes, le montreur devait danser.
J’objectai que j’avais toujours entendu dire que cette activité était dénuée d’esprit : c’était à peu près l’équivalent d’un joueur de vielle qui tourne sa manivelle.
Absolument pas, répondit-il. Les mouvements des doigts ont au contraire un jeu assez subtil pour faire bouger les poupées qui leur sont attachées, et cette relation ressemble assez à celle des nombres envers leurs logarithmes ou de l’asymptote envers l’hyperbole.
Cependant il pensait que l’on pouvait aller jusqu’à supprimer des marionnettes cette intervention minimale de l’esprit, qu’il était possible d’abandonner leur danse au seul empire des forces mécaniques et qu’une manivelle, comme je l’avais suggéré, y parviendrait aisément.
Je ne lui cachai pas mon admiration de voir qu’il accordait à ce spectacle populaire une dignité égale à celle des beaux-arts. Il ne se contentait pas de constater que les marionnettes étaient capables d’évoluer vers un genre supérieur, mais il semblait aspirer à devenir l’artisan de leur promotion.
Il sourit et dit qu’il pouvait garantir que si un mécanicien acceptait de lui construire une marionnette selon ses instructions, il produirait grâce à cette invention une danse avec laquelle ni lui, ni aucun autre danseur talentueux de notre temps, y compris Vestris , ne seraient capables de rivaliser.
Avez-vous, fit-il, comme je baissais les yeux à terre sans dire un mot, avez-vous entendu parler de ces jambes mécaniques que des artistes anglais fabriquent pour des malheureux qui ont perdu leurs membres ?
Je répondis par la négative, je n’avais jamais eu l’occasion de voir de pareils mécanismes.
C’est dommage, répliqua-t-il ; car si je vous dis que ces malheureux dansent, je crains fort que vous ayez du mal à me croire. – Mais, que dis-je, danser ? Bien sûr leurs mouvements ont une amplitude réduite, mais ceux qu’ils peuvent effectuer, sont réalisés avec un calme, une souplesse et une grâce telles que toute âme sensible ne peut qu’en être émue.
Je risquai, en forme de plaisanterie, qu’à l’évidence il avait trouvé l’homme qu’il cherchait. Car l’artiste capable d’élaborer une jambe aussi remarquable, pourrait sans aucun doute lui fabriquer selon ses instructions une marionnette entière.
Comment, demandai-je, alors qu’à son tour un peu embarrassé il fixait le sol, comment se présenteraient les instructions que vous donneriez à cet artiste ?
Rien d’autre, répondit-il, qu’on ne puisse déjà voir ici ; harmonie, mobilité, souplesse – mais à un degré supérieur ; et je concevrais avant tout une répartition des centres de gravité plus conforme à la nature.
Et quel avantage cette poupée aurait-elle sur des danseurs en chair et en os ?
Quel avantage ?… ce serait surtout, mon excellent ami, un avantage négatif : elle ne serait jamais affectée. – L’affectation se manifeste en effet, comme vous le savez, lorsque l’âme (vis motrix ) se situe en un quelconque endroit du corps, sauf précisément au centre de gravité du mouvement. Le montreur, au contraire, avec ses ficelles ou ses fils de fer, ne dirige que ce point précis : tous les autres membres sont comme le veut leur nature, ils sont morts, ce sont de purs pendules, et ils obéissent à la seule loi de la gravitation ; c’est là une qualité éminente que l’on chercherait en vain chez la plupart de nos danseurs.
Observez objectivement P…, poursuivit-il , lorsqu’elle joue Daphné et que, poursuivie par Apollon, elle se retourne vers lui ; son âme loge alors dans ses vertèbres dorsales, elle plie son corps et on a l’impression que, telle une naïade de l’atelier du Bernin, elle va se briser. Observez le jeune F…., lorsque dans le rôle de Pâris, il se dresse au milieu des trois déesses et tend la pomme à Vénus : l’âme est alors (spectacle effrayant) dans son coude.
De tels errements, jeta-t-il abruptement, sont inévitables depuis que nous avons goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Mais le paradis est verrouillé et le Chérubin est derrière nous  ; il nous faut faire le voyage autour du monde et voir si le paradis n’est pas ouvert, peut-être, par derrière.