L’anamorphose de Pierre Grenier à Laon

Pierre Grenier ne manque pas d’audace : là où tout le monde courait étourdiment place des Droits de l’Homme, devant la gare, là où mille fois j’avais dû hâter le pas pour attraper mon train, il a peint le plus lent, la rivière, puis une fontaine de pierre, un chien, un vieil homme et une jeune femme qui baigne ses pieds en silence ; c’est éblouissant. Il va désormais me faire rater mon train songé-je lorsqu’avec émoi je découvris la chose, et je souris de la voir signaler à ma vie fort flottante les priorités de mon imaginaire ouvert sur la réalité du rêve. Vous pouvez bien passer dit l’artiste, perdre vos pas sur cette place à ciel frisquet, le souffle de l’esprit y est désormais plus vif que votre hâte et regardez la rivière et gardez-la au creux de l’oreiller lorsque vous dormirez épuisé d’avoir contemplé la Seine, puis – au retour de Paris vers le soir sous les réverbères de nuit – l’aqueduc et ses arches stupéfiantes qui soutiennent l’ancien tramway.
Les peintres du siècle précédent collaient parfois sur la toile un paquet de cigarettes cueilli au ruisseau de la ville pour faire vrai ; ils témoignaient ainsi de la réalité au cœur du monde fictif. Et Pierre Grenier de les imiter mais à l’envers : il part lui de l’ancien tramway posé là comme un souvenir par les édiles soucieux de l’ancien et comme le passé a besoin du rêve de l’artiste, voilà notre peintre qui lui imagine un support et ses arches grandioses et la vie qui coule et les vivants qui se mêlent de paraître et le chien qui s’endort à la claire fontaine.
Pierre Grenier donne à Laon ce qui lui manquait, miracle, une rivière !
L’anamorphose, double illusion, approfondit notre rêve car non seulement c’est un tableau, mais les mille et un tours de la mathématique lui donnent une verticalité heureuse et la magie opère et l’on est enchanté d’avoir été roulé par les flots illusoires d’un cours d’eau qui se fait tout soudain fragile comme la vie. Pour goûter les délices de l’exercice, le peintre mathématicien a pris soin de nous désigner l’endroit où l’on doit découvrir le paysage en creux, je veux dire en relief. Je m’y installe pieds joints, la tête me tourne, le paysage se dresse et une vague de reconnaissance me submerge car il me semble que je vois ce qui manquait à mon regard. Je n’oublie pas que je tourne le dos à la cité huit fois centenaire et si la tête me tourne c’est que la verticalité qui monte du paysage peint est la même que celle qui se dresse dans mon dos, en vrai. L’anamorphose de Pierre Grenier lave mon regard, elle me prépare à la redécouverte de la cité perchée là-haut et simplement, calmement, ce que je vais découvrir en levant les yeux vers la cathédrale, je l’aurai exercé en regardant à mes pieds l’étrange figuration horizontale verticale de notre artiste. Le vide figuré par les bœufs m’aura été révélé par le vallon infini qui se profile à deux pas.
Le vertige est là, face à moi. Je le savais, je le devinais, c’est l’autre nom de vivre, mais ici je vois enfin que je suis un entre deux tout provisoire et cela m’allège et l’illusion me ravit. Si l’œuvre est dite « éphémère » sans amertume par l’artiste, c’est qu’il sait bien que nous avons besoin de ces chimères pour goûter ensuite l’indestructible de la cité millénaire, soutien de nos existences si fragiles, et que nos vies vont ainsi pouvoir un temps plonger dans la rivière imaginaire de Laon, bleu murmure d’une existence rêvée.

 

Un rêve d’enfant

Stéphane plissa les yeux. Dans le parc, au-delà d’une série d’arbres en enfilade (tunnel goudronné où cliquetaient des bicyclettes) chaque massif de fleurs là-bas dessinait un visage d’enfant. Émergeant de la terre, comme rescapées d’un glissement de terrain, leurs têtes florales respiraient la joie. La promenade virait au conte de fées. Le plein soleil d’avril chantait, le présent craquait de partout, brise immaculée balayant le jour, inaltérable source d’étincelles en partance vers une fusion entre le ciel et la terre. Des visages en fleur… des enfants…
Il était tranquille, seul, désolé. Il se souvint qu’Emma en robe fuchsia – quelle idée ! – jouait ce soir à Shanghai, une salle « pas si grande » comme elle avait dit au téléphone, trois mille places quand même (il avait ri), tout ça pour du Beethoven qu’elle adorait, mais quand même, quand même, c’était loin. Il rêvait comme tout le monde qu’elle reste à la maison, mains croisées, auprès du feu ; lui revint alors, sur le fil chanterelle de ses prodiges, ce Chopin qu’elle avait joué un soir de février pour lui seul, main droite à la place de la gauche et inversement, pas une note à côté, et dans sa mémoire tendue il la revoyait sourire aux lèvres, confessant à travers ses cheveux longs : « J’en avais rêvé toute la nuit, tout le jour, et mes phalanges l’exigeaient de mes paumes ». Il l’avait crue folle, elle l’était ; mais lui-même, avec ses fleurs enfants, visages bordés de terre noire, était-il plus raisonnable ?
Sa découverte n’avait pas le sens commun, les massifs sont invariablement kitchs, ils n’ont jamais les graves nuances de l’enfance aurore ni la douceur des courbes inattendues ; quant aux couleurs franches des corolles, elles ne peuvent restituer fidèlement la variété veloutée de leurs joues. Pourtant quelqu’un l’avait fait.
Il suivit le soleil au déclin et l’ombre sur les fleurs tamisant l’ensemble donna aux visages cachés une profonde unité mélancolique. La nuit seule dit vraiment ce qu’il en est, songea-t-il. Au dernier rayon rasant, vélo en main, il n’y tint plus et comme le jardinier était à deux pas en train de régler l’arrosage, il donna un coup de sonnette qu’il voulut gentillet, attendit que l’autre lève la tête et lui confia, après un bonsoir évasif, sa découverte ; sa voix eut des petits ratés, après tout il ne connaissait pas l’homme en vert, peut-être allait-il le rabrouer et Stéphane ne l’aurait pas supporté, jamais lorsqu’il était question d’enfants, jamais. L’arroseur se contenta de faire un signe de la tête, stoppa le jet d’eau enfin, puis s’avança vers lui, bottes luisantes, menton dressé. Que voulait-il savoir ? Stéphane gêné, reprit sa question sur les fleurs et les enfants. L’autre lui répliqua qu’il rêvait, tourna le robinet pour reprendre l’arrosage par le sol ; il se pencha et, le dos tourné, ignora sa présence.
Du fond du corps Stéphane se rua sur lui ; tordant sa tête, il lui bourra le visage de coups de poings comme on plaque des accords à la fin d’une sonate, l’autre gémit, cria, hurla et il fallut l’intervention des policiers qui fermaient le parc pour que Stéphane cesse enfin, une fois menotté, de s’agiter contre sa victime.
Plus tard il s’excusa, paya les frais d’hospitalisation et le juge bon enfant lui conseilla de faire un enfant (« Avec l’aide de votre femme », crut-il nécessaire de préciser) ce qui apaiserait ses sautes d’humeur. Stéphane expliqua patiemment que grâce à son art il avait fait construire un auditorium mais que son Emma, après quelques concerts très courus, avait préféré ces pérégrinations qu’on nomme une carrière. Finalement on le plaignit beaucoup. Emma et lui suivirent un temps les conseils du juge, les draps froissés témoignèrent qu’ils y allaient de bon cœur ; en vain… la nature refusa de saluer de sa récompense vagissante les efforts du couple déchiré. Le vide les cernait.
Elle s’envola de nouveau vers d’autres cieux ; ce qu’elle perdit en bonheur, Beethoven le gagna en énergie. L’appassionata explosa comme jamais. Stéphane reprit ses plans, constructions et autres élaborations immobilières. Le Mont qui dominait la ville et au sommet duquel trônait l’auditorium allait déguster. Les rêveries de Stéphane – architecte reconnu, il avait carte blanche – s’employèrent sur l’écran à détruire la douce déclinaison du Mont qui au levant avait le vert facile et donnait au crépuscule d’affolants reflets argentés qui mordaient sur la nuit. Il perdit pied, dormit peu et planifia n’importe quoi. Les bétonnières piaffaient, le Mont vacillait, les projets fumeux s’accumulaient dans ses disques durs, enlaidissant fictivement l’élégante éminence.
Par chance pour le Mont, un chien se perdit un jour devant sa maison qui jouxtait l’auditorium ; langue pendante, la pauvre bête roulait des yeux peu farouches ; il était minuit et Stéphane venait de rentrer. Il le rassura, lui caressa les flancs et dit : « Tu viens d’où ? » L’autre lui lécha les mains ; ils s’assirent à même le Mont et soudain, bras tendu vers le vide, Stéphane lui désigna une étoile bleue : « Tu vois, là-bas, c’est Sirius, l’alpha du Chien ». La bête eut un sobre aboiement. Entre le minime suraigu des étoiles et quelques moteurs au loin, ils eurent droit sous la brise de nuit au tendre clapotis des tuiles fraîches.
Stéphane sentit l’inutilité de son travail à travers les ombres qui découpaient l’informe résidence qu’il avait eu l’insolence de bâtir à sa mode en une seule tour… par mépris pour les acheteurs un peu snob qui auraient voulu s’exhausser sur le Mont ; il sentit sur ses épaules le besoin de repos qui lui mordait la nuque, alarmait ses paupières, lui empâtait la bouche. La cochonnerie verticale qu’il avait méditée – sans trop – se haussait vaniteuse. Il fallait s’en défaire, et vite.
Il y pensait depuis des jours, mais la maladie d’enfant avait dégénéré : il voulait maintenant aller plus loin, crevant d’envie de couper le portable et de n’avoir plus aux tympans que de vrais sons bien réels, genre : « Comment allez-vous ? » ; l’aboiement du chien lui parut un bon début et en se relevant il tapota la tête de l’animal : « Viens mon ami » ; l’architecte emplit de toute sa présence le plateau du Mont et il lui sembla qu’en effet son ombre tracée par la lune filait jusqu’au bas de la colline bleue. Sa décision était prise. « J’arrête tout. Tu comprends, dit-il au chien, ce n’est plus supportable. On ne peut ravager une pente si doucement inclinée. » Le chien comprit qu’il était adopté et sauta pour saisir sa manche tandis qu’ils rentraient par la baie coulissante. Il lui servit de l’eau, poussa l’assiette du bout du pied et le chien lapa, avide et lent.
Stéphane de son côté se servit une goutte d’alcool fort, attendit que le liquide fasse son effet jusqu’au bout des phalanges, puis sans plus longtemps barguigner fit l’improbable : il sortit son téléphone d’une poche de son pantalon, puis glissa le portable sous le couvercle de l’aquarium. Pas un son. Les noms et les mots submergés s’engloutirent au milieu des poissons vifs. La bakélite qui avait harcelé ses tympans durant des mois bascula souplement, chassant au dernier moment dans sa chute un poisson arc en ciel qui s’attardait.
Aucun rêve ne troubla son sommeil.
Il était midi passé ; tapotant alentour ses doigts froissèrent le mot lapidaire de la femme de ménage où il était question de café chaud et de déjeuner. Il sourit aux erreurs de langue et fit un effort pour se souvenir du chien qui, pluie sur le plancher nu, avançait en faisant claquer les ongles de ses pattes. La nuit réinvestit un moment sa mémoire balbutiante. La bête lécha le dessus de ses mains. « Ah, tu as raison. Va ! » Il fit glisser la baie, roulement gras, ouvrit un rêve de paysage aux horizons circulaires ; l’animal fuit et sa présence lui manqua déjà. Tasse de café en main, il cala la feuille sous la soucoupe et écrivit d’une plume légère – il avait cru bon de sortir son stylo à encre – qu’il démissionnait de tous ses postes de l’agence d’architecture, se réservant la libre disposition du Mont dans son entier. Il fourra le mot dans une enveloppe et après avoir rebu une gorgée de café s’en fut à pied sans fermer ni porte ni fenêtre, accompagné du chien, vers le vallon bercé de la brume d’été. Le chemin asphalté coula entre fusains et genévriers, un bras feuillu de noisetier siffla derrière lui et le chien lui colla aux basques. Vivre, c’était peut-être ça : il aurait voulu que la lente déclinaison du Mont durât l’éternité, le bonheur non pas quand même, non, le calme, la loi du corps qui descend pour le plaisir, la confiance comme un pays qu’on retrouve, où l’on a toujours vécu en rêve, marcher pour soi seul, être son propre sel et son sourire.
Il déposa l’enveloppe à l’agence sans un mot et l’hôtesse lui fit le sourire habituel. Elle brûlait d’amour pour lui, n’avait jamais osé ; il songea que c’était trop tard, sourit, puis cruellement sourit encore, prononça son prénom, elle battit des paupières.
« – Il s’appelle comment votre chien ?
– Hermès, Hermès oui.
– Joli nom ! Je ne savais pas que vous aviez un chien. »
Il se retint pour ne pas dire : « Moi non plus », hocha la tête, sourit encore, fit volte-face puis poussa de toutes ses forces la porte vitrée. Une fois dans la rue, il chercha l’adresse indiquée sur le collier du chien.

– C’est un peu indécent, lui dit-elle bien en face. Que voulez-vous ?
– Le chien.
– Ah oui, oh sans vous il aurait retrouvé son chemin.
– J’ai lu l’adresse sur le collier et je me suis dit que… Euh, vous ne voulez pas me le donner ?
– Quoi ?!
– Le chien.
– Non content de flanquer une raclée à mon mari, vous voulez mon chien !
– Il m’a dit qu’il s’appelait Hermès. Enfin je l’ai lu sur le collier.
– Merci, je sais comment s’appelle mon chien.
– C’est l’envoyé des dieux.
– Oui, oui, rien de bien savant.
– Vous enseignez ?
– Non, je suis couturière. Je raccommode.
– J’ai bien besoin de vous. Tout est déchiré.
– Je répare les tissus, pas les destinées.
– Dommage.
– Vous êtes un beau salaud !
Il eut un sursaut. Ses yeux gris verts le fascinaient. Au tribunal il n’avait rien remarqué et il s’en voulait. Souvenir de nuit : quel était ce visage impeccable qui l’insultait sans prévenir ? Il avait tant besoin d’elle ; il l’avait su dès qu’elle avait ouvert la porte. Il reprit :
– Pourquoi dites-vous ça ?
– Les cinquante mille euros.
– Oui j’ai proposé cinquante mille euros au juge comme ça, comme dédommagement.
– Et le juge est monté à quatre-vingt mille.
– Oui, oh, c’est sans importance.
– Vous parlez à une couturière qui a marié un jardinier.
– Excusez-moi. Je ne voulais pas… Enfin toujours est-il que cet argent je vous le donne de bon cœur.
– Je vois bien que vous vous en fichez.
– Si vous saviez comme je suis désolé.
– Et moi donc ! L’agresseur qui nous noie sous le fric. Quatre-vingt mille ! Vous êtes un beau salaud !
– Encore !
– Rendez-moi Hermès !
– Oui, pardon. Tenez ! Je vous laisse la laisse (Il sourit).
– Encore heureux !
– Vous pourriez sourire un peu.
– Je n’ai pas la tête à ça. Mon mari est parti (elle se mordit la lèvre inférieure, ce mot était de trop).
– Il n’est plus à l’hôpital ?
– Non, dit la couturière. Il est parti vers les îles.
– Les îles bienheureuses ?
– Non, les malheureuses.
– C’est quoi son malheur ?
– Avec votre argent il a pris un billet d’avion pour adopter un enfant.
– C’est ça son malheur ?
– C’est ça notre malheur… C’est ça notre espérance… allez-vous-en ! Fichez le camp ! Ne revenez jamais !
Il vécut désormais en somnambule, Hermès jappait chaque matin contre le mur où il dormait, il attendait son signal pour s’arracher aux draps, faisait rouler la baie vitrée du bout des doigts, la bête venait boire, tout était prêt, le café, les viennoiseries, il se douchait, s’habillait avec recherche mais sans trop, de gris et de bleu en songeant à elle, n’osait pas la cravate, descendant le Mont, – je vous ramène Hermès – vous me dérangez – je vous prie de m’excuser, elle rougissait un peu, lui arrachait la laisse à pleine main, tirait le chien vers elle, les jours succédaient aux jours et il descendait parfois dès l’aube, sans hâte, avec le soleil un peu plus tôt chaque jour, puis un peu plus tard (juin, juillet, solstice oblige), la laisse passait d’une main l’autre et parfois les paumes se touchaient, les paroles s’étoffaient, elle coud songeait-il mais c’est moi qui raccommode, c’est de ma faute, il se moquait de lui-même sous le soleil d’été, l’été étant désormais le participe passé de son être, il avait tant changé, il avançait, montant et descendant le Mont, se faisait doux sous la morsure de midi qui brûlait son crâne un peu dégarni et il avait beau choisir l’ombre, trouvant vulgaire le vaste ensoleillement du chemin vernissé des pas, il ne pouvait toujours demeurer dans la nuit de son rêve chaque jour recommencée : revoir Fanny, ses yeux merveille, la finesse du regard gris qui le perçait, il en était sûr, comme il était assuré qu’elle penchait vers lui, avait un penchant pour lui auquel il associait la pente du Mont qu’il avait failli détruire, il n’avait, pensait-il, jamais été aussi sérieux.
Il voulait dire « heureux » mais n’osait laisser monter cette sensation jusqu’à sa conscience, et c’est ainsi qu’il se présentait chaque jour à sa fenêtre ; rituel qui s’était instauré de lui-même : il apparaissait dans l’encadrement derrière lequel elle cousait, il désencombrait ses cordes vocales pour signaler sa présence, – ah vous êtes là, Hermès, oui, oh vous n’auriez pas dû – si, si, tout le plaisir est pour moi, il fait si beau vous savez, descendre le Mont est un immense plaisir, et parfois leurs échanges étaient brefs, d’autres fois ils pouvaient durer une heure ou deux. Elle sortait en lissant son tablier du bout des doigts écartés, prenait la laisse et disparaissait à nouveau pour revenir à la hauteur du cadre de la fenêtre, profil cru aux lèvres très rouges, épaules souvent couvertes d’une sorte d’étole ouvragée où le vert fondamental le disputait à un bleu d’orange comme un ultime ciel de crépuscule. Elle reprenait sa tâche de cousette, lui s’excusait de la distraire, elle ne disait rien, puis un jour enfin – six semaines avaient coulé – elle lui avoua que sa présence ne la gênait pas, qu’elle désirait seulement que l’on ne parle ni de son mari ni du procès. Pour la millième fois il aurait voulu s’excuser, dire qu’il n’aurait jamais dû etc., mais il était pétri de respect devant son élégance toute de calme retenue avec toujours cette petite rougeur aux pommettes lorsqu’elle lui parlait, enfance, songeait-il en écoutant la mélodie frisson de cette sorte de chant qui lui venait ainsi au rythme de son ouvrage d’aiguille. La peur parfois le prenait la nuit loin d’elle ou lorsque Émilie lui téléphonait du fond de ses triomphes mondiaux, affirmant que les contrats se suivaient à la demande, qu’elle était surbookée pour les trois prochaines années – histoire de folle qui le rendait fou, puis soudain calme quand Fanny resurgissait à la croisée de sa mémoire.
Leurs murmures se superposaient, bouts de confidences, morceaux de poèmes, banalités, d’où il ressortait qu’on n’aime bien que lorsqu’on n’y songe pas (généralité qu’il avait inventée pour la circonstance) mais qu’on s’enfonce dans le langage libéré, tel qu’il vient, confiance, confiance. Il songeait souvent, tu es là, je suis ici, mais c’est miracle que la plupart du temps la solitude, notre lot, ne nous monte jamais aux lèvres, même sous la forme d’une plainte légère, puisque le temps où nous sommes ensemble est un moment d’espérance où il fait très bon vivre et puis voilà et le hasard fait bien les choses et je suis toi et je crois bien que tu es moi et plus jamais je ne flotte dans le temps et plus jamais mes pensées ne vont au vide de ma propre présence. La mer est à nous, Fanny, la mer est à nous, il sentait l’océan (pourtant lointain) envoyer ses écumes et ses lois, l’âcreté du pas sur le sable et dans l’air bien trop vif leurs étreintes promises par le soleil de la plage encombrée de leurs empreintes. Puis il repoussait le cliché des bras dans les bras, songeant à mieux, à ses joues seulement, n’espérant pas davantage, n’osant l’espérer dans cette nuit qui ne cessait de bavarder sur le sourire et les enfants.
L’août fut noir : le feuillage du chemin épaissit l’ombre propice aux épanchements, l’oreiller des mots rassurants laissait couler les peurs qui filaient vite au gré du temps passé à deviser ensemble, avec toi mon amour finit-il par penser, pas sans toi, lisait-il à l’instant où elle sortait pour récupérer la laisse dans la fraîcheur du soir.
Le retour du jardinier fut un coup de tonnerre. Stéphane et Fanny traversèrent des jours affreux ; refusant de descendre et de monter, Stéphane décida finalement de louer une chambre à proximité pour la croiser de nouveau le plus souvent possible. Le Mont attendrait, Hermès aussi.
Il est debout dans la chambre meublée, c’est la nuit, la fenêtre donne sur la sienne en contrebas, on est au début de septembre, des oiseaux grattent les gouttières là où les chats guettent, on entend les appels des meurtres sous les toits (crocs contre plumes). Il l’a croisée au marché, a donné son adresse, il l’attend, elle lui a dit fin de semaine quand mon mari sera reparti, il n’a pas trouvé d’enfant, il repart pour deux mois vers les îles de misère. Oh, la rougeur aux joues. C’est cette nuit, il en est sûr. Elle a fait oui de la tête en reprenant la monnaie du marchand de fruits.
Il anticipe sa venue en descendant les marches à pieds nus ; il lui semble que le moindre bruit dissoudrait la magie. L’escalier ne craque pas, la rampe, fétu de paille, cède sous sa poigne, la nuit est si chaude, au bord de l’orage. Il espère tellement l’entendre venir de loin qu’il étouffe un cri lorsqu’elle se glisse contre lui, dans le couloir d’entrée. « Fais-moi un enfant, dit-elle avant de se projeter contre ses lèvres – Non, toi, fais-moi un enfant », chuchote-t-il, juste avant de l’embrasser.

Quand le jardinier appela deux mois plus tard elle lui annonça qu’il n’avait plus besoin de ramener un enfant, qu’elle avait désormais tout ce qu’il fallait à la maison ; de son côté, il annonça qu’il s’était lié dans les îles à une mère de famille nombreuse dont le père était parti sur les vagues ; avant de raccrocher, il mentionna que les enfants étaient beaux comme des fleurs.

L’Aisne et Laon: un sérieux problème d’identité

L’Aisne est un département qui vote FN en majorité. Nous sommes champions de France avec le Pas de Calais. C’est dû au fait que les gens s’y sentent mal ; ils n’ont pas de sentiment d’identité. Il n’y a aucun rapport de “parenté” entre un habitant de Chateau Thierry et un habitant de Hirson. On dirait deux planètes ; se sentir axonais relève du tour de force. Les habitants ne se reconnaissent pas dans un unique pays ; ils n’ont pas de pays cohérent ; aucune autoroute par exemple ne traverse le département du sud vers le nord ; on ne se sent pas chez soi, il n’y a pas de chez soi, il n’y a pas de communication (la RN2 est une dérision) ; on y perd le nord et on n’y gagne aucun sud ; aucun rapport entre les meulières du sud avec leurs vignes fermement alignées et les rouges maisons de brique du nord au milieu des gras pâturages. Il semble impossible de manger du Maroilles en buvant du champagne et on ne boit pas le lait dans une coupe. L’Aisne dirait-on est un pays qui ne cesse jamais d’être en transition, entre une identité champenoise (supposée « riche ») et une identité du nord (supposée « pauvre »). Ces tensions, rivalités et incompréhensions de l’Aisne en font un département trouble, forcément trusté par les extrémistes. Rien de plus naturel, a-t-on envie de dire, sous l’Aisne coule la haine.
La rivière Aisne qui donne son nom au département prend sa source dans la Meuse (!) et traverse le département dans sa partie sud, elle ne peut en aucune manière être un lien pour le département. La géographie indique de plus que les deux rivières qui donnent leurs noms aux deux autres départements de Picardie prennent leur source dans l’Aisne. On s’y perdrait pour moins que ça ! Et voici que surviennent les tout récents Hauts de France, fausse bonne idée, pas si vite, Monsieur Bertrand, laissez-nous respirer, d’autant que « les hauts » ne ressemblent à rien du point de vue purement géographique. « Ajoutons le trouble à la confusion il en sortira peut-être quelque chose », pensent nos lointains édiles.
On pourrait sourire du choix de Laon comme préfecture (voir les nombreux débats du passé), mais Laon de son côté souffre de n’être pas une ville ; c’est une cité. Une cité médiévale peu extensible sur son plateau limité et au bas de la robe splendide du plateau, on a donc un éparpillement de quartiers qui ne ressemblent pas à une ville habituelle (avec une place centrale et des quartiers reliés entre eux qui serait le schéma normal ) d’où les débats justifiés et interminables sur le Poma : c’était enfin un lien du bas vers le haut, de la cité vers les quartiers émiettés ! C’était moins pratique que symbolique certes (seul le quartier de la gare était concerné), mais la symbolique dans les problèmes d’identité, c’est capital. On nous l’a ôté pour des raisons économiques alors que les vraies raisons de sa présence étaient de donner un semblant d’unité à la ville (cordon ombilical !). Avec le Poma cela commençait à ressembler un peu à une ville comme les autres et là de nouveau on nous recasse une identité laonnoise déjà bien laborieuse où le plateau se cherche encore un commerce vivable au milieu des splendeurs.

Pourquoi le président marche-t-il seul dans la cour pavée du Louvre ?

Pourquoi le président marche-t-il seul dans la cour pavée du Louvre ? Son mouvement s’appelle : “En Marche”. Tout ça remonte au monde antique pour le moins. Il s’agit de souligner le pouvoir en fondant avec son avance physique (est-il encore un homme comme les autres ?) un espace dans lequel il va marcher seul, ce sera un espace de SACRE qui mimera la distance entre le vulgum pecus et le chef. Silence, vide et solitude : la solennité est à ce prix. Être élu, peu importe à quel poste, donne immédiatement un zoom arrière à la personne élue qui ouvre sur ce vide qui sépare gouvernants et gouvernés. La cour du Louvre sur laquelle j’ai déjà moi-même marché ne m’a pas donné ce sentiment d’être sacrée; mais là hier soir, c’était la voie sacrée, il va chercher l’ombre de l’histoire séculaire qui prépare à la lumière du présent; l’avancée de son pas répète en outre l’avancée de Macron dans la prise du pouvoir, peu à peu, lentement, avec la musique de la neuvième, et tout a donné soudain cette parole: “Je viens de loin, je suis exceptionnel, je le mérite, je suis élu (presque au sens religieux), soyez heureux et trouvez en moi le recours contre les difficultés de la vie”.
Car il faut du sacré, les Français adorent ça. Ils se croient en démocratie et ils y sont en bonne partie, mais ils imitent toujours la geste des rois. Et pourquoi cela ? Parce que nous avons guillotiné un roi et parce que ce que l’on demande à un chef ce n’est pas seulement de commander mais de représenter aussi un rempart contre le temps qui va (dépourvu de sens) et finalement un rempart contre la mort (c’est le rôle de la reine d’Angleterre pour ce pays étrange). Le pouvoir est lié à la mort, d’où la gravité obligatoire. Il y a une allée de cimetière dans le pouvoir qui avance, un allant de cathédrale, quelque chose qui éveille en nous une très vieille chose archaïque, l’admiration que nous avions enfant envers les grandes ombres qui nous tutoraient, car il fallait bien à notre imaginaire un sens : nous levions alors la tête et nous trouvions à notre tremblante existence un appui solide. Il faut que le ciel soit habité sinon c’est la désolation (la vraie paternité, si souvent aujourd’hui dérobée, est à ce prix).
On devine l’erreur monumentale de Hollande avec son président normal ; il n’a jamais saisi la dimension imaginaire de son poste. C’était un imbécile, inhumain à force d’inculture et de bêtise ; un vrai personnage de Flaubert. C’est seulement maintenant qu’on le voit ; Macron est son critique le plus absolu, non en paroles mais en actes, ainsi qu’on l’a vu dans son “avancée” à deux pas des pyramides ; car c’est toute l’histoire occidentale qui vient donner son onction à Macron. Il donne imaginairement l’impression d’avoir vaincu le temps et la mort (les pyramides sont des tombeaux) ; c’est ce qu’on attend de lui. C’est ça le pouvoir. Son avance préfigure ce que seront les cinq années à venir ; marche triomphale ; en fait on n’en sait rien du tout (!) mais l’essentiel est d’y faire croire, non en paroles mais bien mieux en avançant, en marchant.
“En marche” est décidément une trouvaille formidable.
On se souvient que Mitterrand en 1981 avait avancé semblablement dans la crypte du Panthéon. Il était vieux, il se confrontait à la mort et ses roses anticipaient sur celles de sa propre tombe. Macron n’a pas besoin de ces pauvres expédients. Il marche à la hauteur de la réplique postmoderne des tombeaux égyptiens ; il les domine de la tête et des épaules, leur nuit ne l’atteint pas, il est jeune, il est la lumière et, en étant élu, il est sorti de l’ombre. Il va pouvoir se présenter ensuite à la vraie lumière publique pour affirmer le pouvoir avec joie et insolence, rayonnant. Son rêve est sans doute alors de fonder un mythe. La suite dira si ce fut le cas.

Le débat du 3 mai

Mémère fouilli fouilla a tout mélangé, elle n’avait aucun ordre, aucune logique, aucune tactique sinon l’insulte et encore l’insulte. Cette femme ignore le rationnel, l’ordonné et ne fonctionne que par ragots, non-dits qu’on « ose » dire et rumeurs que sa famille étroite entretient ; elle est restée la fille à papa maman élevée à Montretout à coups de fantasmes et d’idées toutes faites sur le monde et la vie sociale. Ses mots sont des clichés, des stéréotypes qu’on se repasse depuis février 34 ou Vichy et qui servent de grille d’expression pour tout ce qui arrive. Il n’y a aucune réflexion, aucune intelligence, aucune prise de distance par rapport aux événements du monde. Elle a des réponses pour tout, elle sait dans le tréfonds de son cerveau tortueux le mot qui convient (!): c’est toujours une ânerie ou une insulte. Elle n’aime pas le monde et a envers les gens ce sourire mauvais qu’on lui a vu mercredi soir et qui traduit au fond un immense malaise de devoir s’exprimer intelligemment et rationnellement… pour la première fois dirait-on. Elle parle comme ça lui vient, sans ordre ni raison. Elle rit d’un rire faux, son ironie est grossière, on sent qu’elle a toujours vécu dans le même monde étriqué et ricanant de sa tribu qui ne tolère pas l’Autre, le différent.
Caton, agressé en public, comme il ne se révoltait pas, ses amis lui disaient de réagir : « Que voulez-vous que me fassent ces crachats, dit-il, cela ne me concerne pas. » Comme les anciens grecs ou romains, Macron ne relève pas la vulgarité – cela reviendrait à lui conférer quelque efficacité – il répond sur le fond, se moque absolument de la cruauté stupide de sa concurrente, avance presque naïf(!), droit et dans une langue impeccable. Il est déjà président. On dirait que les insultes sont comme des mouches qu’il chasse d’un revers de main. La voix est posée, l’attitude ferme et toujours souriante. J’ai cru parfois qu’il se moquait de l’incompétence de mémère, mais au fond il sentait qu’il avait déjà partie gagnée car elle ne proposait rien, s’énervait contre lui ; il laissa faire… ce qui l’a pourtant amené à un moment, à propos de l’écu, à faire preuve d’une ironie cruelle, fausse naïveté étonnante, où il a pris l’ascendant sur elle de manière presque violente alors qu’il ne proférait aucune insulte, à peine un sourire. Le sourire suffisant de Macron m’a fait de la peine… pour elle ! Oui, malgré sa sottise, j’ai eu pitié d’elle ; à cause de sa sottise devrais-je dire. Il l’a ridiculisée, elle, la terreur inconsciente des braves petits bourgeois comme moi qu’effleurait l’idée fataliste que ce serait peut-être elle. Mais non, ce ne sera pas elle. Le sourire de Macron l’a annihilée, dévorée tout crue. Elle est apparue nulle, rance vieille France, tout droit sortie de cette rancœur des crétins qui devinent obscurément que le monde tournera sans eux parce qu’ils sont décidément incompétents.

Nous avons ENCORE le choix mais ça n’est pas un choix

Cette semaine nous avons encore le choix (Lepen-Macron), mais nous n’avons pas le choix (il faut voter Macron) si nous voulons continuer à avoir le choix (démocratie).
Toute société grande ou petite a deux options fondamentales : l’ouverture ou la fermeture. La démocratie est forcément ouverte. Lepen c’est la fermeture, les murs en vrai (prison), les murs dans la tête (dictature).
Pour la société de Lepen rien n’est assuré, ni la liberté, ni la poésie, ni la beauté, ni la joie individuelle, rien. Une fois au pouvoir, ceux qui chipotent en ce moment(« Lepen et Macron c’est du pareil au même ! » ) seront les premiers à subir la répression de la nouvelle manière de vivre : et nous serons pauvres, enfermés, enclos, loin de l’Europe.
Je subodore que ceux qui disent « Macron-Lepen c’est pareil » en rêvent d’avance, ils se lèchent les babines du malheur à venir. « C’est bien fait pour vous, songent-ils, fallait voter Mélenchon. » Et puis, peut-être pire la folie de ceux qui s’ennuient: « Ah, il va enfin se passer quelque chose dans nos vies ternes et mécaniques. » Ils font presque croire que c’est un jeu, alors que c’est l’horreur.
La légèreté du propos confond : non, Macron-Lepen ce n’est pas pareil. Macron rendra le pouvoir. Lepen ce n’est pas sûr du tout. Les dictateurs ont rarement lâché le pouvoir à la suite d’un vote contre eux ; revoyons nos livres d’histoire, c’est presque la seule loi que respecte l’extrême droite ou l’extrême gauche ; une fois en leurs mains sales, le pouvoir n’est plus transmis démocratiquement.
C’est ce choix et aucun autre qui nous est proposé. Macron, ce n’est pas un choix. Il n’est plus temps de choisir. Il faut y aller résolument, sans hésiter, sans trembler.

Pascal Quignard

C’est toujours très beau, c’est un voyage qui ravit à chaque page tournée, la langue vous happe comme jamais dans un texte contemporain et miracle il écrit avec la même solennité affectée (humour ?) pour éloigner les maussades qui lui envient son talent et perçoivent obscurément qu’il est un des meilleurs écrivains vivants. A force d’être amoureux de la langue on dirait qu’il la guide de loin et qu’elle se développe toute seule, il la laisse écrire ce qui donne un sentiment de liberté ahurissant (voir son « gradus » dans Rhétorique Spéculative qui donne quantité de conseils sur l’écriture conçue comme un rêve); c’est un musicien (pratiquant depuis l’enfance), découvreur stupéfiant – Monsieur de Sainte Colombe, mais aussi Apronenia Avitia, Lycophron etc. qui reprend la manière des très grands, en suivant la geste inconsciente qui court sous les sonates. C’est un écrivain hors norme qui se repaît des découvertes au fond récentes des sciences humaines (Levi Strauss, Bataille, Benveniste) pour en faire son excellence fragmentée. Un de ses derniers livres (Les Larmes) comme les autres s’en va vers l’origine non pas de la musique (voir l’indispensable Haine de la Musique) mais de la langue française, vers la première phrase du français. Tout ou presque est inventé. C’est donc un roman. Il est ce mélange rare de quelqu’un qui enseigne et raconte dans le même temps (érudition étourdissante); « Il est si grand qu’on ne voit que ses pieds » (Cocteau à propos de Goethe). Sa musique faussement glacée est un long « grave » par lequel il fait bon se laisser prendre. C’est nous dans ce temps accéléré mais armés soudain d’un étrange tempo d’éternité (oui, cela existe). Il n’est pas du tout au même niveau que les œuvres dont il est souvent parlé ici ou là pour évoquer les ouvrages de notre temps. C’est autre chose, présence inoubliable dans la langue, érudition exceptionnelle, il est unique.
La Haine de la Musique est un ouvrage paru vers la fin des années 90 qui va à l’origine de la musique par le biais de la mue. De même que Les Larmes cherche l’origine de la langue française. C’est le seul écrivain vivant qui ait de semblables ambitions.
On n’a pas encore dit son dessein profond : le Dernier Royaume désigne la vie qui nous est allouée, notre existence hic et nunc. Et le premier royaume est donc ce temps que nous passâmes dans le ventre de notre mère. Il dit presque que c’est une fiction dont il fait le fond de ses divers volumes; il a même rattaché tardivement Vie Secrète (bien meilleur ouvrage sur l’amour que le livre de Rougemont) à la série du Dernier Royaume.
Personnellement j’aime un peu moins ses romans adjacents (Villa Amalia ou Les Larmes) que les livres qui appartiennent à Dernier Royaume qui sont presque (!) des traités de sciences humaines en style ancien toujours impeccable. Le solennel qu’on lui reproche est une recherche du silence qui lui permet de creuser un endroit où poser la musique de ses mots. Comme tout grand écrivain il est différent de tous les autres et la difficulté à le lire est de s’habituer au ton, à la tonalité.
Disons ce qu’il en est du ton : comme pour faire de la musique on exige le silence, le ton écrit, son style s’appuie sur le silence et c’est pourquoi paragraphes et chapitres sont d’une brièveté calculée ; l’œuvre nous rappelle constamment qu’il écrit sur le blanc et à la profusion bavarde de notre temps il oppose un ton latin ; ce même silence qui nous est nécessaire pour lire est mimé par le texte et l’on dirait parfois qu’il veut au cœur même de la lecture nous enfermer dans le silence de la poche amniotique du premier royaume. « In angulo cum libro » (dans un coin avec un livre) est très souvent mentionné comme pour nous rappeler qu’il est un ardent partisan de l’anachorèse. L’extrême charme du Dernier Royaume est le mélange d’anecdotes de toutes les époques, qu’il réinvente à son gré, et de considérations prélevées aux meilleures sources des sciences et de la culture ancienne ou moderne.
Il est politique comme on pourrait le dire de Montaigne. Ne te mêle pas des affaires du monde et écris comme on grave ! Sauf que chez lui on sent (il le dit presque) qu’il est terrifié par les autres, par le social, et sa démission de toutes ses fonctions en 1996 est l’évènement risqué qui fit de lui un vrai lecteur et un écrivain à part entière. C’est à cet endroit qu’il convient d’évoquer son refus total de la philosophie, ahurissante attitude incompréhensible pour celui qui n’a pas vraiment lu ses textes ; il s’appuie pour ce faire dès le début (Rhétorique spéculative) sur un auteur latin (Fronton, maître de Marc Aurèle) qui s’est élevé dans toutes ses œuvres contre l’assimilation au social, au groupe, à l’autre, à la pensée générale. On dirait que c’est ce refus de la philosophie qui structure sa pensée ainsi que l’attachement à la création ex nihilo (il faudrait sur ce point préciser mais ce n’est pas le lieu) ; ainsi Les Larmes disent-elles à peu près: on ne sait rien de l’invention du français, tant mieux, voilà une fiction qui monte en moi, voyons voir ce qu’elle donne. La littérature isole, la philosophie regroupe, tel est le principe qui préside à ses choix. Son ouvrage sur le sur-moi est à cet égard très éloquent : Critique du Jugement (Galilée)… beau pied de nez à la philosophie, provocation qu’on n’attend pas de la part d’un conteur.
Il a tellement écrit qu’on ne peut citer toutes ses œuvres. Le dernier récemment paru chez Galilée concerne l’invention du théâtre (Performances de ténèbres); il faut dire son regard stupéfiant depuis qu’il se mêle d’en faire lui-même, à sa manière. On ne peut guère aller plus avant (ou arrière). Il faut dire aussi que cette fois il s’expose physiquement aux regards des spectateurs ; il signale que c’est un tournant dans sa vie, aussi important que sa démission de 1996; la peur semble vaincue ou plutôt transmuée par la nuit du spectacle où il s’avance, un rapace vivant posé sur le poing : on lira dans Performances de ténèbres ce qu’il entend par ce geste et son avance muette sur la scène avec cet oiseau de mystère qui depuis les cintres vient se poser sur sa main gantée.

l’énigme du mont

automne
au-delà du virage, elle tend sa pente, c’est l’entente d’avance, en son tapis de grâce, de politesse aventurée vers nous, vie venue d’ailleurs qui déroule ici-bas sa noblesse rurale ; loin de l’enfance vive ou de l’âge prenant, il s’y fait une rumeur de gente maturité où la courbe ne monte qu’à peine semble-t-il, et le mont en sa ligne presqu’horizontale s’abreuve au ru du fossé et s’en souvient encore au sommet, et les arbres saluent et les feuilles s’affolent en chantant les remous empruntés au flot qui grogne encore sous le pas, au caniveau,
carole méfiante elle se fait fort de dissoudre sa tendresse lorsqu’on l’emprunte sous les pas, car la courbe et son équivalent de terre (la pente) meurent au contact de la semelle habitée pourtant du respect que la vaste robe de feuilles suscite, dentelle des troncs, ombre des halliers heureux d’être accrochés au col que l’on devine puissant alors qu’il paraissait bien mince ; en s’approchant, le sommet s’éloigne, il glisse sous les pas et lui rendre hommage ne peut se faire qu’à distance, on va l’aimer de loin, comme l’automne, ou continuer l’avance presque passivement, comme on dort,
durant le jour, toute de bleu vêtue, je suis, léger pincement au cœur, la lumière qui croule dans le jaune sombre, on voudrait, tant qu’à bouger, dévaler la pente mais c’est octobre, huit mois de montée qui accueillent la décrue des sèves et mon désir tardif et la vie qui dit alors va, allons donc, abandonnons la grandeur rêvée (l’idéal) pour la douce ascension scandée des solides godillots aux lacets assurés… et puis les traces crantées derrière moi sont ma preuve, je fus là, dans la boue, vivant,

hiver
que vienne l’an et sous la croûte du givre que l’on croit perpétuel dans son grossier manteau, je découvre le dénudé des arbres et pour dire le vrai je tremble lorsqu’après le détour du virage j’éprouve avec eux sur l’échine du mont l’horreur continue d’être à jamais ressuyé des vents, écorces à vif, troncs engagés ahuris dans la mousse survie contre l’hiver et les voici qui tendent leurs branches gourdes et franches pourtant, mystères d’un néant bien à elles où ça cogne dans le vide, agitations qui feraient presque douter la courbe de son élégance, si bien qu’on est troublé d’entendre le mont faire l’éloge du froid et de son esprit vif:
« le rêve est à la nuit, mais là-haut la vague langue déroule un modèle de douceur fort rigide, pente tendre mais surtout relativement immortelle, telle la vie de l’esprit que je laisse mûrir sous mes taquines craquelures, la lumière s’y prépare là où le vent écrit du bout des cimes sur la page du ciel ; suis-moi ; nuages et encre, dans leur éternel mélange, fêtent les épousailles des mains et des pensées encore tremblées dans l’attente des fleurs »,
que les choses soient claires chante l’air du temps et je scrute du haut du mont les ardoises battues, antique vêture des fermes qui se tassent à deux pas dans la fumée du vallon, les rafales de vent ne font pas frémir leurs coiffes anguleuses et sous les griffes de la pluie je me laisse descendre face au sud, emplis mes poumons en pressant ma capuche, et protégé du déluge, je chante la saison coupe gorge, dévalant la pente, mordant la terre de mes talons gras ; je voudrais avant la fin du voyage d’hiver, contempler le mont depuis le bas, sa coquille pleine des richesses qui vont surgir demain, dans dix jours peut-être ; ouvrant sa courbe au ciel enfin détendu, je devine le rideau qui se donne à la lumière déblayant de sa voile élégante le gris souris qui triomphe là-haut depuis la nuit des temps… non, depuis le onze novembre, me souffle ma jeune mémoire à l’affût,
printemps
n’en parlons plus puisque les cliquets du petit printemps ont été enclenchés et que le mont, ce mini théâtre de la nature, résonne de la musique des sphères en gésine, froissements d’appels, notes de piccolos qui meurent vite mais se relaient à intervalles irréguliers, rien de bien solennel, l’éveil a toujours de ces pincements rieurs que l’on croit entendre sur fond de silence ; repos apparent, d’autres pépiements viennent impromptu couper la parole des oiseaux éberlués par ce qu’ils éprouvent, beauté future du monde – le mont c’est le monde – qu’ils sentent du bout des plumes s’esquisser en une lézarde vie, entre chaque sillon, chaque touffe d’herbe déjà et lance le feu de joie des arbrisseaux et des haies, guirlandes incendiées des bourgeons, je vous ai tant attendus, vous, les renaissants,
le mont et le crâne c’est tout un, à l’intérieur les appels des oiseaux sont autant d’étoiles et dans le silence de soi il arrive que l’on entende aussi les pâquerettes se défroisser puis échauffer de leurs cœurs ocres le sol qui traînasse dans la glèbe encore un peu dévastée d’ouest ; les yeux fardés des bovidés qui ruminent au bas du mont meuglent leur ennui en trompes écorchées et déchirent de leur buée l’air intouché de l’aube, c’est leur cocorico (la vache élue à la place du coq eût changé la face du pays, moins de vantardises adultes et davantage d’amour pour les enfants tant la bête est englobante) placidité à toute épreuve, l’échange rôde entre nos regards, c’est hélas sans conséquence, corps lourds qui s’offrent en image inverse de notre intranquille conscience,
la montée de l’aube défrise l’arête que sur le fond de bleu découpe au cordeau (ou presque) un premier pas et la courbe prend son élan, poussée modeste que le printemps ravage du bonheur de croître, la foi est là, dieu n’a qu’à bien se tenir et peut-être le mont, au-delà du tumulus, est-il un temple prouvé , chaque brin de la pente valide l’exercice du beau qui ne cesse de varier, je sens au plein de mai que la loi est au temps qui passe, il fait évoluer en mieux, en plus doux, en plus fort, en plus élégant, fleurs ici et là qui, rassemblées d’un regard surplombant, donneraient un bijou rouge bleu jaune, c’est-à-dire la renaissance cachée dans le velours du mont… moins des bijoux finalement que des bougies en plein jour que le mont ombrage pour jouer puis découvre dans le soleil et ouvre enfin comme l’écrin d’une richesse à piller… et le temps ne s’en prive pas qui fane d’un coup les jonquilles et abat vite les coquelicots, ces étranges papillons crus annonciateurs des cerises avec leurs corolles de crépon qui frissonnent un peu, peau du printemps sous la brise, puis s’effacent à jamais,
été
assommé par la masse des arbres surhabillés, le mont pleut ses brindilles, ses feuilles un peu vieilles déjà, on dirait qu’il pèle dès juillet sa cuirasse renaissance et les verts jamais purs virent à la farce grise, les branches deviennent folles de croissance, grinçant, battant laissant craquer leurs os au moindre souffle tandis que le mont même à sec conserve la forme souple de ses artères, chemins de traverse, descentes marquées de piquets très humains qui furent toujours là sur le flanc, cicatrice assurant notre présence, les ancêtres en faisaient déjà leur enclos, du temps où les rois enfermaient les seigneurs, et par la grâce de ces piquets de pâture le mont devient butte témoin, je savais que l’été était une saison du passé, ce qui fut, ce qui en effet a été s’affiche ici et s’étale et se chante, mélancolie des mauves sans oublier l’ocre persistant des boutons d’or, ça se balance en chœur sur le mont des souvenirs, en plein été, voilà l’autrefois qui remonte, les robes et les baisers, il fait bon aller au mont, vague prétexte de promenade des doigts sur ta peau, en plein air, quand nous reverrons-nous ? , éclats de rire qui taillent les chemins,
c’est aux soirées qu’on a le meilleur de la dite belle saison avec ses guirlandes accrochées à la voie lactée, on dirait une mégalopole en l’air, un milliard de réverbères lointains, qui habite là-haut ?, et pourquoi cette chanterelle qui siffle doux ?, je lis là-bas la géométrie antique et sauf l’alpha de la petite ourse tout bouge à la verticale du mont et l’étoile qui chute vers là-bas, vers chez nous est une zébrure témoin, qui nous traverse l’échine de haut en bas, excellence de l’univers qui se rit du mont, nous jette l’effroi presque au pied, et l’analogie avec notre existence, ce feu dans la nuit, brièveté folle du passage puis plus rien, seulement la chute quelque part, et soudain la multiplication des pluies d’étoiles qui un mois plus tard vient faire son quatorze juillet sans artifice, avec un feu pur, muet qui comme notre vie toujours se pare de mystères, tout ce qui est naturel demeurant incompréhensible, pourquoi cet arbre ici foudroyé et cette admiration infinie qui bat sous le gilet léger de la saison maximale ?,
montrant sa blessure bleue au lendemain de l’orage, le mont rosit vers le soir et me souffle : « voilà ce qui arrive lorsqu’on y croit trop, on s’expose, on explose et les efforts pour croître sont rabattus, vanité, vanité », cependant qu’une autre voix venue du fond des pentes console dans l’éclat élégant tout de modestie, la voix fait miroiter sa douceur qui dit la fermeté des lois, approuve ce qui vient, il fallait sur l’arête du mont un témoin spectaculaire pour prendre garde aux rêves diffus, l’ascension sèche du chemin méconnu, c’est le tien, n’en fais pas trop, l’été donne aux rêves une expansion féroce et habillées de gris voilà que procèdent fenaisons et moissons, ferrailles une fois l’an qui viennent glaner l’affaire de vivre, croquer la baguette sera l’évidence, qu’écrasons-nous sous nos palais dans la nuit très noire de juillet ?, le mont rassure, il n’est aucun crime, va, mange et réjouis-toi, le boire est là aussi, à deux phalanges, le col de la bouteille se tend et le mont encourage, bénit, s’amuse du trop-plein de la saison où ses frères proches, d’autres monts, vont faire couler les grappes sucrées du soleil,

La voix de Glenn Gould

Dans les enregistrements de Gould on entend sa voix.
Mais ce n’est pas sa voix. Ce chant parasite est la part intérieure du langage, remuement mélodique qui se manifeste sous les mots et qu’on n’entend habituellement qu’à peine, pris par le sens, empressés à se défendre du désert d’être soi. Ce gâchis chanté s’éveille aux confins des cordes vocales, là où les harmoniques s’essaient à la présence de Glenn. Au beau milieu de Bach, sa ritournelle risque son petit glas contre le trop plein de clarté du Cantor, si clair qu’il en est transparent, et la voix devient un peu de brume, ce peu de gorge qui fait défaillir le parfait, comme la vitre appelle le souffle pour affirmer qu’elle est là.
Et l’on voit bien que ce n’est pas la voix de Gould, mais celle de Glenn, le fils. Aucun lié chez lui, il n’est plus question de plaire, à quoi bon ; aucune pédale pour faire durer, non, c’est jouer qui importe, se souvenir et rejouer encore. Hommage, révérence chantée, rappelez-vous : l’aria c’était ça. Le détaché dit les siècles d’écart, frappe son respect envers la voix du père sur l’évidence du chant sans lui ; la mélodie est défaite par la succession des blancs silences au bord des notes noires de la partition, petits arrêts muets qui offrent une image visuelle du clavier et donnent à Bach son pointillé, son vrai lointain. Tu fus, je suis.
Père mort, fils fidèle, le plus fidèle puisqu’il mêle à la note d’antan, au fil d’autrefois, l’absence que nous avons de Lui, figurée ici par le silence qui pointe entre chaque attaque de doigt. Alors la voix de Glenn prend le silence entre ses dents, abouche son murmure à ces éclats : c’est une colle de marqueterie, un plomb de vitrail, un ciment frais de mosaïque.
Tapotant contre l’épaule du père endormi, Glenn dit les manques, les failles que la raison et ses techniques ont fait craquer depuis aux murs des nefs. Le plâtre gras de la gloire a séché, il est à vif, et si le côtoiement de l’azur fut un jour beau chant massif de Bach, le pianiste, un rien bancal, s’en vient aujourd’hui bousculer les ogives. Chantant, il s’excuse. Il tutoie le texte, le tourne, et l’on se souvient tout à coup que le motif des variations est celui d’un insomniaque qui passe ses nuits à froisser ses draps ; les ornements, les décalages de mains qui, à la fin de l’aria vont se retrouver – il faut bien dormir -, sont autant de retournements du corps meurtri par la nuit qui vient et le sommeil qui ne vient pas.
Mais on idéalise toujours le passé du père ; à défaut de Dieu, qui était un beau mensonge sans poussière, pur comme le ciel et la conscience vierge, il nous reste cet appui de jadis, et songeant follement, on se dit que l’aria devait sonner l’aube du chant, disons plutôt le soir qui ouvre enfin au dormeur la grande pâture du rêve. Et si l’on continue de trafiquer avec la folle du logis, on entend les plectres du clavecin qui mordent la corde ; plumes d’oiseau, elles accrochent de leurs crans les grandes filles tendues, leur font rendre son, et c’est ainsi que le futur dormeur devait se réconcilier avec le bruit des pièces d’or que ses mains tout le jour avaient soulevées comme on le fait des montagnes (le claveciniste était « Goldberg »), et c’était naturel, croit-on, et l’homme s’endormait auprès de son profit.
Je me dis encore, drogué de nostalgie, que les nuits en étaient vite obscures et douces ; je sais que c’est folie, mais je crois que la prière aux ruelles endormait les patients de Dieu, et si je m’entends dire cela, forcément, je vois qu’aujourd’hui est moins bien, que les cordes ne sont plus traversées, mais simplement cognées par les marteaux qui sortent tout droit des manufactures modernes. Oui, la corde n’est plus franchement accrochée comme le fut celle du clavecin, à l’imitation de la flèche de l’arc, elle est seulement vite frappée, sonne seule et sans joie et c’est pourquoi le piano est souvent la grande mélancolie ruisselante, tandis que le clavecin est chant d’oiseaux, nature pure, mythe avenant de cet âge où l’or courait sous les doigts du Cantor.
Et si le pianiste chante, c’est pour enrouer la vieille aria et dire à cru la foi éraillée. L’enfant qui adorait se retrouve seul. Il appelle.
À ce moment, le conte devient à peu près celui-ci : il était deux fois la même aria, encadrant trente variations, pour rêver, et les iseaux s’envolaient sous le regard de Dieu, sous les mains du maître. L’homme s’endormait après avoir vibré dans la sphère close du monde varié, transposé, et tout était bien. Puis la grande guitare horizontale a été remplacée par la machine outil aux cent percussions : c’était il y a longtemps. On a épuisé au piano les liés, les sons étirés, épanchements gras dans des salons allemands. Et voici que depuis peu, le clavecin est revenu, fragile ; l’éden des croyants, où le passé se tasse en enchantements successifs, jabots de dentelle et foi chevillée au chant, a fait retour vers nos tympans, plein d’hésitations mortelles, de plaintes murmurées ; alors la mélancolie qui était toute de velours bourgeois, s’est déplacée plus loin vers l’arrière, Monsieur de Blancrocher a trébuché et Louis Couperin a déroulé ses douleurs dans les châteaux d’Ile de France, aussi mélancoliques que nos divans confortables.
Et le petit récit fictif se termine ainsi : Gould aux détachés bleus apparaît comme le grand annonciateur du retour des oiseaux. Grâce à lui, le marteau s’est abstrait, s’est extrait des effusions, réintroduisant le sec pépiement des clavecinistes insatisfaits : ceux-ci voyaient bien le son venir, mais ne pouvant contenir le volatil, ils brisaient en ornements la note mal tenue ; Glenn a glissé à leur suite, d’une patte vigoureuse, au-dessus des romantiques. Il a été l’intermédiaire.
Mais cette construction est le hameau rêvé de l’historien pataud. Coupé du vaste espace futur – c’est la vieille ruse qui chasse l’angoisse du lendemain – je bâtis sur le présent un grand manoir rétrospectif, impeccablement balayé, classé monument historique, pour que mes jours de vivant aient une valeur unique, puisque mon existence, à tout prendre, est la seule qui ait quelque valeur pour moi. C’est émouvant, mais c’est un rêve d’enfant, une vaste gaucherie. L’histoire est trop belle et j’ai beau ravauder, le mouillé du chant de Glenn casse la grêle superstition que j’invente à l’instant.
Il faut tout reprendre : j’ai beaucoup parlé du passé, précieusement évoqué le présent, mais si l’on veut entendre la voix de Gould, il va falloir aller de l’avant, ne pas hésiter à côtoyer la mort, c’est-à-dire être au présent le plus possible pour que le futur éclose ; je vais apprendre à être père, tranquillement, calmement. J’ai oublié dans ma fiction que Gould travaillait en studio, sur des machines sophistiquées et que sa voix, son murmure, n’est pas une négligence, mais la ferme volonté de dire l’aria de notre temps.
Et ce fond de gorge d’avant le langage, dénonce d’abord l’impiété machinale des contemporains, ces clochards de luxe qui, chassés du village pour hanter les métropoles, ont inventé, à force de langage, des retours en arrière fabuleux vers le bourg d’origine : les crimes par millions ont aussi tué les mots, le chant et l’ensemble qui le portait. Déliés désormais, entourés d’un halo de silence que manifestent jusqu’au délire le bavardage et la musique torrentielles, nous allons aux boulevards comme les notes de Gould, secs et muets.
Le murmure est alors contre la machine que figure le piano, la présence du chant qui reste. Trace d’aria, elle laisse pourtant monter, contre l’autrefois décomposé de son jeu, contre le cliquetis qui mime le passé, une forme d’espérance hautement audacieuse, comme un nouveau plain-chant à peine éclos, et qui s’essaie masqué par Bach ; l’a capella n’existe que s’il y a une chapelle, mais ici, c’est le physique de l’homme mis à nu, seul, même plus des mots, des syllabes, ni encore moins du sens, non, c’est, après l’usure de l’éloquence foudroyée, le retour de la voix de tête, voix d’enfant sans doute, qui se mêle au passé somptueux de celui qui voyait Dieu, pour fonder, malgré les errements effroyables du temps, un petit endroit minuscule où l’on se dit par-devers soi, en secret (mais un peu en public), que l’aria reviendra.
*
J’essaie d’imaginer les lieux, non pas les étendues miroitantes où toutes les teintes convergent vers la neige, c’est trop connu, grâce flottante d’un Canada classé : alors qu’on les voit naïvement glacées, les plaines sont une seule affaire de solitude chaude. Pour Glenn s’ouvre une vaste marge, seuil qui apaise face à cet inaudible chaos de sons, le reste du monde.
Glenn est assis là, heureux, au centre du studio d’enregistrement, machines tendues à craquer d’obéissance, esclaves qu’aucune pitié ne vient mouiller.
Il se lève. Le plaisant du pays alentour : il en épouse le silence horizontal, traversé d’éclairs animaux très vifs et patauds à la fois – ours blancs ? – ( la vie toujours, partout, au pire du monde… mais pour Glenn c’est le comble du froid qui le ravit, c’est tellement lui) et par la grande baie, il guette le fruit du moment à venir, le tempo du frappé que son esprit construit par avance, partition pendant contre son corps, au bout des doigts. Il n’est pas pressé.
S’il a quitté les salles de concert, c’était à cause de la honte, du rituel trop humain où la présence est pure absence. Tu avances sur les planches, tu dois saluer, tu dois t’asseoir, tu dois devenir l’autre et charmer, oui, charmer, quel scandale, enfoncer dans l’horreur de l’oubli tous ces tympans tendus qui sont venus là pour ne pas savoir, pour ne pas entendre, torture, contradiction entre mes doigts qui cherchent l’absolu de la note écrite, alors que justement ils ne veulent pas la voir, encore moins l’entendre. Et comment chanter si le silence est habité des gorges et des semelles qu’on racle sans vergogne, murmure obscène des cités cadavres allumées de désirs hélas suscités ? Je devine l’affiche catastrophe : « Glenn Gould, Bach, Variations Goldberg ». Oh, l’admiration, l’insupportable regard des passions carrément avouées, pupilles d’enfants des métropoles achetantes, adultes oui, mais ici, à Carnegie Hall ou ailleurs, tellement dépendants, alors qu’il aurait voulu dire, alors qu’il disait du fond de sa chaire d’enfant que la liberté commence avec la fin de la fascination. S’ils avaient pu au moins ne pas applaudir, ne pas le fixer… Savez-vous que c’est en fermant les yeux que vous verrez le mieux ? Vous qui entrez ici, abandonnez toute dépendance. Comment dire des choses pareilles, puisqu’ils sont venus pour s’accrocher à ses phalanges gantées de montreur de sonates ? Non, décidément, ce n’était pas la musique n’est-ce pas, ils y voyaient une méchante acrobatie : « Mesdames, Messieurs, le clown Gould va vous donner du Cantor revu et corrigé » ; braves enfants émerveillés, vous êtes bien gentils, c’est inouï, très inouï, et vous irez ensuite contant par les avenues mouillées que Glenn est fantastique, et fantasque, et fou, bien sûr, très fou.
Glenn n’a pas quitté la baie ; il tire sur son foulard élimé, il serre sa gorge pour ne pas monologuer ; il sourit du pas qui l’a fait venir du piano à la vitre, ce fut un pas entier, posé sur la moquette en notes tendres, totale présence verticale de l’animal humain, sujet, frappe douce du talon, puis la plante totale presque ronde et les orteils enfin, tous éprouvés, danse sans chorégraphie, avance minimale, esquisse suffisante de soi qui dit oui à la vie, qui justifie sa vie. Les humeurs sont en place, la détente fait de lui une glace, un vernis blanc où tout vient comme il veut, la puissance du choc des marteaux est déjà là, il suffit de revenir vers le clavier, de s’asseoir et d’enregistrer. Il se dit que ce sera peut-être fastidieux, long, il craint l’ennui ; mais il espère tout à coup se surprendre, oui, sûrement, ses doigts vont un moment donner des pincements imprévus, on ne sait pas tant qu’on n’a pas commencé.
Il retarde encore, avant de tracer l’indélébile du son finalement accepté, il doit encore laisser monter au bout de ses deux mains la puissance qui rôde en ordre dispersé à l’intérieur du corps, même si l’épine dorsale commence à collecter les morceaux épars de sa force en gésine.
Et voilà que les concerts reviennent. Il a trop tardé. Tout se délie. C’est malheureux, il aurait dû profiter de cette minute, de cette goutte de Gould, entièrement soi. Non, peut-être faut-il en passer par-là ? Le pur son doit passer dans la boue du passé, du temps où il fut célébré, mordu.
C’est à lui-même qu’il en veut. Comment ai-je pu me prêter à ce jeu, oui, me prêter tout court ? Tel jour tu joues le quatrième de Beethoven, tel jour tu enregistres le Brahms, et même (Glenn sourit) Mozart ! Et pourquoi pas Chopin ? Ah, la pédale, le lié, le chant trop chant pour être chant ! Il sent que s’ils avaient insisté, à l’époque, il aurait fait le Chopin. D’ailleurs, il l’a fait, mais il ne sait plus pourquoi. Glenn ne comprend pas, il ne veut même pas savoir. Il sourit du piano à pédales, il est ailleurs. Mais pourquoi la douleur tout à coup d’avoir été cela, cet homme qui court, s’exhibe, pose ses fesses sur son prie-dieu, malheur ; tu as vu, ils veulent te voir, t’entendre, pour se débarrasser de toi, dire : « J’ai vu Glenn Gould », comme on a vu les temples d’Angkor. Objet de tourisme, rarement sujet.
Rarement. Ah, j’ai une excuse, j’étais jeune. J’ai aimé ces messes dont j’étais l’évêque, le fou du joueur d’échecs. Car c’était une suite d’échecs, le Sisyphe de l’ivoire, le prolétaire répétitif des touches claquées. « N’oublie pas de saluer ! », hélas oui, je n’oublie pas ! C’était beau sans doute, nécessaire pourquoi pas, il fallait être nul, absent ; mon corps avait besoin de vous, voleurs !
Et maintenant, face à la baie, il laisse glisser la partition entre ses doigts. On dirait que le papier sur la moquette est une neige nue parsemée de pattes d’oiseaux, sur des lignes penchées, ombres des fils télégraphiques groupés par cinq qui filent là-bas vers le couchant.
Ce qu’elles portent n’importe plus, puisque la mémoire de Glenn les a assurées et relues et renfermées derrière son front, au bout de ses doigts : mémoire des mains, mémoire du crâne ! Il se voit en miroir dans la baie…
Il va falloir aller là-bas, derrière, loin de la lumière du crépuscule, et dire en appuyant sur la touche des magnétophones que l’on y va. L’ascension des Goldberg n’est pas technique, quel doigt ira là, puis là, mon dieu mais ce n’est pas le Golgotha, ce n’est rien. Glenn pourrait jouer n’importe quoi, il sait, pas besoin de technique, jamais une gamme de ma vie.
Avant d’y aller, avant de s’asseoir sur sa chaise d’enfant, seul, il effleure la vitre du bout des lèvres, baiser au crépuscule, on ne saura jamais que ce fut le lien qui le tenait à la terre. En fait, il a attendu que le soleil touche la neige. Désormais, c’est possible, l’embrasement peut commencer, il pousse du pied la partition qui encombre son passage, le chant de Glenn va commencer, déferlement bientôt contre la nuit.
*
Ainsi donc je viens à vous à pas très comptés. Vous pouvez croire que je désosse le Cantor, mais je vous le transmets, traduction, sans plus. Le nez sur les touches, je frappe ce qui fut peut-être lié, pour que chaque note noire du papier, parcelle de nuit, devienne flocon de neige, afin de retrouver vos pas dans les cités où vous vous côtoyez sans vous voir. Je vous sépare à l’horizontale et le clavier devient trottoir où les croches trottent leur petit train détaché. Je ne caricature pas le Cantor, je vous l’amène au plus près de vos farcesques vacations et les variations sont nos allures, et notre histoire, notre présent, notre futur.
Si je fais l’insolent, c’est que nous avons poussé la faille plus avant, l’être oublié renaude, c’est moi dans cette solitude, je ne suis retenu ( comme le monde) par aucune technique, je vous chante votre vide, il est là dans le silence qui précède et suit chaque touché-frappé. Je mime ce que nous sommes, le Cantor dit les contours et je dis nos couleurs, notre peu de chant, je suis l’anti-chant, l’antichambre du silence, celle qui ouvre sur le chant à venir.
L’horizontale que la baie me donna tout à l’heure : voyez comme le ciel n’a plus soif et si nous marchons sur la tête (notre allure naturelle) nous percevons la plus vaste de nos visions – le ciel – comme un abîme. Je sais bien que c’est pour la raison inverse que vous aimez la musique : vous voulez que le cœur gonfle, vous voulez être tous, vous voulez tousser dans l’encens des sacrifices bleutés qui arrosèrent verticalement les dieux. Mais, amis, tout est défait.
La musique est votre drogue de solitaires, elle est illusion d’un chant où toutes les voix se tendent, que dis-je se tendent, je vois plutôt les cous dressés, les mâchoires faites pour mordre et qui se métamorphosent en mélodies d’où dieu, croyez-vous, vous regarde. Vous confondez dieu et le succès, dieu et les applaudissements, vous vous voyez dans la masse du chœur comme les bienheureux ressuscités dont vous seriez les anges auréolés, trompettes d’apocalypse soufflant dans votre dos.
Vous pensez bien sûr que je ne suis pas très tendre. Au contraire, je suis au plus près de notre pitié, je vous rappelle l’impossible direction de vos pas, de vos pensées. Je ne le fais pas à l’épate, je suis né avec un clavier sous les mains, ce n’est pas de ma faute… je m’en excuse… oui, voilà toujours ce que devraient faire les artistes de notre temps de vacance : s’excuser d’être au présent.
Mes acrobaties, dans la fosse aux lions d’où rugira l’enregistrement, viendront pour vous blesser, je m’en excuse encore, pour vous faire rendre gorge de vos milliards de chants réchauffés qui vous lient et vous bercent et vous font mille mines et dont vous sortez débordants. Mais débordants de quoi au fait ? Oui, après, dites-moi, après ? Allez, soyez courageux, dites-moi ce qui se passe après, je veux dire quand la musique s’achève ? Écoutez comme l’horloge électronique vous rebascule dans le tic de vos activités, dans le tac de vos attentes. Eh bien, c’est très précisément à cet endroit que je vous accueille. Je suis après, je viens après, lorsque vous levez votre corps et que vous reprenez les démarches et les affaires au plein des lois.
Les variations sont nos mille possibles. Je m’y accroche en précision mathématique, car rien d’autre ne compte que le « comput » qui fut la mesure mathématique d’antan et fait de nous des accrocs du computer. J’utilise au clavier ce qui nous faits ici et maintenant. Je reprends la précision où vous la pratiquez, je vous la donne, avec la caution de la foi du Cantor. Je tends le fil qui va de clochers en clochers et je danse, aujourd’hui, au plus près de vous, sans facilité, sans condescendance, pitié dont je ne m’exclus pas vous le savez bien, puisque l’aria est ma naissance et ma mort, et les vôtres aussi.
Quant au mince, à l’à peine audible chant que j’esquisse, c’est le souvenir involontaire des cantates, des messes, des oratorios… Je ne peux oublier qu’il y eut un temps de poumons et de voix, où la foi du charbonnier et celle du protestant génial était la même. L’affaire fit grand bruit dans les nefs. Il y eut des consolations. J’en suis du bout des lèvres le présent souvenir, j’en prépare le retour, à l’écart de la désolation glacée de nos luxes vivants. Mon chant de tête dérisoire se grave pour aider à la survenue d’une espérance verticale. Les oiseaux… peut-être autre chose.
Vous voyez bien que je suis avec vous, loin devant c’est vrai, mais sur le même sol.

(On se repasse parfois de vieux films, histoire de vérifier que la mémoire ne fait pas défaut. Ainsi en va-t-il de ce texte paru dans ce même blog il y a sept ans et que je tenais à relire. )

L’auguste visiteuse

Le frisson d’ambre qui s’accroche aux mois froids frôle mon nez ; le fond de l’air et la brise tendent à perdre leur roulé ; de lentes écharpes cotonneuses s’en viennent déjà chasser au-delà les clameurs bourdonnantes d’insectes affolés qui droit franchirent la saison.
Serrant négligemment son incertain foulard mauve la visiteuse commente après un bonjour folâtre :
– A toi qui veux toujours savoir, je peux bien confier que la nuance est empruntée aux lointains matinaux, ce mauve est de l’aube tissée car les jours étrécissant je pioche à leur origine la plus native – encore un peu de nuit – et à leur horizon le plus lointain – encore un peu de colline – et voilà le mélange terre ciel qui s’enroule sans le vouloir sous le menton ; davantage comme une caresse que comme un tissu noué, la belle affaire de gorge s’engage alors de mon côté pour t’offrir ces paroles dont nous savons que tu sauras en faire sourire plus d’un puisque tu es né coiffé et qu’allant vers l’embarcation grise tu ne rates plus une occasion de plaisante allusion à ton sort.
Tu es avec moi, allez, avance, dit-elle enfin en me tirant par la main comme si j’allais verser au noir décours de mes années. Aucune crainte.
Je fais oui de la tête et la laisse glisser hors des plis du rideau ; je n’entends pas son pas – touche-t-elle le sol ? – le turquoise de sa veste chuinte contre moi et sa tunique blanche m’attire loin vers l’orient, ici, en pleine forêt, vol d’envie, ah reprendre ce vieux côtoiement au beau des bruyères qui rosissent deux fois.
-Tu es venue seule dis-je, le courage de tout ce temps, tu es motif de mon sourire. Qui oublierait tes yeux bordés d’argent mat et c’est ainsi que je vais vers le mauve qui t’enlace le cou – excuse mon insistance – la couleur me dit noir et je dis :« pourquoi pas ? », ainsi vivé-je en défi à tes côtés, vif je te jure que c’est vrai, hilare peut-être pas mais décrivant tes surgissements drôles comme ce foulard mauve qui inquiète pour rien et obsède plutôt l’enfant qui fut et flotte à la proue du navire éclatant celui où navigua Télémaque et qui me revient en mémoire, tremblé, doux, qu’allait-il faire là-bas ? Il était inquiet lui aussi mais il était réalisé, adulte, alors que je suis comme dit le poète « en cet âge penchant où mon peu de lumière est si près du couchant ». Le futur jeune roi d’Ithaque au contraire s’embarque au printemps : il est curieux qu’il précède dans le récit l’apparition d’Ulysse, comme si la poésie du premier matin présidait à ce qui fut.
Toujours à l’affût d’une gaieté, la visiteuse reprit que c’était bien le cas et comme elle constatait au-delà de mon regard que l’esprit m’était en berne légère, elle dit touchant mon bras de sa main gauche en une pince quasi imperceptible :
– La clairière est le lieu de notre rire commun, bel ami ; elle est là évidente et crue, souviens-toi chaque sourire était matin et chaque rire était rouge et vert, surtout vert, sur l’élan du rayon primordial. Plus étrange présence est introuvable que cet espace ombreux et lumineux à la fois ; la clairière est source, présence, c’est l’aube du jour, lumière empruntée aux robes bleues qui bientôt par exemple hanteront les plages de septembre, légers regrets du pas, lourde chute du soleil, ralentie dirait-on par le ressac sur la laisse d’où l’on vient.
– Tu veux dire, chère visiteuse que nous allons où je crains le plus ?
– Pas encore ! L’août ambigu fait son barrage, il dit encore le temps de rire, mais je dois reconnaître que les étoiles filent en pleurs de feu et que chaque pomme tombée éclate froide aux pieds des ruminants, grêlon vert que les dents broient en éclats jaillissants ; la pomme, grâce du soleil, est devenue au feuillage son frisson et l’on s’interroge, comme s’il y avait une cause à sa chute sourde dans le silence illimité.
– Je m’attendais à ce qu’on sourie, peut-être pas rire quand même, et c’est toi qui parles froid frisson chute et silence. Où va-t-on si la visiteuse s’emballe vers l’ubac ?
– Tu parles de moi à la troisième personne vieux drille et tu irais presque jusqu’à me vouvoyer ! Allons, allons, c’est que nous faisons du surplace, quittons la clairière et avançons au travers des halliers noirs ! Tu n’entends pas la liesse obligatoire des passereaux qui pincent, pépient et confient au silence tous les accents aigus ? Ces appelants se riraient de nous s’ils comprenaient ce qui nous arrive, eux qui ne savent pas la gravitation et auxquels le sérieux des nids – love toi contre moi – est la seule préoccupation : sauf à s’envoler, ils reviennent toujours, même les migrateurs ; surtout eux. Télémaque à la proue – espérance contre la mort – aurait dû observer les oiseaux, il eût anticipé les retrouvailles, ce n’est pas un reproche, il était si jeune…c’est normal. Et toi, qu’as-tu fait de ta navigation ?
Et puis soudain :
– Oh que ma question était maladroite ajouta la visiteuse en posant machinalement les doigts contre ses lèvres. Je n’aurais jamais dû t’embarquer vers la galère des nostalgies, c’est la pente naturelle du fleuve, chaque goutte d’eau qui passe dit non à la beauté présente, c’est avec ces sortes de peines qu’on machine les philtres d’amour et les musiques prenantes alors que nous nous étions donnés pour tâche de réjouir l’instant, quelle idiote !
On entendit nos deux rires confondus. Elle me pressa le haut des bras de sa poigne double, me fixa un moment et me confia :
– Des premières saisons je te laisse les parfums. Fais-en bon usage !
– J’écrirai.
Elle s’évanouit par les plis des rideaux, comme elle était venue, après avoir fait cette promesse de la main qui augurait un retour mais dissolvait jusqu’au souvenir le tremblé de ma propre existence.
Mes rêveries livrèrent cette année-là une présence poudrée de fleurs.

Juillet: ce que dit la visiteuse

“J’ai franchi toutes les saisons, coquelicots et épilobes plein les mains; j’allais de village en village distribuant aux vieillards ce rouge sang qui permet d’attendre sans angoisse le petit mur pelé où des roses trémières presque noires ont cru bon d’indiquer le passage. En hiver, évidemment, on me confondait avec la pluie et son ennui trop lourd aux esprits affairés. Au printemps, pourtant, ce printemps, tu m’as adoubée, reconnue au milieu des cent sollicitations des ombres et des éclats de vie; or, comme tu sais, j’ai toujours été là, m’affairant autour des étals du marché, chantant l’énergie des citadins vifs aussi bien que des truites subtiles qui relancent leurs ruses à chaque coulée du pêcheur. Je frissonne sous les platanes à l’ombre si légère, on dirait une robe du matin comme il y a des robes du soir, ah ces arbres ingrats et tellement heureux. Mais tu sais tout cela, les parasols et les voix, les robes et les pas… J’insiste simplement sur une évidence mon ami, profite des saisons, il n’y en a plus tant que cela; tu sais, on hausse les épaules en ces journées immensément frêles où un vague tremblement préside à nos visions; allons, rions, bien sûr, mais prenons au sérieux ces mêmes rires qui nous valent d’aimer et d’aimer encore, et nous verrons alors le tremblement se désépaissir sous la loi rigoureuse des raisons qui nous font vivre; surgira après un long détour l’amour pur de la vie, l’approbation du passage et ce jour-là je serai enfin reconnue. En attendant, en effet, il est un sifflement, je ne l’entends pas car il émane de mon passage, trace sonore qui appelle d’autres dialogues, ce que nous ne manquerons pas de faire, ces jours-ci… ou dans d’autres saisons.”

Brexit

Qui répond « oui » à un référendum passe pour un minable, une lavette qui se laisse influencer par un état manipulateur qui, c’est bien connu, ne veut que le mal de tous ses citoyens. C’est un type aussi bête que celui qui avouerait candidement qu’il « croit » à la publicité. En bref il est victime du complot et on le plaint avec beaucoup de condescendance de croire en la « société ». Il ne sait pas.
Qui répond « non » à un référendum est un esprit fort, original, qui s’affirme contre le monde en révolté de la « société » qu’il est (un indigné !) et qui ne s’en laisse pas conter par le « système ». Il croit qu’il n’est pas influençable par la publicité, pense que les gens sont tous des riches très méchants, en bref il ne s’en laisse pas conter par le « the » complot, c’est un individualiste plus malin que les autres. Il sait.
Dans la vie quotidienne c’est pareil : tu dis « oui » t’es un qu’un béni oui oui, un abruti qui approuve tout, une couille molle. Tu dis non tu es une « personnalité » qui sait ce qu’elle veut, un « mauvais caractère », « quelqu’un ».

Religion

La religion est une blague. C’est un produit de l’imagination inventée par les hommes pour des raisons de communauté, de vivre ensemble obligatoire et de nécessité de donner de l’espérance aux plus démunis. C’est que la vie n’a aucun sens au ciel suspendu au-dessus de nos têtes. Je sais bien que c’est l’espace le plus vaste qui nous soit donné de voir et donc il nous intrigue, mais ce ciel n’a aucun sens. Il n’y a aucune transcendance ; c’est une plaisanterie. La mort nous attend sans aucun espoir d’autre chose, je vous en assure. Le paradis est une blague inventée pour que les êtres humains nostalgiques de l’enfance supportent la vie comme elle vient.
La religion est une invention de la force, donc au départ masculine : dieu le père ; les hommes sont physiquement plus forts que les femmes, donc ils imposent leurs conneries. La question des hommes « forts » fut toujours : Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer pour m’assurer de l’obéissance des femmes, ces êtres fuyants (!) et qui font l’objet de tous mes désirs ? Donc la religion en profite pour faire chier les femmes. Pour assurer sa maîtrise elle tape systématiquement au-dessous de la ceinture : toujours, tout le temps, partout ; dans la moindre religion il est question de cul ; le religieux veut savoir ce qui se passe sous la couette ; le religieux est plus obsédé que la plupart des êtres normaux. La religion est obsédée par le cul ; contrairement à moi elle ne pense qu’à ça.
La jalousie lui tient lieu de bible. La Bible est comme La Recherche : hantée par la jalousie. Au couvent et dans d’autres superstitions on voile les femmes. Le mâle ou dieu se les veut pour soi. Ce faisant on les rend désirables ces fameuses femmes si mystérieuses(!) : puisqu’on les cache c’est qu’elles doivent être belles et c’est ainsi que l’on exaspère le désir, ce qui rend les hommes à demi fous et leur fait faire bien des bêtises… politiques par exemple. L’énergie est alors dirigée par le biais de la religion vers des conneries, qui, comme les guerres dites « de religion » (XVIème siècle), nous laissent à peu près indifférents.
La religion aide les miséreux à supporter leur sort ; c’est très émouvant. Je le dis sans ironie. C’est là où les antireligieux ont tort : la religion est très utile à la psyché des enfants attardés que nous sommes tous. En cas de malheur on a recours au ciel. C’est un psy gratuit. On lève les yeux, on prie et lentement la guérison vient. Ou la mort. Donc, j’y insiste, la religion est très utile. C’est du rêve. C’est beau, franchement c’est beau. D’ailleurs la religion a produit des édifices sensationnels et des œuvres picturales et musicales splendides. Quand même, les cantates de Bach, les cathédrales gothiques… ben oui, ces fiertés qui nous rendent heureux d’être des hommes sont bâties sur du sable. Le dieu derrière est le fruit de l’imagination des puissants, des rêveurs, des poètes : si les œuvres sont admirables, le motif premier est une absurdité, ça n’est rien que du vent, un pet de nonne.

Conversations sur les jardins

Ils avaient au printemps de brefs colloques.
– Que faites-vous dans votre jardin ? demanda le jardinier.
– Je tonds le gazon, je taille les fleurs et les arbustes, dit Stéphane.
– Et il vous arrive d’y errer pour presque rien ?
– Non.
– Vous ne vous y attardez pas ?
– Jamais. A quoi bon ?
– Pour méditer. Tenez, notre sainte patronne, Louise de Vilmorin, disait…
– Vous vous moquez.
– Un peu. Elle disait, arpentant son jardin avec Gallimard : quand je serai morte je méditerai et toi tu m’éditeras.
– Son jardin lui était une tombe.
– Un paradis, plutôt, enfin, c’est la même chose.
L’homme de l’art considérait qu’on n’y méditait pas assez, il y revenait sans cesse et comme il entendait le silence de Stéphane comme une question (c’est quoi méditer ?), il passa à l’action : sa voix légère creusait des vides, s’arrêtait sur une corolle, il se penchait, murmurait aux boutons, se relevait en rougissant, coupait une branche distraitement et reglissait son sécateur dans la poche latérale de son pantalon. Il semblait à l’écoute, se déplaçait rarement sans un bout de bois à la main ou une pousse quelconque.
– Vous devriez vous y promener, dit le jardinier.
– Je n’ai rien à bâtir dans ma clôture, c’est statique. Que pourrais-je y faire ?
– Ça bouge sans arrêt, mettez ’y la main.
– Ah non le sécateur merci, ce cliquetis, la branche qui craque, les tympans s’en souviennent trop longtemps et parfois au loin l’aigre colère de la tronçonneuse qu’on croirait à deux pas. Cette ferraille contre le bois offert, violence folle. Stéphane criait presque.
– Sans aller jusqu’à ces extrêmes, le sécateur est la main verte, l’autre nom de la méditation active, risqua le jardinier en l’observant de biais. Il ajouta presque murmurant : les coupes sont de réelles présences.
– On dirait releva Stéphane que c’est une consolation, une vengeance contre le temps.
– Le printemps est si bref. Au fait vous ne vous rasez pas ?
– Bien sûr que si, fit Stéphane en passant sa main sur le menton.
– Au jardin, c’est la même lame.
– Il est une vérité au jardin miroir ?
Le jardinier fit oui de la tête. Ainsi allaient-ils les dimanches des belles saisons au cœur des parcs dont le jardinier était le maître.

Monologue d’un jeune homme addict aux jeux de grattage

Quand j’entre au bistrot, je vais droit à la caisse et sans saluer la patronne, dont tout le monde dit pourtant qu’elle est à la fois jolie et très maternelle, je montre du doigt les jeux à gratter. J’en achète cinq. Je les serre dans ma main et je file m’installer à la même table, tous les matins, je commande un café et je pose les tickets de la chance sur le coin de la table, je garde ma grosse patte dessus, j’attends le café. J’entends nettement mon cœur qui bat, je vois mes doigts qui tremblent, j’ai peur pour moi.
Ce qui me plaît, c’est la peur. La peur de la chance. Certains matins je pense à ma mère qui est partie vers le soleil, là-bas, loin, avec un marin. J’irais bien moi aussi, là-bas, mais j’ai l’impression que…. Pourtant je fais des efforts avec mes tickets à gratter.
L’odeur du petit noir m’envahit ; c’est âcre et doux, j’essaie une petite gorgée. Je repose la tasse, j’écoute un instant les conversations, je m’aperçois que je m’en fiche, que c’est du vent, qu’autre chose me hante. Lentement la présence des tickets à gratter me monte à la tête, ça me pénètre doucement la mémoire. Mais je retarde, je retarde.
Et si j’avais de la chance ? Une voix me dit : Et qu’est-ce que tu en ferais de ta chance ? T’as déjà eu de la chance ? Quand tu t’es marié, elle est partie. Et le boulot ? Le boulot c’est pas pour moi non plus… Un désert ; je n’y arrive pas, au bout de trois semaines je démissionne. Un désert, oui. Et quand tu es au bout du désert, tu fais quoi ? Tu bois. Je reprends une gorgée. Je n’ai toujours pas touché à mes tickets de la chance. J’ai peur.
Je sors ma lime, j’écarte avec mille précautions la tasse à café et je commence à me polir les ongles, j’adore ce moment où tout en me préparant le bout des doigts je rêve du bateau de ma mère, là-bas, loin, de l’écume qui bat contre la coque, tu sais maman je serais bien parti avec toi, la mer c’est vrai, l’horizon c’est vrai, là-bas tout est vrai, le lointain ouvre un avenir, c’est là-bas que la peur disparaît vraiment, tu sais maman, je t’aime, je t’ai aimée, et toi dis-moi, et toi ?
Tu étais ma chance, pourquoi tu es partie ? Devant la tasse de café, chaque jour, je refais ma chance, au fond du liquide noir qui tremblote dans ma main je revois ton visage, mon visage, preuve qu’on peut voir dans le noir, tu vois, c’est la preuve.
Je pose la lime à ongles, je suis prêt pour l’embarquement vers la chance. Ma main droite s’abat sur les tickets empilés au coin de la table. Je vais savoir si maman m’a aimé. Je pèse de toute ma paume sur mon espérance. Cinq tickets à gratter. Je les fais glisser doucement vers moi et mes ongles effilés commencent leur travail. Je gratte, je défais les cercles gris comme on se défait du brouillard d’autrefois, de cette incertitude. Mon cœur ne bat plus, c’est d’un calme, l’océan après la tempête.
Parfois je gagne et je suis raffermi dans l’idée que maman m’a aimé. Je sors triomphant, je ne partagerais ma joie pour rien au monde, la rue chante, la pluie me réjouit, je vois des arc-en-ciel.
Souvent je perds. En plein désarroi, j’erre longtemps par les rues, je me perds, oui, si je perds, maman, je me perds dans la ville, je me perds. Vers le soir, mâchonnant mon kebab, je me promets de recommencer le lendemain, car demain est un autre jour. C’était toi qui disais ça, maman, demain est un autre jour, tu avais raison, c’est vrai… tu avais raison.