Montaigne: pour l’égalité homme femme

Sur des vers de Virgile (III, 4) est un essai scandaleux aux yeux des religieux de son temps 20150828143805003puisqu’il traite sans fard des relations sexuelles ; son auteur dit que l’amour physique est une chose bonne et “juste” (mot étonnant)… et après – entre autre – un long détour sur l’opposition entre amour et amour conjugal d’où il ressort que l’amour a peu à voir avec la conjugalité, l’essai se termine sur les pensées suivantes:

 

“Je dis que les mâles et femelles sont jetés en même moule, sauf l’institution et l’usage, la différence n’y est pas grande: Platon appelle indifféremment les uns et les autres à la société de toutes études, exercices, charges et professions guerrières et paisibles en sa république. Et Antisthènes ôtait toute distinction entre leur vertu et la nôtre. Il est bien plus aisé d’accuser un sexe que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque de la paelle. “

 

La dernière phrase mérite qu’on s’y arrête. L’étrange formule vient d’un proverbe cité par Rabelais qui signifie à peu près : « C’est l’hôpital qui se fout de la charité »…

Cette dernière phrase de l’essai (« C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque de la paelle »), peut être traduite en français moderne de la façon suivante :

« Comme on a coutume de dire : le tisonnier se moque de la pelle à feu ». Le fourgon est le tisonnier et la paelle est la pelle à feu. « Le » opposé à « la » dit bien l’opposition masculin féminin. Le sens est alors : les hommes se moquent des femmes mais au fond le tisonnier étant aussi noir de suie que la pelle à feu, il n’y a aucune raison pour que les hommes s’éprouvent comme supérieurs aux femmes. En bref : le mâle se moque de la femelle mais il n’y a aucun motif pour cette moquerie car les êtres humains – hommes et femmes – sont semblables.

La concision du propos est stupéfiante : difficile de faire plus court dans une problématique qui pour le XVIème siècle était relativement audacieuse et qui a de nos jours encore une belle pertinence, l’égalité homme-femme demeurant au centre de notre actualité sociale. Il est vrai que la relation homme femme traverse tous les temps, toutes les époques et que la lutte résumée ici en un proverbe métaphore, laisse le lecteur pantois d’admiration.

J’adore plus avant dans le paragraphe : “jetés en même moule”… il est épatant d’emprunter à l’artisanat (la reproduction de statues par exemple) une image aussi parlante.

Le génie de Montaigne ne tient pas à son audace de pensée seulement. Ou plutôt cette incroyable audace se double d’une expression à la hauteur du propos : concision et rythme par deux sont les éléments les plus étonnants.

Car le fourgon et la paelle sur lesquels le paragraphe  et l’essai tout entier se terminent, forment un couple préparé de longue main par les expressions doubles : mâles-femelles, institution-usage, les uns-les autres, guerrières-paisibles, leur vertu-la nôtre, accuser l’un- excuser l’autre… et soudain on est pris de vertige : la dualité fameuse qui nous hante toujours maintenant, est ici martelée avec une conviction qui surprend. Le sage Montaigne est tout sauf un être modéré auquel on pourrait supposer un monotone conservatisme de façade. Il appuie au contraire avec beaucoup de fraîcheur et de brièveté à l’endroit où la société blesse de belle manière.

Son élégance, sa sobriété fine, son sourire, nous indiquent par avance que nous sommes toujours dans cette auberge borgne où les oppositions homme femme se forment sur un increvable entêtement social au beau milieu de notre temps qui se dit si moderne qu’on le nomme parfois post-moderne.

Je me demande si cette précipitation à vouloir sortir du « moderne » n’est pas le signe d’une régression dans les mœurs (à tout le moins d’une angoisse profonde) pour ne plus être confrontés à ces difficultés que les Renaissants et donc les hommes de l’antiquité avaient si bien su mettre en valeur. Ainsi Caton l’ancien disait-il déjà : « Si les femmes étaient nos égales, elles nous seraient supérieures ».

On retrouve chez Montaigne ce même type d’humour distancié, cette même conviction que l’on ne perd rien à dire les choses telles qu’elles sont.

« Sur des vers de Virgile » est un essai divagant, sinueux qui avance vraiment « à sauts et à gambades » comme le voulait son auteur pour l’œuvre entière. En ce sens il est exemplaire. Sa chance est qu’on ne l’étudie pas en classe (trop osé) et que sa réputation est sulfureuse (on exagère).

Il est surtout agile et drôle, truffé de digressions, conversation monologue où les anciens sont les vrais interlocuteurs.

A propos de l’amour physique dont j’ai signalé plus haut que Montaigne le qualifie de « juste » – à la grande surprise du lecteur – voici le passage où l’adjectif surgit sans prévenir :

« Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne, et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir : et cela nous n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous avons le droit d’en grossir la pensée ? »

J’ajoute une mention spéciale à propos de l’Ulysse de Joyce. Répétons le cliché : Joyce est avec Kafka et Proust l’écrivain majeur du début du XXème siècle. Il se trouve qu’à la fin d’Ulysse – les connaisseurs ont raison d’en faire le texte cardinal – les gourmands de littérature ont droit à l’invraisemblable monologue de Molly qui n’est autre qu’une rêverie sur la sexualité vue à travers la parole d’une femme. Sa particularité stupéfiante est que le récit n’a aucune ponctuation, monologue intérieur, dont Joyce est l’initiateur dans le roman moderne (affirmation discutable mais ce n’est pas le lieu d’en parler ). Dans ce monologue de près de soixante dix pages, Molly évoque en détail ses aventures sexuelles. Le ton est ironique et sérieux, amusant et cavalier. Tout est dit crûment. Or, par une finesse ahurissante, Joyce cite Montaigne sans le nommer – celui qui nous occupe dans ce chapitre sur les vers de Virgile; voici le bref passage qui recoupe les préoccupations de notre article:

“…elle a la langue un peu trop longue pour mon goût votre blouse est échancrée trop bas c’est à moi qu’elle disait ça la poêle qui reproche au chaudron d’avoir de la suie au derrière et j’étais forcée de lui dire de ne pas mettre ses jambes en l’air comme ça en montre sur le rebord de la fenêtre avec tous ces gens qui passent on la regarde beaucoup comme moi quand j’avais son âge…” (Ulysse T 2 page 513, Folio.)

Joyce tire la formule vers la trivialité, mais prouve que “Sur des vers de Virgile” est pour lui, sur ce sujet, un texte phare; j’y vois de la part du romancier magique comme un bonjour malicieux à Montaigne.

[Pour la relation Montaigne Joyce, ou plutôt Joyce Montaigne, je ne suis plus très sûr car l’expression existe en anglais sans la nécessaire intervention de la lecture de Montaigne. Par ailleurs, j’ai découvert sans le vouloir, simplement en répétant “Sur quelques vers de Virgile”, que Montaigne se moquait bien de nous en fabriquant une contrepèterie obscène comme le genre y oblige: “Sur quelques verges viriles”… Ainsi ceux qui affirment que Montaigne était prudent et mettait toujours des titres qui cachaient la hardiesse du propos, peuvent mettre leurs arguments au rencart. Le sexe caché, mais toujours révélé, appartient au genre de la contrepèterie qui elle -même observe la règle ambiguë de ce que nous appelons l’allusion sexuelle. Inépuisable Montaigne. ]

L’eau douce à Vauclair

L’étang de paix que borde l’effroi laisse flotter les cygnes qui tels des mots s’avancent sans que l’on voie ce qui les meut, dans un silence reflet  qu’on envie, vers lequel on tend les bras, ne serait-ce que pour avoir quelque chose à prier.

Des canards âpres, prosaïques, essuient leurs plumes avec vigueur. Juste vivant, je pose face au souffle pesant un pas de plus, rythme facile que l’eau et moi rendons heureux dans la cadence des vagues brisées dessous les rives.

S’éclaire alors en ce solstice une présence auprès des ruines lestées du grand massacre.

On questionne quelque part :

– Tu reviendras, hein, tu reviendras ?

– Que t’importe mon retour ! Je suis là : n’est-ce pas suffisant ? N’avons-nous pas aux tympans, cent ans après, les éclats des pierres ferventes, éboulées là ? Chacun de mes pas ne réveille-t-il pas l’avalanche des brusques obus qui te firent taire, chère voix ?

Venez, cygnes, statues lentes qui plongez parfois vos têtes dans l’eau sobre et sacrée, donnez vos grâces, confiez aux canards préoccupés d’eux-mêmes le silence limpide qui médite et procède, oublié du siècle…

Mise au point

Chantre des quatre saisons, la lumière m’intéresse. S’étendre dans l’herbe complice du pas gagné – verte et bleue – odeur de terre. Ne marcher que pour rêver encore. Donner à voir l’intérieur médité du grave : sourires, œuvre, avance du pas hors nuit, sons et parfums, la mer en point de mire, seule actrice en rumeur occidentale. J’ai des écumes aux lèvres et des laisses pour chemin qui grincent sous mes pas. Je donnerai les saisons qu’on hume vives ; il est des bleus qu’on cherche sous les oiseaux de proie : a-t-on peur ? Je ne sais si tu m’entends, on intrigue sous la semelle ; on intrigue, on repère les pertes, pour la lumière des yeux qu’enrobent les splendeurs, vivre là toujours, enfant des plages de silence car je fus sa complice tu sais, je me tus lorsqu’elle me tua ; les marronniers scolaires secouent leurs proses, marchepied doux, usé des autres pas et tant pis pour le passé, ouaille de personne je veux bleu neuf le pas. La crise est morte. Serai-je plus froid ? J’entends que le contraire est plus probable. Les oiseaux guitare et clavecin le pincent, tandis que les instruments à vent des coucous et tourterelles crèvent la vérité. Ah, je ne sais plus où j’avais mal. Je me veux hors sol. Chemine sans moi, vieille peau, je m’en vais au présent voir le jour qui fond, je l’aiguiserai contre la mort venant, murmure inaccessible, illisible pour qui est hors musique, donc pour moi aussi aux instants de vive tension où je ne reconnais pas mon modèle de ferveur féminin, cette antre grave qui marche chaque seconde à mon côté. Ce qui se fige ici au rouge du jour parle au moment où je dis l’entrave d’être vieux sans trop. Défait de tout ? Allons, jamais ne fus aussi présent puisque posé sur la colline des vœux crus à mi-chemin de mon ombre et des horizons flous où meurt l’orbe vive, je vais, je vais, lèvres au vent, mordant, expirant, mordant. Fis-tu jamais autre chose ? Que de distractions entassées. Reviens blême histoire et pousse ta chanson où la nuit et le matin s’aiment cependant. Il y eut, il y eut, vaticinant ses vœux, l’orage si fécond des nuits grosses d’incertitudes et cependant illuminées des songes. Déversement hors faute, j’aimai ces temps au fond très vécus, dévoreurs de silence, suspendus aux lèvres de l’autre et puis tu vois comme toujours, cela finit par se réaliser hors langage, enfin, je veux dire de l’intime au lisible sans presque passer par les mots.

Texte intégral de la pièce sur les addictions: Addictions et contradictions

Addictions et contradictions : Cette pièce est inscrite à la SACD. Tous droits réservés.

 

Scène 1

Le père la fille (tabac)

                        Gérard et Jessica  entrent chacun d’un  côté de la scène ; Jessica est en train de ranger des manuels scolaires dans son sac.

 

Gérard :          Jessica, je peux te parler ?

Jessica :          Non, attends, faut que je boucle mon sac. C’est fou ce qu’il faut de trucs et de machins pour aller au lycée ! Tous les matins, on dirait qu’on va grimper le Mont Blanc ; avec tout ce barda on est des alpinistes, j’tedis, !

Gérard :          Oui, oui, mais il faut qu’on parle !

Jessica :          Tu me déconcentres, fiche-moi la paix !

Gérard :          Non mais je rêve ! « Fiche-moi la paix » ? Tu crois que c’est comme ça qu’on s’adresse à son père ?

Jessica :          Je ne me suis jamais posé la question… Bon, alors, maths,   anglais, français, sport… Tiens, il est où mon survêt ?

Gérard :          On ne peut pas parler ?

Jessica :          Non. Pas le temps ! Qu’est-ce qu’elle a fichu de mon pantalon de survêt, la vieille ? J’te jure, cette bonne femme !

Gérard :          Bonne femme , bonne femme ? Tu parles de ta mère là, un peu de respect !

Jessica :          Oui, ben le respect, ça se mérite ! Quand elle s’occupera de moi on en reparlera ! Ah, je parie qu’elle l’a mis à laver… le sèche-linge, le sèche-linge ! Ah le voilà, tout fripé, je vais encore avoir l’air de quoi , moi, avec ce chiffon pas repassé, j’te jure, les parents incompétents!

Gérard :          Tu parles de nous là, oh, oh ! On se calme, ma petite, on se calme !

Jessica :          La petite, elle a quinze ans, et elle se fiche pas mal de la politesse, pas le temps, pas le temps, allez, pousse-toi de là !

Gérard :          Bon, ça suffit comme ça ! (Il la prend par les épaules et l’oblige à le regarder) Arrête et écoute-moi !

Jessica :          Mais je suis déjà en retard, pousse-toi, là ! Allez !

Gérard :          C’est important, je ne vais pas te lâcher comme ça ! Regarde-moi !

Jessica :          Mais qu’est-ce que tu as ce matin ? Tu as des retours de paternité ? Tu te sens responsable ? C’est nouveau, ça !

Gérard :          Oui, c’est nouveau…ta mère a trouvé un briquet et un paquet de cigarettes dans ta poche de veste. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Jessica :          Ça veut dire que je fume, tiens !… Et ça veut dire surtout que Nathalie c’est une fouineuse, une espionne, qu’elle n’a pas confiance et qu’elle ne mérite donc pas d’être ma mère !

Gérard :          Euh ! Ce n’est pas comme ça qu’il faut parler de ta mère ! Peux-tu m’expliquer comment tu en es venue à fumer ?

Jessica :          Tu es de la police ?

Gérard :          Arrête ! Je veux comprendre.

Jessica :          Y’a rien à comprendre, Gérard !

Gérard :          Papa… dis « papa » s’il te plaît.

Jessica :          Comme tu voudras Gérard ! Tu veux savoir quoi exactement !

Gérard :          Comment à quinze ans on en vient à fumer, alors que les cigarettes sont interdites à la vente au-dessous de seize ans.

Jessica :          Oh, c’est que ça ?… ben je vais chez le buraliste et il pense que j’ai seize ans !

Gérard :          C’est qui ce buraliste indélicat ? Je vais aller le voir.

Jessica :          M’en fous j’irai chez un autre ! Et puis c’est pas un problème de buraliste !

Gérard :          Mais de quoi alors ?

Jessica :          Non, moi, je croyais que tu t’intéressais à moi, à ma santé, que tu étais inquiet pour mes poumons, ça ça aurait eu de l’allure, mais là tu me fais le coup du flic, là… bouh, c’est nul ! T’es comme ta femme toi…Bon, je suis pressée là, lâche-moi la grappe !

Gérard :          Ne m’insulte pas, ni ta mère non plus ! Nous t’avons élevé dans le respect de la loi et nous t’avons dorlotée autant que faire se peut ; nous t’avons aimée comme aucun autre parent…

Jessica :          Comme aucun autre parent, je t’en ficherais moi… mais tous les parents aiment leurs enfants !

Gérard :          Pas tous, pas tous !

Jessica :          Oui, oh, y’a des exceptions, mais en général… tiens, tu crois que c’est une preuve d’amour de me demander l’adresse du buraliste au lieu de te soucier des conséquences qu’a le tabac sur ma santé ?

Gérard :          Oui, c’était pas très malin, excuse-moi…

Jessica :          En plus Nathalie, elle fume comme un pompier !

Gérard :          « Maman » pas Nathalie ! Maman, maman !

Jessica :          C’est ta mère maintenant ? Je croyais que c’était la mienne.

Gérard :          (Il se fâche) Arrête, Jessica, arrête !

Jessica :          Que j’arrête ? Mais que j’arrête quoi ?

Gérard :          Ce ton exaspérant, cette révolte ridicule !

Jessica :          Oh, c’est nul tout ça. Tu n’entends pas le silence qu’on vit. Ce silence qu’on remplit avec nos baladeurs et ces cours qui nous clouent toute la journée au lycée. On est où nous là-dedans ? Assis ! Toujours assis. Et les bavards en plus !

Gérard :          Il y en a qui bavardent pendant les cours ! Mais c’est scandaleux !

Jessica :          Et en plus, tu verrais l’ennui que c’est ! Alors tu penses, nous, dès que ça sonne, on file dehors et on fume. C’est le stress, tu sais pas ce que c’est toi d’être assis huit heures par jour. C’est pour ça qu’on fume. Et y’en a même qui se sont mis au cannabis, parce que c’est encore plus efficace !

Gérard :          Le cannabis ? On aura tout vu ! C’est interdit par la loi tu sais ?

Jessica :          La loi, la loi, je sais, bien sûr, c’est même ça qui rend le cannabis excitant ! Interdit par les adultes, alors tu penses, ça donne envie.

Gérard :          Et toi tu ?…

Jessica :          Je, quoi ?

Gérard :          Le cannabis, tu n’y touches pas, hein ?

Jessica :          Non. Enfin… pas encore.

Gérard :          Je t’interdis de…

Jessica :          (riant) Ah, ah ! Tu m’interdis ah là là… il me l’interdit, on aura tout entendu ! (Le portable sonne, elle décroche) Oui, Marina… Oui, d’accord, on se retrouve là tout de suite, attends je finis un truc avec mon père… Non, non, rien de grave, il me fait un cours sur le tabac… ben oui, qu’est-ce que tu veux, les vieux s’inquiètent, alors que eux ils prennent des antidépresseurs, des somnifères tous les soirs, sans parler de l’alcool qu’ils s’enfilent… ben oui, non non, penses-tu, mais non, bof, ça va aller, tu penses (Elle rit)… ben oui, pareil que toi l’autre jour. Ben oui. Allez à plus ! Non, t’en fais pas, c’est trop marrant ! (Elle raccroche)

Gérard :          Qu’est-ce qui est marrant ?

Jessica :          Tout ça, notre discussion à l’instant.

Gérard :          Le respect ! Ce manque de respect, c’est incroyable !

Jessica :          Écoute, quand Nathalie arrêtera de fouiller dans mes poches on en reparle, hein, pour l’instant, stop. Le respect ça se mérite. J’lai déjà dit oui, je sais. Oh, pis zut alors ! Je vais encore me faire engueuler par les CPE pour mon retard… je m’en fous, je dirai que c’était de ta faute ! Mais j’y pense… tu pourrais peut-être me faire un billet d’excuse puisque c’est de ta faute ; un truc du genre : « Vous pardonnerez ce retard à ma fille parce que je l’ai dérangée pendant qu’elle préparait ses affaires ! » Un truc vrai, bien assumé, pour une fois que tu te montreras responsable…

Gérard :          Tu m’écœures, tu m’écœures, tu m’écœures ! Va t’en ! Va t’en !

Jessica :          Justement, ça fait dix minutes que je devrais être partie… Bouh, la famille quel stress ! Je file, moi… allez… (Elle quitte rapidement la scène avec son sac)

Gérard :          Eh, tu pourrais au moins t’excuser !

Jessica :          (Depuis les coulisses)  M’excuser de quoi ?!! (Silence)

(L’ange surgit)

Gérard :          Ben qu’est-ce que vous fichez là, espèce d’abruti !

L’ange :           Ah ben, y’a un silence alors j’apparais, c’est normal : quand un silence se produit, un ange passe ! Dites donc, j’ai entendu la conversation là, c’était pas piqué des hannetons !

Gérard :          C’est privé, qu’est-ce que ça peut vous faire !

L’ange :           Ben, le privé y’a que ça qui m’intéresse, je suis désolé, je passais par là et…

Gérard :          Oui, ben je ne vous permets pas ! C’est chez moi, ici !

L’ange :           Oh vous savez, mon brave monsieur, je ne connais pas les murs, je suis un ange.

Gérard :          Je vois ça ! Et ça ne me réjouis pas de savoir que quelqu’un ait pu assister à cette scène ridicule.

L’ange :           Ridicule pour vous, c’est vrai.

Gérard :          Je ne vous le fait pas dire.

L’ange :           Mais dites donc, les enfants ne naissent pas dans les choux !

Gérard :          Vous savez aussi bien que moi comment on fait les enfants…

L’ange :           Je devine, je devine… Je veux dire : c’est vous qui l’avez élevée, alors?

Gérard :          Je vous vois venir ! Vous allez me dire que je ne suis pas un bon père. Ah, je vous vois venir ! Si une ado est insolente et mal élevée, évidemment c’est de la faute des parents ! Et pourtant, comme je l’ai aimée, cette petite, ah si vous saviez, comme j’ai guetté son premier sourire, ses premiers pas, ses premiers mots, ses premiers gestes en dehors de la maison quand elle a découvert le vent et les oiseaux, le premier soleil sur la plage en vacances, le premier sable qui l’a éblouie de son ocre lumineux, oh, ce que je l’ai aimée, lorsque pour la première fois elle est allée à l’école toute seule au bout de la rue, quand elle est montée sur un vélo pour la première fois…

L’ange :           Ah ah ! Et voici qu’elle fume pour la première fois, et là, vous ne l’aimez plus !

Gérard :          Non, bien sûr que non, je l’aime toujours, mais c’est elle qui refuse mon amour , mes conseils, ma sollicitude!

L’ange :           Je vois le drame. Et j’ai d’autant moins de solutions que moi-même j’aimerais bien fumer figurez-vous, ça me tente, ça voudrait dire que je suis enfin humain, que j’ai des défauts, que je ne suis pas parfait… les êtres humains c’est forcément avec des défauts, qu’est-ce que ça doit être bien ! Dites, entre nous, vous, vous en avez forcément aussi, des défauts, non ?

Gérard :          Oui, bien sûr !

L’ange :           Ce qu’il y a, c’est que la petite ne se laisse pas faire, je vois bien, elle s’en va, elle vous quitte, elle prend l’air, elle s’efface de votre petit monde, elle n’en voit plus que les défauts… tiens, encore les défauts, décidément ! C’est pas un monde, c’est un manque !

Gérard :          Ben oui, un manque ! Et alors ? Ah vous avez de l’allure, vous, à me faire la leçon ! Pas de manque, pas de défauts, pas d’addictions, je vois le travail, vous vous en fichez de notre condition humaine, vous venez ici pour ricaner, pour vous moquer de nos difficultés!

L’ange :           Pardon, mais moi à votre place, j’aurais commencé par remettre en place cette petite pimbêche. Elle est vraiment d’une insolence insupportable mon cher Gérard !

 

Gérard :          Je ne vous permets pas de m’appeler par mon prénom dites donc !

L’ange :           Oui, oui, excusez-moi, je suis tellement indigné ! Vous êtes trop cool ! Faut vous fâcher mon vieux ! N’ayez pas peur ! Allez ’y ! Foncez ! Elle a besoin qu’on lui fixe des limites la petite ! C’est une règle bien connue : plus vous l’engueulerez, plus elle vous aimera ! Le respect c’est un bras de fer ! Ne lâchez jamais prise nom de Dieu (pardon Seigneur !)

Gérard :          Allez, filez d’ici sale donneur de conseils… Monsieur je sais tout, venu d’on ne sait où !… et pendant que vous y êtes, allez retrouver votre patron pour lui dire à quel point le monde est mal fichu !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 2

 

(La mère et la CPE)

 

Nathalie :        (Elle décroche son portable qui vient de sonner) « Clotilde ? Non, attends, là faut que… oui, j’ai un rendez-vous au lycée avec la femme qui s’occupe des élèves… Oui, c’est ça, la CPE…non, je ne sais pas. Paraît que c’est important. Oui, oui, Jessica est un peu bête, ça sûr, c’est pas une flèche, mais bon ils disent comme ça que c’est une bonne élève, moi je veux bien…ben oui, je sais pas… mais enfin, ça roule… oui, oui… Bon, oui, je te rappelle, oui, à plus, oui… à plus… »

Nathalie :        Bonjour ! (Elles se serrent la main)

La CPE :         Bonjour, je suis heureuse que vous soyez venue !

Nathalie :        Ça va durer longtemps, parce que j’ai à faire, là…

La CPE :         Si vous voulez bien vous asseoir…

Nathalie :        Ça dépend, on en aura pour longtemps ? Parce que là j’ai pas que ça à faire à perdre  temps à… (Elle consulte sa montre)

La CPE :         Cela concerne votre fille Jessica ; si vous estimez que vous perdez votre temps en parlant des difficultés de votre fille, vraiment !… Asseyez-vous !

Nathalie :        Bon… C’est qu’elle est grande maintenant, y’a bien longtemps que je ne lui raconte plus d’histoires avant qu’elle s’endorme. Qu’est-ce qu’elle a fait encore, cette idiote ?

La CPE :         Elle est loin d’être idiote et vous devriez lui raconter des histoires le soir, des histoires de grande fille bien sûr, des histoires de vie…

Nathalie :        Qu’est-ce que c’est que ce baratin à la noix ! Je me déplace au lycée pour qu’on me dise que je dois… Non, mais je rêve !

La CPE :         Je vous explique : Nous convoquons systématiquement les parents des élèves qui nous posent des problèmes avec leurs portables. Les portables ici c’est l’enfer, on ne s’en sort pas.

Nathalie :        C’est votre boulot. Le portable, moi, je trouve ça très bien .

La CPE :         Ici, il y a 1500 portables, autant que d’élèves ! Ça sonnerait partout si on n’en interdisait pas l’usage dans les cours et dans les couloirs.

Nathalie :        Et mon idiote de Jessica, elle fait sonner son portable plus que les autres, bien sûr ! ?

La CPE :         Il faut savoir que l’on confisque le portable quand l’élève le laisse sonner. Depuis trois mois que nous sommes rentrés nous lui avons confisqué trois portables… Votre fille, trois portables ! Un par mois ! Vous étiez au courant ?

Nathalie :        Non. Et je ne vois pas en quoi vous avez le droit de confisquer les portables comme ça… vous montez un commerce ou quoi ?

La CPE :         Écoutez, ne montez pas le ton, ça ne servirait à rien. Essayons de trouver au contraire une solution ensemble. Vous pourriez lui en parler non ?

Nathalie :        Lui en parler ! Vous me faites marrer, vous! Ah que c’est drôle ! Vous avez déjà parlé à Jessica ? Vous lui avez déjà arraché une réponse ? Un mot ? Un merci ?

La CPE :         Un merci je ne sais pas, mais j’ai déjà échangé avec elle sans difficulté. Vraiment je vous assure. Elle est même très causante.

Nathalie :        Vous devez avoir des pouvoirs paranormaux, c’est pas possible, vous l’hypnotisez ou vous lui faites des passes magnétiques… Avec moi, rien ! Rien de rien !Une idiote je vous dis.

La CPE :         Mais non, je vous assure.

Nathalie :        Oui, oh, ça va, vous allez me dire que vous connaissez ma fille mieux que moi, je connais votre baratin. Moi, je vous dis que c’est une idiote, voilà tout. Si elle n’est pas fichue d’éteindre son portable dans le lycée, que voulez-vous que je fasse, je ne vais quand même rester derrière elle tout le temps.

La CPE :         Je vous demande d’y réfléchir !

Nathalie :        Mais c’est tout réfléchi ! Vous savez, ma Jessica, elle a un grelot dans la tête !

La CPE :         Un grelot ?

Nathalie :        Elle n’a pas grand-chose dans le ciboulot !

La CPE :         Non, vous rigolez ! Tous les professeurs disent qu’elle est normalement intelligente, il n’y a que cette histoire de portable qui ne va pas… Rien d’autre ! Elle n’arrive pas à se faire à l’interdiction du portable dans les cours et dans les couloirs, c’est tout. Je voudrais que vous en parliez de votre côté à votre fille, afin que nous soyons bien d’accord vous et moi, c’est pour son bien ; en bref elle doit comprendre qu’il y a un règlement et qu’elle doit le respecter.

Nathalie :        Non, ce n’est pas possible, je regrette. D’abord moi je trouve que le portable c’est très bien et en plus elle veut pas m’écouter. Alors, bon, moi, c’est votre boulot hein, moi, j’ai rien à voir avec ça.

La CPE :         Bon, je vois. Au lieu de m’énerver, je vais demander à un collègue de vous expliquer le problème, d’accord ?

Nathalie :        Non, pas d’accord ! J’ai rien à faire ici, on a tout dit ! Je m’en vais !

L’ange :           (Surgit pour lui barrer le passage) Oh là, tout doux ma petite dame !

Nathalie :        C’est qui cet abruti ?

L’ange :           Vous n’avez rien compris ! D’abord, si vous avez des problèmes de communication avec votre fille c’est parce que vous pensez qu’elle est stupide, ce qui n’est pas le cas. Et si elle se fait remarquer avec son portable, c’est pour vous envoyer un message… elle vous dit : « Regarde, maman, je suis là, je ne suis pas si bête que tu crois, je voudrais seulement que tu m’accordes un peu d’attention et ce respect qu’une adolescente est en droit d’exiger de ses parents. Et s’il y a bêtise quelque part, c’est de ton côté que ça vient ! » Voilà ce qu’elle vous dit !

Nathalie :        Mais où est-ce que vous avez été pécher ce crétin d’un nouveau genre ? Vous travaillez avec des extraterrestres ?

La CPE :         Ah non, je ne sais pas d’où il vient, mais en revanche ce qu’il dit reflète exactement ce que je pense !

Nathalie :        Donc une mère inquiète est convoquée au lycée pour se faire traiter de conne !

La CPE :         Non, il n’a pas dit ça ! Il a suggéré que la bêtise que vous prêtez à votre fille venait peut-être de votre propre aveuglement. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?

L’ange :           C’est exactement ça ! Et maintenant virez-moi ça, on a besoin de causer !

Nathalie :        Je suis indignée, j’en réfèrerai à l’académie, au proviseur, à… (Elle s’en va précipitamment)

L’ange :           C’est ça, c’est ça ! Et au bon dieu aussi pendant qu’on y est !.. Dites donc, c’est un sacré truc vos portables, là…

La CPE :         On ne s’en sort pas. Celui ou celle qui téléphone, on le sanctionne, voilà tout !

L’ange :           Attendez, ils sont coupables de quoi ? Le portable, c’est bien, non ? C’est un engin formidable, ça communique dans tous les sens, c’est joyeux, frais, et ces adolescents qu’on disait autrefois mutiques, les voilà qui s’expriment enfin auprès des autres, vers d’autres villes, d’autres pays… Non mais franchement, on serait mal venus d’en dire du mal ! Moi je trouve ça super !

La CPE :         Non, mais là, dans un établissement d’enseignement, c’est impossible, je vous assure, c’est ingérable. C’est une horreur ce truc… On n’a pas de solution ! Si vous vous en avez une, je suis preneuse, allez monsieur l’ange, allez, sortez de votre bouche d’or ce que l’on peut faire pour arrêter ce déluge de mots creux et de SMS avec des fautes d’orthographes invraisemblables… allez ! A vous !

L’ange :           Hem, hem ! Vu comme ça évidemment !

La CPE :         Je vous le dis, pas de solution !

L’ange :           Non, mais admettez que c’est bien non ?

La CPE :         Non. Que des ennuis !

L’ange :           Vous exagérez ! Les jeunes gars et les jeunes filles peuvent au moins appeler leurs parents lorsqu’ils ont un problème, reconnaissez que ce n’est pas si mal non ?

La CPE :         Oui, mais pas dans les classes où ils se glissent des SMS, ni dans les couloirs où je vous parie qu’en ce moment y’en a un ou une qui se cache pour téléphoner… C’est une monstruosité ! Faut l’interdire tout à fait…  vous nous voyez fouiller 1500 cartables tous les matins, et les poches et…?? Non, vraiment, une calamité !

L’ange :           J’aurais bien une solution…(Le portable de la CPE sonne! L’ange ritIl imite la CPE qui parle au portable)

La CPE :         (A l’ange) Excusez-moi ! Ça va, vous, hein, vous moquez pas ! (Elle décroche) « Oui, oui monsieur! Oui nous le lui avons confisqué. Ben oui, c’est dans le règlement intérieur.  Désolée monsieur. Non, monsieur! Non monsieur! C’est écrit, je vous dis. On est dans une communauté et forcément il y a des règlements que ça vous plaise ou non ! Je vous le rendrai à la fin de l’année, pas avant. Changez de ton, s’il vous plaît. N’insistez pas. Non, n’insistez pas. Au revoir monsieur. » Oh, il a raccroché avant la fin, la vache ! Ah j’te jure, non mais c’est une fois par jour toute l’année qu’on se fait engueuler pour les portables, j’te jure !

L’ange :           Euh, oui, mais là si je puis me permettre, vous donnez le mauvais exemple !!!!! Regardez l’objet que vous avez en main…  Interdire le portable c’est bien, mais faut que ce soit pour tout le monde !

La CPE :         Oh vous, ça va hein, au lieu de faire le malin en me fourrant le nez dans mes contradictions vous feriez mieux de me dire votre solution à ce problème !

L’ange :           (Dansant et chantant) J’ai une solution ! J’en ai une ! J’en ai une ! Moi je sais ! Moi je sais ! J’ai une solution …. tralalalala !!

La CPE :         Nous y voilà, chouette ! La solution qui tombe du ciel ! Nous n’attendions que vous monsieur l’ange pour y voir enfin clair dans ce brouillard de mots et de paroles  ! A vous !

L’ange :           Sérieusement : Vous n’avez jamais vu la pub quand on recharge les abonnements ? C’est écrit : « Restez en contact avec vos amis après les cours ! » Donc, on arrête les cours à midi… Tout le monde sait bien que les cours de l’après-midi ne servent à rien…  Alors seulement ensuite vous pourrez exiger l’interdiction absolue du portable. Sinon, vous vous rendez compte ?, toute la journée sans parler dans son portable alors qu’on l’a dans sa poche, c’est de la torture, c’est un supplice ; c’est interdire un verre d’eau à quelqu’un qui s’est perdu dans le désert ! Supprimez les cours l’après-midi vous verrez ! Ils auront le temps de parler à leur portable le reste de la journée et tout le monde sera content.

La CPE :         Supprimer les cours l’après-midi ! Vous n’êtes pas d’ici, vous ! Vous vivez sur une autre planète !

L’ange :           C’est exact ! C’est d’ailleurs de là qu’on voit le mieux les problèmes… Ah, tiens, vous me laissez votre numéro de portable, on ne sait jamais, je pourrais vous appeler de temps en temps pour vérifier si vous, de votre côté, vous avez trouvé d’autres solutions… après tout, il faut faire confiance à la nature humaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 3

(Les vieilles et internet)

(Dans un supermarché. Georgette et Mme Gaspard poussent un caddie)

Georgette :      Tiens ! Bonjour ! Comment ça va Madame Gaspard ?

Mme Gaspard : Bonjour ! Pas mal Georgette, et toi ? (Elles se font la bise)

Georgette :      Pas mal, sauf les rhumatismes, mais on rajeunit pas !

Mme Gaspard : Comme tu dis ! Là je fais des courses pour les enfants et la petite à Serge qu’a ses douze ans, ils arrivent pour le week-end prolongé là et j’ai rien de prêt.

Georgette :      Moi, pareil, dis-donc ! Ils arrivent demain. Ils déposent les petits-enfants et s’en vont je ne sais où. Ils me les laissent trois quatre jours ; remarque, c’est                 pas que ça me plaise tant que ça !

Mme Gaspard : T’es pas contente d’avoir tes petits-enfants ?

Georgette :      Si, c’est pas ça, mais tu sais, ils sont grands, 12 et 14 ans, et y’a un truc qu’ils supportent pas dans ce qu’ils appellent  « mon bled pourri » (non mais vaut mieux entendre ça que d’être sourd!), c’est que j’ai pas l’internet, alors ils           s’ennuient comme des rats morts !

Mme Gaspard : Ben t’as la télé, non ?

Georgette :      Oh oui, mais ça ils s’en fichent. Eux ils veulent surfer sur l’internet comme ils disent et moi comme je leur ai dit, l’internet j’en ai rien à cirer.

Mme Gaspard : Ben moi pour la gamine, tu sais la fille à Serge, mon premier, j’ai été obligée de le prendre leur internet de malheur que ça me coûte les yeux de la tête et que je m’en sers même pas ! Ah ben oui, tu sais la gamine elle a dit comme ça que si j’avais pas l’internet elle viendrait plus.

Georgette :      Et alors ?

Mme Gaspard : Ben alors, je l’ai pris leur internet, qu’est-ce tu veux que je fasse ?… et devine comment que ça se passe… elle se lève à deux heures de l’après-midi pour prendre un café et elle retourne à son ordinateur jusqu’au soir et y’a pas moyen de la faire décaniller pour venir diner, j’te jure… Elle a les yeux rouges, on dirait un        lapin qu’a la myxomatose ! Elle doit y passer la nuit !

Georgette :      A cet âge-là nous on dormait, non ?

Mme Gaspard : Elle est pas raisonnable, la tiote… Et elle est maigre avec ça, comme un clou, on dirait qu’elle a avalé un manche à balai ! Tu penses elle mange avec un lance pierre et pis la v’là repartie avec son internet. On faisait des trucs                comme ça, nous ?

Georgette :      On faisait la vaisselle, la lessive et on prenait des coups de pieds au cul si on n’allait pas assez vite, voilà, c’était ça notre internet à nous ! Non mais j’te jure quelle époque ! Tiens, les miens quand ils viennent, comme y’a pas l’internet, ils en parlent ! Non, mais tu croirais qu’ils parlent une langue d’inglais !

Mme Gaspard : Une langue d’inglais ? C’est quoi de ça, Georgette ?

Georgette :      Ben tu sais, ils parlent de l’inglais, quoi !

Mme Gaspard : Ah oui, l’anglais, l’anglais ; oui, moi je lui dis à la petite de Serge quand elle en cause avec sa mère ma belle fille (qu’est une sacrée garce soit dit en passant) que elles pourraient quand même faire un effort pour parler français, que c’est pas poli de dire des trucs qu’on comprend rien de ce que ça veut dire.

Georgette :      Oh ben moi, c’est du pareil au même ! C’est du baragouin, et pis tu peux                         même pas leur parler. Allez dehors que je leur dis, au lieu de dire des trucs dont auxquels  je comprends rien, ça vous fera du bien… allez prendre l’air,      voir les vaches et respirer le bon air de la campagne, vu qu’ils sont blancs comme des navets.. Tu parles, oui… ils disent des trucs en inglais, jouent avec leurs portables toute la        sainte journée que je me demande comment que leurs parents ils peuvent supporter des trucs pareils, et pis ça coûte bonbon ces machins là, des jeux à la gomme qu’ils font toute la journée, alors qu’il fait si beau dehors !

Mme Gaspard : Tu sais pas Georgette, tu devrais leur dire de venir rejoindre la petite à Serge chez moi, comme ça ils te ficheraient la paix !

Georgette :      Je sais pas, oui, c’est peut-être une bonne idée ! Comme ça ils arrêteraient de dire du mal de notre campagne  qu’ils critiquent tout le temps : « Ta cambrousse qu’ils disent, c’est vraiment un bled pourri ! » Ah mais je l’ai déjà dit. Excuse-moi, mais ça me reste là quand ils disent des trucs comme ça… ils savent même pas apprécier, bouh ça me fout en l’air ces trucs là ! Sauf à critiquer, ils savent pas vivre, les jeunes.

Mme Gaspard : Un jour, ils vont avoir les yeux en forme d’écran… c’est vivre ça ?

Georgette :      Oh, je sais pas, je crois pas non ! Nous à cet âge là on allait embrasser les garçons dans les buissons après avoir fait la vaisselle et passé le balai dans la cuisine ! C’était quand même autre chose !

Mme Gaspard :Comme tu dis ma Georgette, comme tu dis ! Quelle époque qu’on vit ! Tu parles, avoir des petits enfants… qu’elle était  si mignonne quand elle était petite,              qui s’extasiait devant les lapins et les poules, et pis maintenant, tu parles, elle s’en fout comme de l’an quarante, pas une fois le nez dehors… j’te jure, non      mais j’te jure, quelle époque ; tiens ce serait à refaire, moi l’internet je le ficherais à la poubelle, enfin, faut pas rêver. Je la verrais plus sinon la pt’iote !

Georgette :      Oui, enfin si c’est pour qu’elle se racafourne dans la cambuse de ton grenier ! Je vois pas l’intérêt…

Mme Gaspard : Moi non plus ma pauvre Georgette, mais qu’est-ce tu veux, c’est comme ça, nous on est dépassées. On est bonnes pour le cimetière !

Georgette :      Ben faut pas dire des trucs comme ça Mme Gaspard, tant qu’on a la santé !

Mme Gaspard : Comme tu dis, tant qu’on a la santé. Bon, alors tes gars tu me les amènes et on verra bien, ce sera l’occasion pour nous de parler toutes les deux, c’est pas si souvent après tout !

Georgette :      T’as raison Mme Gaspard. Entre veuves, il faut qu’on se soutienne ! Allez à plus, faut que je continue mes courses !

Mme Gaspard :Eh oui, les courses, toujours les courses ! Allez, à bientôt ! (Elles partent chacune de leur côté en poussant leur caddie).

 

Scène 4

(La mère et la fille : les vêtements)

Clotilde :         (Au téléphone) Oui, oui… oui, je sais bien. Je m’en excuse, un découvert, oui, combien vous dites ? Deux mille euros ? Ah oui, c’est beaucoup. Oui, non, je n’avais pas suivi, je sais bien j’ai mon compte en direct sur internet, mais non, je n’ai pas regardé, non… Oui, on a toujours la solution de faire un emprunt. Oui ? Quand, vous dites ? Oui, mercredi prochain ? Oui, je me libèrerai, oui, s’il le faut ! Il le faut, bon, d’accord, comptez sur moi, quatorze heures quinze, oui, oui. (Elle raccroche)

Pourquoi est-ce toujours en fin de journée que ça arrive ? Le matin, je crois que ce serait plus supportable. Il faut que je fasse quelque chose ; checker mes mails, regarder la télé… oui, regarder la télé… bien sûr, oublier… rêver, s’en aller, fuir, comme tout le monde, quand vers le soir l’angoisse monte avec la nuit … rêve, distrais-toi, oublie, oublie, prends un whisky, prends en deux, soûle-toi, détends-toi, laisse aller, la vie est triste, la vie est belle, je ne sais plus ; tiens je pourrais appeler Nathalie, pour me perdre dans les embarras des autres.

Non, reste lucide Clotilde, demeure éveillée, ne te jette pas à l’alcool ou au divertissement, assure, assume ! Réfléchis ! Qui ? Qui est-ce qui a bien pu ? C’est évident, c’est elle ; non, ne te fâche pas, surtout reste calme, garde ton sang-froid, tu vas en avoir besoin, sois compréhensive, ouverte, oui, bien sûr, ouverte, mais ferme. Ferme. Où est son père ? Où ?Quel idiot ! Pourquoi a-t-il fallu qu’il parte ?

Marina :          (Arrive à l’instant) Maman ? Oh, je suis crevée ! Pourquoi ces journées insupportables, si longues ?

Clotilde :         Je te plains, Marina, je te plains.

Marina :          Tu parles sérieusement ?

Clotilde :         Oui, je garde un bon souvenir du lycée. On avait des copains des copines, on ne se sentait pas seuls ; le délice de la découverte de l’amour lors de regards croisés avec un garçon dans les couloirs, le cœur qui bat ; jamais je n’ai retrouvé cette aventure quotidienne du cœur… Enfin, cela dépend des tempéraments, au fond. Qu’est-ce qui te rend la chose tellement intenable ?

Marina :          Je ne sais pas. C’est vide. C’est creux. On ne sait pas pourquoi on est là. Le bac n’est qu’un vague prétexte. On n’y croit pas.

Clotilde :         (L’examinant de près) Dis donc, tu as un ensemble que je ne te connaissais pas, c’est ravissant, ça te va comme un charme, on croirait que ça a été fait pour toi. Tu as dû faire ton effet au lycée ! Tu l’as eu où ce truc ?

Marina :          C’est Jessica qui..

Clotilde :         (Touchant le tissu) C’est comme neuf, tu ne vas pas me faire croire que…

Marina :          Si,si, maman, je t’assure. Jessica l’a à peine mis !

Clotilde :         Si tu le dis, si tu le dis, mais c’est vraiment magnifique, tu es belle comme tout !

Marina :          Merci, maman.

Clotilde :         J’aime vraiment cette manière que tu as d’être toujours à la mode. Les nuances, les coupes qui te vont à ravir, jusqu’aux coutures si parfaites. C’est d’un chic ! Enfin, un peu trop voyant à mon goût, mais bon, c’est une question de génération. Je ne sais pas de qui tu tiens ça ; moi, un jean et un T-shirt pour aller au boulot, et puis le reste je m’en fiche

Marina :          Je ne m’en fiche pas ! C’est très important.

Clotilde :         Je vois ça, je vois ça… (Silence. Apercevant l’ange qui vient d’entrer) Ben qu’est-ce que vous faites là espèce d’abruti !

Marina :          Il m’a fait peur c’t’ idiot là!

L’ange :           Tout doux mesdames ! Du calme, je ne suis que de passage… Vous faites silence et donc un ange passe.

Clotilde :         Oui, ben, ange ou pas vous dégagez, là, vous n’êtes pas chez vous. C’est incroyable de rentrer chez les gens comme ça !

L’ange :           Je sais, je sais. Mais dites-moi madame, pourquoi vous ne prenez pas le problème bien en face : une question vous brûle les lèvres, allez, courage, posez lui cette question et qu’on en finisse! Et parlez lui de votre découvert à la banque!

Clotilde :         Ma fille a déjà assez d’ennuis comme ça, ce sont mes affaires, pas les siennes, et encore moins les vôtres… et puis de quoi vous mêlez-vous ?

Marina :          C’est vrai ça, qu’est-ce qu’on a besoin de la visite d’un ange, j’te jure !

L’ange :           Oh, vous, la petite Marina, je serais vous, je me la jouerais cool! Vous n’avez pas des fois des scrupules qui viennent vous chatouiller les orteils ? Vous vous sentez bien dans vos baskets ?

Marina :          Ce ne sont pas des baskets, comme vous dites, mais des escarpins à mille euros !

L’ange :           Eh ben, vous ne vous mouchez pas du pied dites donc ! Mille euros ! La vache ! Ça fait cher de la godasse ! 500 euros la pièce, ça fait cent euros par orteil ! Voilà des doigts de pieds qui vous reviennent cher !

Clotilde :         C’est vrai ?

Marina :          Oui, c’est Jessica qui…

L’ange :           Elle a un compte en banque à ressorts ta Jessica dis-donc !

Clotilde :         Bonne remarque, je dois le reconnaître.

Marina :          La mère de Jessica a touché un héritage, alors elle en fait profiter ses enfants.

L’ange :           Ben tiens, et les amies de ses enfants en profitent aussi… combien tu veux mon amie, deux mille, trois mille euros, tiens je te les donne : et tu voudrais nous faire avaler une salade pareille ? Tu nous prends pour des anges… euh, qu’est-ce que je raconte ? Ah la belle image de l’amitié idéale. Mais à ce que j’en ai vu, dans la vraie vie c’est autrement plus compliqué, non ?

Marina :          Mais il débarque d’où ce dingue ?

Clotilde :         Je ne sais pas. Vous vous prenez pour qui ?

L’ange :           Je déteste les mensonges, c’est tout. Là votre atmosphère soft, le soir cool, on se plaint doucement, on s’écoute à peine, on se flatte, on se congratule, on se fait des petits signes de tendresse dans un cadre bien confortable… et on ne se dit rien. Rien de ce qui nous hante, (A Clotilde) rien de ce qui vous hante ! Enfin, posez la votre bon dieu de question (pardon seigneur!) ! La question est là sous votre front, au bout de votre langue, dans les replis de votre cervelle… allez, allez, courage, vous ne mettrez pas en péril l’amour qu’elle vous porte, au contraire, vous allez la soulager d’un poids qui l’empêche de dormir, rendez lui service, accusez la !

Clotilde :         Tu m’as volé ma carte bleue. Ce n’est pas une question. J’en suis sûre.(Dès cet instant l’ange quitte la scène sur la pointe des pieds).

Marina :          Oui, maman. Pardonne-moi.

Clotilde :         Et Jessica et tout ça c’est…

Marina :          Oui, maman. Excuse-moi.

Clotilde :         Je devine pourquoi tu es comme ça, accro aux fringues, mais j’aimerais que tu me le dises.

Marina :          J’ai peur. Non, c’est de la terreur. Je suis épouvantée à l’idée qu’on ne m’aime pas.

Clotilde :         Moi, je t’aime tu le sais bien.

Marina :          Oui, mais je voudrais que le monde entier m’aime, tu comprends ?

Clotilde :         Non. Explique-toi.

Marina :          Je recherche tout ce qui est à la mode, je m’habille chic pour qu’on me voie. Pour qu’on me remarque, qu’on me dise que je suis belle, que le monde entier m’aime.

Clotilde :         C’est impossible. C’est un rêve d’enfant. Je le vois bien à la télé tous les soirs ou presque, ces filles qui veulent être aimées… chanteuses à la gomme, pseudo actrices de téléréalité… Tu n’en es pas là quand même !

Marina :          Je ne sais pas.

Clotilde :         Quand ton père est parti il y a bientôt dix ans, j’ai vu sur ton visage rayonnant comme un nuage passer… Depuis, il ne s’est jamais effacé.

Marina :          Quel rapport avec les fringues ?

Clotilde :         Je ne sais pas, une intuition comme ça… C’est une maladie, on va te soigner, d’accord ?

Marina :          Il le faudra bien, je crois.

Clotilde :         J’en suis sûre. Allez, allez, ça va aller…

 

 

 

 

 

 

Scène 5

(La jeune fille et l’alcool)

L’ange :           Ah oui je reviens parce qu’il faut que je vous parle. Vous avez à peu près compris (enfin ça c’est pas sûr… parce que y’a des spectateurs des fois…(Il désigne son crâne) ça met du temps là-dedans !) oui enfin, vous avez pigé que je descends du ciel parce que je m’ennuie là haut. Dans les nuages, y s’ passe rien. Alors qu’ici avec les addictions, la vache, ça bouge ! J’ai compris un truc : la vie c’est les addictions et les addictions c’est la vie.  Alors je me glisse ici ou là pour essayer de comprendre, je traverse les murs et je tends l’oreille.

C’est fabuleux ce qu’on peut entendre, tiens, là je passais dans la rue et j’entends des éclats de voix. Alors je m’approche, c’était un cabinet de psychologue. J’entendais pas bien les questions de la psychologue et je voulais pas déranger ; donc je ne suis pas rentrée, mais la gamine qui parlait, alors là… pas piqué des hannetons le truc ! Non mais c’est incroyable… attendez… bougez pas, je vous repasse le truc !

 

Julie :              Ouaaah, qu’est-ce qu’on s’est marré ! Qu’est-ce qu’on s’est marré !Ouais ouais, oh, il                 faut pas exagérer ! Comment ? Ouais, on a cassé toutes les vitres de la salle des fêtes,               des bouts de verre partout ! Ouais, je sais mais bon c’était l’anniversaire de Nicolas,                  faut bien s’marrer !  Écoutez, non, attendez Madame la psychologue, je vais vous              dire… oui, c’est le juge qui m’envoie, mais faut me signer mon papier comme quoi je                  vous ai bien « consultée »… Faut consulter une psychologue qu’il m’a dit, le juge,                       mais bon après basta, hein ! On va pas en faire un fromage de cette histoire. Vous                      signez et on se dit au revoir.

 

Ben ouais, on a trop bu, ça c’est sûr, j’avoue. De quoi ? Qu’est-ce qu’on a bu ? Oh, on                 a bu de tout ! En gros on a attaqué à la bière et on a fini à la vodka, ben ouais !

 

L’incendie ???!! Quel incendie ? Ah ouais, on a foutu un peu le feu, c’est vrai, y’en                     avaient qui clopaient dans un coin, normal , le rideau du fond a pris feu dans la salle              des fêtes, enfin je sais pas trop comment ça s’est passé, mais ça c’était après, à la fin.             Oui, à la fin ça a dégénéré, je me souviens un peu des pompiers qui débarquent avec                 les lances à incendie, mais j’étais déjà dans les vapes, faut bien le dire, avec tout ce                    que je m’étais enfilée.  Ah, on a bien rigolé.

 

Les dégâts ? Les dégâts de quoi ? Ah oui, les vitres en miettes ouais bof, faut pas                       pousser, et le mur du fond, juste un peu cramé sur les bords  Y’a pas eu de morts,                      alors faut pas pousser ! Comment ? Ah y’en a eu à l’hôpital ? Ah oui, d’accord, non                    j’étais pas au courant ! Ah oui, y z’étaient ivres morts… mais quand même ils sont pas              morts ! Faut pas exagérer ! C’est pas si grave !.. Les dégâts, là, c’est que des dégâts                      matériels… ouais, ouais, c’est papa qui paiera… enfin pour mon père, ça fait dix ans                      que je l’ai pas vu. Tiens ça me fera l’occasion de le voir ; je vois la scène d’ici :                                 « Bonjour papa, tiens voilà la facture ! Paye ! » La tronche du mec !

 

Quoi ? On est des irresponsables ? Ben ouais, c’est ce qu’on a dit au juge quand on                     est passés au tribunal le lendemain matin, on est des jeunes faut bien s’marrer, qu’on a             dit au juge ! C’était l’anniversaire de Nicolas ! Dites, la psychologue, vous allez me le                        signer mon papier comme quoi je vous ai consultée ?

Comment ? Pourquoi je bois comme ça ? Moi, je veux me marrer, c’est tout. Une fête               sans alcool ?..  Sans alcool ? Non mais attends, je rêve là, non je rêve, attends vous                   avez bien dit SANS alcool ! Vous vivez dans la lune vous !…. Si y’a pas d’alcool, c’est                  plus un anniversaire c’est un enterrement !

 

Déjà que c’est pas drôle d’avoir 17 ans ! Comment ? Qu’est-ce qui est pas « drôle » ?                  Ben je sais pas moi, au lycée tout ça… non, non, je veux pas parler de ça…  C’est quoi                  le problème ? MON problème ? Ben je sais pas moi, un truc comme les parents sur le             dos par exemple  Oh pis c’est pas le sujet. Le sujet, il est simple : faut bien s’marrer,                    sinon le week-end tu fais quoi dans ce bled ? Des rats morts ! On s’ennuie comme               des rats morts ! Voilà le problème !

 

Encore des questions la psychologue ? Allez-y, mais après vous me signez le papier                     du juge comme quoi je vous ai consultée… Comment quoi ? Comment on s’est                                retrouvée à 50 au lieu des 25 prévus au départ ? Eh dites donc, c’est pas tous les jours                 l’anniversaire de Nicolas, alors on a tweeté et dans le bled on s’ennuie tellement qu’ils                sont tous venus. …Y’en a après ils ont fait un rodéo avec une voiture et évidemment                  ils ont éraflé un peu une vingtaine de bagnoles sur le parking, mais bon c’est de la                tôle froissée, normal, ils étaient quand même bien bourrés !  Ouais, encore des                             dégâts, oh vous allez pas remettre ça encore, ça va, on s’excuse et puis on n’en parle              plus ! Je m’excuse, voilà, je m’excuse, vous êtes contente ?!!

 

Qu’est-ce que vous dites ? Du cannabis ? Ah ah ah le cannabis, le cannabis ! Nous y                   voilàààà ! C’est là que vous m’attendez hein, je suis sûre !  Ah le beau sujet pour la                     télé !  Le cannabis et les jeunes ! Les jeunes et le cannabis ! Attendez on va prendre                 le problème bien en face ! Dites-moi, les jeunes, c’est quoi ? C’est quand on a 14 ans,              19 ans, 25 ans, 32 ans ? Les jeunes je sais pas ce que c’est ! Et le cannabis c’est quoi ?                  Moi je fume une bouffée d’un pétard qu’on me passe et je ne demande pas ce que               c’est. Du coup moi le cannabis et les jeunes je ne sais pas ce que ça veut dire !

 

Tiens, je vais vous donner un conseil, si vous permettez madame la psychologue !…                      Pardon ? Ah vous permettez pas ! Ah oui, c’est vous l’adulte donc, pas de conseils !                       Bon comme vous voudrez ! Mais c’est la première fois qu’on me fait le coup ! C’est                    drôle ! Vous dites : (grosse voix)« C’est moi l’adulte ! » C’est bizarre. D’habitude                          quand il y a un problème c’est toujours sourires de pitié et voix douce,  genre : (voix                      douce)« Allez les jeunes, dites-moi tout !!» Vous non ! Vous, vous dites : c’est moi                  l’adulte ! Ça fait bizarre…

 

On en était où ? Ah oui, le cannabis ! C’est quoi la question ? Est-ce que j’ai                              conscience d’avoir franchi la ligne rouge ? C’est la loi dont vous parlez là ! Eh bien,                 je vais vous dire, la loi, moi, je sais pas ce que c’est.

 

Qu’est-ce que vous dites ? Faut que je revienne ? Non, pas question ! Pas question                      nom de dieu !…Ah, c’est le juge qui l’a dit ? Plusieurs séances avec la psychologue ?                     Bouh là, non mais attendez, si tous ceux qui boivent un coup de temps en temps                              doivent passer devant une psychologue pour vous c’est le jackpot !!

 

Un délit ? Ce qu’on a fait là, c’est un délit ? On n’est pas des délinquants tout de                         même ! On s’est juste marré un peu. La vodka oui ; on a fumé des pétards d’accord ;                   et alors ? Il est où le problème ? Bon vous voulez pas me signer le papier du juge,                     c’est ça hein ? Ben pourquoi ? Ah, on n’a pas encore parlé de l’essentiel ?!! Ben qu’est                   qu’il vous faut ! J’ai tout raconté, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?               Parler de moi ? Et là, j’ai pas parlé de moi ? Non, écoutez s’il faut que je revienne je                  reviendrai, ok, mais je dirai plus rien, voilà, on va pas ressasser c’t’affaire pendant des              semaines ! Non, non, je dirai plus rien, j’ai rien à dire ! De moi ? Qu’est-ce que vous                   voulez que je vous dise de moi ?  Non, je ne dirai plus rien.. Vous pouvez toujours                      vous brosser, je dirai plus un mot. Non, fini, plus un mot !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 6

(Scène de ménage sur les jeux vidéos)

 

(Elle arrive. Il est installé dans son fauteuil lisant le journal)

 

Elle :               Je ne t’aime plus.

Lui :                Comment ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je ne t’aime plus. Marre !

Lui :                Pourquoi ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               J’en ai ras le bol !

Lui :                Qu’est-ce qui s’est passé ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               (Rires) Rien ! Il ne s’est rien passé !

Lui :                Comment ça ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je ne t’aime plus, c’est tout.

Lui :                Après douze ans de mariage ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Treize ans !

Lui :                Oui, oh, douze ans, treize ans… Bof !(Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Comment ça « bof »? Explique !

Lui :                Oh tu me fatigues ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Ah, je rentre des courses, j’ai fait la cuisine pour ce soir et je le fatigue le monsieur ! Monsieur le sournois, monsieur le perfide, monsieur le faux-cul !!

Lui :                Arrête de m’insulter ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je t’insulterai si j’en ai envie, espèce de crétin autoritaire !

Lui :                (Baisse le journal, la regarde, silence) Autoritaire ? Crétin autoritaire ? Tiens, tiens, c’est nouveau… moi qui d’habitude ne décide de rien : ni de la bouffe, ni des vêtements, ni des motifs de la tapisserie… me voilà catalogué comme autoritaire ! Ça me fait rigoler tiens !

Elle :               Marre-toi tant que tu veux, je ne t’aime plus !

Lui :                Ah, je sens le couple en crise là… et tu ne fais pas ci, et tu aurais dû faire ça et…

Elle :               Les enfants… et les enfants !

Lui :                Quoi, les enfants ?

Elle :               Tu leur as dit quoi ?

Lui :                Que j’en avais assez, que je voudrais bien qu’ils me saluent le soir quand je rentre du boulot au lieu de rester plantés là comme des bœufs face à leur écran de merde.

Elle :               (Elle rit)Ah parce que tu es contre les jeux vidéos, c’est vrai !!

Lui :                Encore ?? Tu veux qu’on recommence ??

Elle :               (Fâchée)C’est moi qui leur ai acheté ces jeux il y a près d’un an et demi, et ça te dérange encore ?

Lui :                Oui, ça me dérange, je t’ai dit dès le début que j’étais contre.

Elle :               Monsieur est contre, alors monsieur dit à ses enfants du mal de sa femme, de leur mère… eh, de leur mère… Tu m’entends ? Leur mère !!

Lui :                Ouais, ouais…

Elle :               Tu leur as dit quoi, allez avoue, vide ton sac !

Lui :                Oh là là, bouh, je sais plus moi… Attends, je leur ai dit que je n’étais pas d’accord, qu’ils devaient arrêter ces jeux à la noix et faire autre chose. Juliana m’a répondu : « C’est maman qui nous a dit de jouer en attendant qu’elle revienne des courses» et l’autre là, Rémi, tu penses il a hurlé : « Oui, c’est maman qui l’a dit ! » avec sa petite voix de crécelle. Tu crois que ça m’amuse de jouer les empêcheurs de jouer en rond à des jeux de débiles ? Alors je leur ai dit que tu avais tort, voilà, que tu avais tort…

Elle :               J’ai tort ! Des jeux de débiles ?  Ce qui revient à dire que je suis débile !

Lui :                Meuh nooon ! C’est pas ça ! Mais dis-moi : quand font-ils leurs devoirs, ces petits ? Et la nuit, tu crois que j’entends pas qu’ils jouent avec leurs Nintendos machins là…Regarde la tête qu’ils font le matin. On croirait qu’ils sortent d’une maison de fou. Blêmes, les yeux exorbités…

Elle :               Tu rêves ! C’est pour tous les enfants pareil aujourd’hui. Et puis t’exagères, comme toujours.

Lui :                Deux choses : UN que les enfants des autres soient élevés comme des crétins n’est pas un exemple à suivre ; DEUX  j’exagère, ben voyons : depuis qu’on a cette foutue console, mes enfants de onze et treize ans ne me saluent plus, ils ne font plus de sport ; Juliana a arrêté le saxophone et Rémi la guitare et c’est moi qui exagère…

Elle :               Oh, écoute-toi, ce ton, ce ton ! Méprisant, sournois… je ne peux plus te supporter.

Lui :                Comment ? Tu achètes aux enfants des jeux vidéos qui les rendent à moitié dingues… tiens… délivrer la princesse, tiens, je t’en foutrais moi de délivrer la princesse, est-ce que je délivre une princesse moi ??!!

Elle :               Ah ça risque pas ! Tu ne me délivres même pas des corvées du quotidien : les courses, les repas… c’est qui ? Et pendant ce temps-là, ils font quoi ? Ils parlent avec leur père, peut-être ? Dis donc, le père, TOI, tu m’aides où dans ce foutoir qu’est devenu cette baraque ? Tu parles avec eux ? Tu joues avec eux ?

Lui :                Non, attends, en plus tu voudrais que je joue aux jeux vidéos de débiles avec eux, non là je rêve… Quant à parler avec eux…  de quoi allons-nous parler ? De jeux vidéos bien sûr… et moi, dès qu’ils en parlent j’ai envie de foutre le camp !

Elle :               Eh bien fiche le camp ! Va-t’en ! Va-t’en !

Lui :                T’es sérieuse là ?

Elle :               Je ne t’aime plus.

Lui :                Non, vraiment ?

Elle :               Je te le dis depuis tout à l’heure. T’as pas entendu ?

Lui :                Si si, mais je pensais…

Elle :               Tu pensais quoi, duchnoque ?

Lui :                Oh ça va hein ! Je pensais que c’était comme.. euh, comme un jeu disons, oui, comme un jeu…

Elle :               Un jeu vidéo mais en réel ?!!

Lui :                Oh, suffit avec ça. Tiens regarde les résultats scolaires. Juliana était un as en maths il y a deux ans, mais depuis que tu leur a acheté la console elle est nulle. Maintenant Juliana en maths c’est zéro… merci Nintendo ! Et Rémi le passionné d’histoire quand il était petit. Maintenant Rémi en histoire c’est zéro… merci Nintendo !

Elle :               Quel sale type, quelle mauvaise foi. Tu sais pas… t’es qu’un manipulateur !

Lui :                Ah parce que j’ai tort de comparer les bulletins scolaires de mes enfants ?

Elle :               De nos enfants !

Lui :                Oui, ça va, de nos enfants.

Elle :               Tu déformes tout. Il ne sont pas nuls comme tu dis… C’est faux, tu exagères, tu caricatures ! C’est dégoûtant, déshonorant !

Lui :                Bon, ça va calme-toi, j’avoue, j’en rajoute un peu…

Elle :               Je t’assure, je ne t’aime plus.

Lui :                Qu’est-ce qu’il y a ? Tu en as rencontré un autre ?

Elle :               Un autre quoi ?

Lui :                Un autre mec, là, tu veux me foutre dehors ?

Elle :               (Rit) Je rêve ! Mon pauvre ami, si tu crois que j’ai du temps à perdre entre le boulot, les courses, la cuisine et le ménage… un autre mec… mais je voudrais que j’aurais pas le temps…Et j’ai acheté des jeux vidéos aux enfants aussi parce que je n’ai pas le temps. Qui s’occupe d’eux pendant que je fais les courses, la cuisine et le ménage ? Toi ?… Allez, va-t’en !

Lui :                Tu ne m’aimes plus ?

Elle :               Je te l’ai dit cent fois… en fait, j’en sais rien… (Silence)  Tiens, écoute, tu entends les enfants qui rient ? Ils rigolent bien… Tu vois les jeux vidéos, c’est ça aussi.

Lui :                C’est ça, quoi ?

Elle :               Ben, un lieu d’échange, tiens. On se marre.

Lui :                Tu y as déjà joué ?

Elle :               Bien sûr, adolescente j’y ai beaucoup joué. J’ai toujours adoré.

Lui :                Ah bon, tu m’avais pas dit.

Elle :               Tu vois, ça m’a pas rendue folle.

Lui :                On en apprend tous les jours.

Elle :               Et tu en apprendrais davantage si…

Lui :                Si quoi ?

Elle :               Oh écoute, mais écoute bien nom de dieu. Je vais te le dire une bonne fois pour toutes : tu n’entends pas les craquements de mon corps fatigué, les mille crissements électriques de mes pas agacés, le poids dément des tâches qui me sont imposées : casseroles, poubelles, eau du robinet, machine à laver, torchons, éponges qu’on presse, balais brosse, verres qui claquent, fer à repasser qui fume sa vapeur et mon dos, mes reins qui souffrent en soulevant les marchandises à sortir du caddie, du coffre de la voiture et les lessives à mettre… dis-moi, as-tu jamais songé à changer une ampoule ou à sortir un sac à poussière de l’aspirateur ?

Dis-moi, en bref, qu’est-ce que tu fous ici, toi ?

Lui :                Je m’occupe de la voiture quand même !

Elle :               Oui, c’est bien ce que je dis, tu  fous rien, tout est automatique !

Lui :                Je vais t’aider, je te le promets, je vais t’aider.

Elle :               Non, pas la peine.

Lui :                Tu ne veux pas d’aide ?

Elle :               Non.

Lui :                Et pourquoi ?

Elle :               Ces enfants, on les a faits à deux, non ?

Lui :                Oui, bien sûr.

Elle :               Cette maison, on l’a achetée à deux, non ?

Lui :                Oui, bien sûr.

Elle :               Et le fonctionnement de tout ça reposerait au fil des jours sur les épaules d’une seule personne, moi ? Moi toute seule ?

Lui :                Euh… mais tu ne veux pas je t’aide…

Elle :               Non, en effet, je ne veux pas.

Lui :                Qu’est-ce que tu veux ?

Elle :               Je veux comme les enfants qu’on a mis au monde, je veux comme la maison qu’on a achetée à deux. Je ne veux pas d’aide donc, je veux du partage, un partage équitable de tout : les courses, le linge, le ménage et tout ?

Lui :                Mais je ne sais pas faire tout ça !!

Elle :               Parce que tu crois que j’ai reçu ça au berceau en même temps que ma sucette en plastique ? Ben non, cuisiner j’ai appris, repasser j’ai appris, faire les courses j’ai appris…. Voilà ! C’est pas inscrit dans le patrimoine génétique des bonnes femmes, ça s’apprend… ça s’apprend…

Lui :                Je vois, je vois.

Elle :               Et donc comme moi tu apprendras. C’est notre seule chance de sauver ce qu’a été notre couple.

Lui :                Je vois, je vais… je vais essayer…

Elle :               J’appelle les enfants pour manger.

Lui :                Non, non, attends.

Elle :               Mais tout est dit…on n’a pas plus rien à dire !!

Lui :                Attends, je voudrais que tu m’accordes une faveur.

Elle :               Ben, dis toujours…

Lui :                Hem, euh….Je voudrais que tout à l’heure, quand les enfants seront couchés, tu m’apprennes à jouer aux jeux vidéos… (Il s’avance très vite vers les coulisses et crie d’une voix forte et assurée: « Les enfants ! A table ! »)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 7

(Scène finale)

 

L’ange :           Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ?

Clotilde :         Ben non, grosse bête ! Au fait, vous voulez toujours continuer à vivre nos ennuis ?

L’ange :           Vous comprenez, vous êtes la seule personne sympathique que j’ai croisée.. alors…

Clotilde :         Oui, vous m’avez dit ça au téléphone, ne nous répétons pas. Alors votre projet de vivre parmi nous ?

L’ange :           Euh, c’est-à-dire, là… euh…

Clotilde:          Ah, je constate que vous hésitez !

L’ange :           Hem, hem… euh, dites-donc, avec votre fille, vous avez réglé le découvert à la banque ?

Clotilde :         Oui, oui, on s’arrangera.

L’ange :           Ça doit être dur un truc pareil !

Clotilde :         Je vous trouve bien indiscret ! Dites-moi plutôt ce que vous êtes venu faire ici : vous êtes une sorte de vengeur, de redresseur de torts dans un monde de drogués ?

L’ange :           Vous n’y êtes pas du tout ! J’étais venu pour goûter la vie, genre l’ange au sourire, mais en vrai !

Clotilde :         Et alors ?

L’ange :           Eh bien j’ai été très déçu ! Je ne comprends pas après quoi vous courez !

Clotilde :         La paix, le calme, le silence. La drogue, c’est ça : l’assurance d’être calmé un instant, un apaisement momentané. Remarquez, entre nous, la plupart des gens vivent avec des petites manies, des grandes passions, tout le monde n’est pas drogué, faut pas exagérer.

L’ange :           Ceux que j’ai vus l’étaient ! Et ça ne les rend pas heureux, c’est le moins qu’on puisse dire !

Clotilde :         C’est de votre faute.

L’ange :           Ouh là ! Attendez, expliquez-moi comment un être loin de la vie comme moi peut être responsable de…

Clotilde :         Voilà, vous avez dit le mot : loin de la vie ! En fait vote perfection c’est un piège à gogos ! Une escroquerie ! Vous, l’ange, vous donnez envie d’être à l’aise, vous incarnez ce qu’il y a de mieux, ce dont tout le monde rêve. Alors avec nos drogues, nous, on vous court derrière. Les addictions c’est ça : un moyen de dépasser les tracas du quotidien, planer là-haut dans un ciel inaccessible.

L’ange :           Ce qu’il faudrait, c’est goûter aux drogues, s’abandonner aux addictions, mais avec modération, comme vous buvez parfois un verre de vin sans pour autant devenir alcoolique.

Clotilde :         Ah la belle idée ! Avec modération ! Une cigarette avec modération, une goutte de gnôle avec modération, surfer sur internet avec modération, jouer aux jeux vidéos avec modération, s’habiller à la dernière mode avec modération, et pendant que vous y êtes, la connerie avec modération ! Quelle bêtise ! Vous supposez le problème résolu mon petit bonhomme !

L’ange :                                    Vous voulez dire…

Clotilde :         Je veux dire que vous n’avez rien compris à l’histoire ! Une addiction c’est forcément SANS modération, sinon c’est comme vous et moi, sauf que vous d’ailleurs jour et nuit vous chantez des louanges dans le ciel, tandis que nous sur la terre on est catapultés d’un emmerdement à un autre, que vous en avez même pas idée ! Et ça s’appelle la vie, et alors là les faibles, les pauvres petits, les gamines et les gamins, les adultes demeurés enfants veulent, demandent, exigent, d’être dorlotés, consolés, emmaillotés dans une addiction sans fin. Ils en ont besoin vous comprenez ?? Ils en ont besoin. Et c’est ça que vous avez voulu vivre, en venant nous rejoindre ?

L’ange :           Excusez-moi je n’avais pas mesuré l’ampleur du phénomène.

Clotilde :         Oui, ben, c’est tout mesuré ! La vie cafouille, la vie bredouille, la vie barbouille nos estomacs bien trop fragiles. Oh bien sûr, je ne dis pas de temps en temps, on goûte l’air tiède d’un soir de mai au parfum de citronnelle, ou la chaleur d’une couette avec un amoureux de décembre et les enfants sont souvent moins des dévoreurs de carte bleue que des voix qui chantent dans nos rêves, lorsque tous les bonheurs convergent pour nous offrir la vie palpitante sur un plateau de joies. Je l’avoue, je ne donnerais ma place pour rien au monde. Vous voyez, rien n’est simple !

L’ange :           Vous me faites envie !

Clotilde :         Ah non, hein ! Ça suffit comme ça ! Allez, hop, dehors !

L’ange :           Mais pour aller où ? J’hésite, je suis encore tiraillé.

Clotilde :         Ben tu te tires ailleurs ! D’où tu viens (L’Ange désigne le ciel). T’étais bien là-haut ? (L’ange fait oui de la tête) Ben retourne z’y !

L’ange :           Vous me fichez dehors ? Moi qui croyais que vous étiez la sagesse incarnée !

Clotilde :         C’est pour ça que je vous dis de remonter là-haut ! Votre immortalité est désespérante, et votre angélisme cache au fond une grande naïveté. Soit vous acceptez les risques des addictions, soit vous restez à planer dans le ciel monotone!

L’ange :           Bon ! Écoutez, ma décision est prise : Gardez vos addictions, je garde ma perfection. Je crois malgré tout que c’est vous qui avez la meilleure part !

Clotilde :         Vous voyez que vous avez parfois du bon sens, ah vous êtes quand même un brave type !

L’ange :           Merci !

Clotilde :         Allez, allez, et ne me remerciez pas. La vie m’attend et je n’ai pas de temps à perdre !

L’ange :           Soyez heureuse !… Et… sans modération !

Clotilde :         Ça vous pouvez y compter mon petit bonhomme! Le bonheur… sans modération !!!

 

Voisins et rosiers

Tiens, le jaune s’insinue au plein maillé du forsythia; le jaune a cette pâleur première que le soleil fera exploser. Un fil d’or court pour l’instant dans les brindilles, guirlande de jeune printemps, l’embellie approche. Le vent du nord perturbe encore l’attente. Suspend glacé, il mord le bois, l’arbuste ose à peine rougir.

Pour encourager les rosiers, le voisin enfile sa salopette, déploie les cisailles et vite décapite les premiers gourmands qui lèchent la tige prématurément. Restent des épines vengeresses, l’homme de l’art tranche et coupe d’une main apparemment experte au bon endroit… à mes yeux n’importe où. Dans le silence, il ramasse sans souci de sa peau les morceaux épars et loin de mes rêves jette froidement le petit fagot dans la benne. J’entends ses bottes qui s’essaient dans l’allée voisine, il tousse, remise le sécateur dans un endroit connu de lui seul, contemple la bordure, revient sur ses pas, récupère le sécateur, se penche vite, exerce encore une pression ici ou là, ramasse les chutes, se pique visiblement, secoue sa main, suce le doigt agressé, puis repart d’un pas plus lent vers la cachette du sécateur. Il ressort, lèche son doigt d’un coup de langue définitif, semble songer qu’il avait oublié cet hiver – seul le gel l’avait averti- combien la nature est cruelle lorsqu’on s’en prend à ses secrets. Elle n’aime pas qu’on la touche. Elle aime le tact, la prudence, défie la distraction, semble dire: soit tu t’occupes de moi et alors fais le bien, soit veuille ne pas me toucher, ainsi que Jésus disait. Il a des gants à la main mais ne les enfile pas.

Un autre voisin à la voix de stentor se moque de lui. Il rougit un peu, fixe ses bottes, évitant le regard de l’autre, parle sans doute de l’habitude perdue, passe un doigt de l’autre main sur la blessure, “bof” dit-il à ce qu’il m’apparaît, lui lisant sur les lèvres. Ils s’avancent l’un vers l’autre, se serrent la main, l’autre sourit en désignant la main égratignée, puis ils engagent une conversation dont les syllabes appuyées me parviennent jusque derrière mon rideau. Ils font de grands gestes comme on détruit, comme on cisaille, il est question de tronçonneuse, de taille haie, de sécateurs, de lames ferraillantes et je m’imagine soudain que l’on est au moyen âge et que les chevaliers échangent sur leurs épées, le tranchant, le fil, le fourreau, la taille et l’estoc. Des voix de sirènes envahissent la rue: les femmes appellent au déjeuner, ils se ressaisissent la main, se souhaitent un bon repas sans doute, une bonne sieste peut-être, ça balbutie en blaguant grossièrement, j’entends des mots interdits aux enfants, l’homme prend un détour pour remiser enfin le sécateur et les gants. Ses bottes alertes claquent une dernière fois. Il est pressé. Je me dis qu’il a dans l’oreille l’appel de sa femme, que la table doit être mise et qu’il est bon parfois de n’avoir que des réponses et des jambes à glisser sous la table.

à la lettre grandi

il y eut des embellies
froissées du temps
ami

les ombelles avaient fui
poussées du vent
pari

de la graine à la pluie
passées en avant
d’ici

l’accord enfin initie
à l’encens l’enfant
qui luit

c’est ainsi que je grandis
toujours plus savant
sans bruit

l’air marginal bleuit
fouillis claquant
mes nuits

l’âge dépeuplé faillit
pressa mes ans
pâlis

il m’avait dit et redit
laisse pendant
l’avis

de ce temps contre ta vie
fixe-toi parlant
ami

je notai alors tous les cris
brossai d’allants
écrits

Énième retour de la Visiteuse

– Ainsi je vois que tu t’exprimes sur la liberté, dit la voix rieuse en brouillant des replis du rideau noir et blanc que je croyais pourtant avoir serrés d’une embrasse de fer.

Je remets ma mèche poivre et sel sur le haut du crâne, usant de mes doigts de la main gauche comme d’un peigne ; je rougis d’être surpris en pleine méditation par ma compagne avisée ; je devine par avance la lueur de ses yeux clairs. Tiens, la voilà qui se désembrasse des rideaux et s’avance, robe grave, miel aux lèvres, on dirait l’Égypte d’antan, les lèvres des rives du Nil, les mêmes qui tiennent en respect l’embouchure des jazzmen d’autrefois.

– Oui, dis-je enfin. Oui… liberté chérie ; disons que je m’interroge.

Je remonte de quelques centimètres mon pantalon, gratte méditativement les tympans qui en ont tant entendu. Je songe : parler de liberté avec la Visiteuse, mon dieu, elle qui sent tout, qui sait tout, où vais-je parler ? Elle drape alors sa robe savante, ne me le fait pas à l’esbroufe (« On n’a plus le temps », me dit-elle il y a peu, lors d’un crépuscule bordé de mélancolie), avance son corps bras en avant et murmure :

– Je reconnais bien la saveur de ta peau. Je suis venue au printemps car figure-toi que j’ai entendu, oui, entendu, gratter ta plume. On dirait que tu sors d’une épreuve.

– C’est le cas, murmuré-je en battant des cils.

– Tu en es sorti cher rêveur…

– Oui, tu penses, dis-je, comme on se pend. L’amour de la vie, c’est comme un verre de brouilly, ça ne se refuse pas.

J’aime bien mentir à la Visiteuse : elle n’est pas dupe. Notre langage quasi enfantin. J’entends ses pas qui vaguent à travers la maison, on dirait des volets qu’on ferme. Elle claque des portes.

– Des fois que le malheur reviendrait. (Elle dresse un index sur ses lèvres.) On va faire silence. Le temps ne saura pas que nous sommes ici, il ne passera pas, crois-moi, je connais le vent, je sais y faire. Tu t’en souviendras hein ? Fermer les portes.

– Chère amie, dis-je en la prenant aux épaules – elles sont fines comme celles des marathoniennes – toi qui cours de par le monde, n’as-tu pas mieux à faire qu’à te calfeutrer avec moi contre le temps. D’autant que c’est le premier.

– Le premier temps. Oui, mais il ne faut pas trop en parler, il pourrait fuir, retenons-le.

Elle serre le tissu de ma chemise au niveau des épaules, me secoue.

« Précieux printemps, tu es seul, les autres saisons tournent autour de toi » ; à peine une parole, juste un chuchotis aux oiseaux.

– Ta plume, j’entends ta plume.

-Arrête avec ça douce amie, ce n’est qu’une image. Tu te racontes des histoires.

– Et toi ? Réplique-t-elle en me passant la main sur les joues. Tu ne te racontes pas d’histoires ?

– Si, si.

Mais elle avait déjà disparu dans les bouleaux tigrés.

Suis-je libre?

« La naissance n’est pas un choix. La possibilité de mourir n’est pas un choix. Nos aïeux ne sont pas un choix. La langue qui nous imprègne avant que nous la parlions n’est pas un choix . Notre nationalité n’est pas un choix. Nous ne pouvons rien contre le jour, la semaine, les lunes, les saisons, l’année, le vieillissement, le temps. Jamais nous ne nous affranchirons de la faim. Jamais du sommeil. Nous n’avons pas choisi d’uriner. Nous n’avons pas choisi d’être les hôtes d’images nocturnes… » (Pascal Quignard : « Vie secrète ». )

Je voudrais préciser que nous ne choisissons pas notre enfance, nos voisins, que nous aurions pu naître en Afrique, que nous aurions pu être élevés dans une autre religion, avec des parents riches, dans une grande ville où nous aurions peut-être fait d’autres rencontres. Il aurait pu y avoir d’autres ciels moins laiteux, d’autres accents, d’autres musiques, enfin d’autres livres. Suis-je libre ? La réponse est non. Personne ne viendra mourir à ma place, personne ne vivra ce que je vis au moment où je le vis. Dans le passage où je me trouve, je croiserai bien quelques-uns mais je demeurerai seul avec mes choix, avec ce que je crois être mes choix, actions qui ne sont que la suite de mes non possibilités de choix. Mon patrimoine génétique m’oblige à être ce que je suis. Suis-je libre d’être petit, d’être grand ou beau ou laid ou tout autre adjectif de notre langue ? Je ne vois pas où je suis libre.

Je suis libre socialement puisque je suis en démocratie ; cela est assuré provisoirement, cela pourrait basculer demain. Ma liberté est sous condition, l’histoire nous enseigne – si elle nous enseigne quelque chose – que le libre de « suis-je libre ? » est attaché au temps et au lieu, vie provisoire. Suis-je libre d’aller me promener un dimanche? Même cela est douteux. Mon envie d’aller me promener est soumise à mes rêves de la nuit qui peuvent me bloquer au lit, elle est soumise au temps qu’il fait qui n’est pas de mon fait, à l’histoire personnelle qui m’anime ou ne m’anime pas, me retient ou ordonne mes envies. Mon envie d’aller me promener est habitée par des sensations incontrôlables, liées à mon passé et à mes expériences. Je vais me promener : vais-je m’arracher ou est-ce que je vais l’éprouver comme une délivrance ? Pourrai-je le faire ?

Au fait pour m’en défaire, je pourrais choisir d’errer. Vagabonder (wandern). Je ne serais pas hanté par la question : vais-je aller me promener ? Je serais simplement hanté par d’autres questions aussi insolubles. Prendre ce chemin ou un autre ? Sachant que le chemin est un choix décisif (Œdipe), lequel prendre ? Ne vaudrait-il pas mieux rester en paix dans une chambre ?

« Je croyais choisir et j’étais choisi », dit Aragon. Cela n’est pas douteux. Mais il me semble que « suis-je libre ? » est une interrogation de mélancolique. Il m’apparaît que cela n’a pas l’importance que j’attribue à la question. Se glisse à l’intérieur de ces absences de choix un souffle de vie que je ne contrôle pas mais qui est la vie même et où il me semble que je suis libre parce que je ne me pose pas la question. Mise entre parenthèses, la question laisse soudain surgir autre chose que je n’avais pas vue, une liberté droite, abstraite et impalpable comme le ciel, une liberté emballante comme une respiration dans un flot continu de langage, un arrêt de pensée qui libère la pensée, une manière décalée de venir au monde à chaque moment, en-deçà des mots, dans le passage du temps où je m’interrogeais tout à l’heure, coincé au cœur de l’aporie.

Suis-je libre ? Tout à l’heure, hâtivement j’ai dit non. Maintenant, souriant, je dis oui.

Monologue d’une femme au portable très énervée

(Elle compose un numéro) Non ! Toi-toi-toi, regarde ta bouche… Ben non, oui, tu le vois pas, Nicolas, le chocolat, là, Nicolas, le chocolat, là, là, là, essuie-le j’te dis ! Allô, oui, le garage… Justine Gentil, oui. Essuie là, au-dessus, là, le chocolat Nicolas… Allô, oui, excusez-moi, oui, c’est le petit, alors cette voiture, je l’aurai là ? J’ai qu’à passer ? Nicolas, tu vas essuyer ce bon dieu de chocolat ? … Bon, je peux passer là ? … file, toi, Jennifer, file, tes chaussures nom de dieu, Jennifer, lace tes godasses… et toi Nicolas tu t’es peigné avec un pétard ? … Allô ? Quoi ? Elle est prête ? .. Justine Gentil… Pas de souci, j’attends… Quelle heure il est ? Vache de vache, tu vas voir qu’on va être en retard à l’école… C’est quoi vous dites ? Le logiciel en panne ? Mais je m’en fous ! Vous êtes pas fichu de le réparer ? Oui ? Bon ! Quoi ?? 100 euros ? Bon tant pis réparez ! Ce soir ? Ok, ok,ok. Nicolas t’as du beurre sur le front. Essuie, Nicolas ! Essuie ! Mais non, pas l’essuie- glace, je m’en fous de l’essuie-glace ! Je parle à Nicolas ! Pas à vous ! Essuie encore Nicolas, mais non ! Pas avec ta manche ! Oui, à ce soir, oui… Vacherie de logiciel, 100 euros, vous les accrochez pas avec des bouts de saucisse, vos logiciels, 100 euros ! Jennifer, t’es foutue comme l’as de pique ! Jennifer, Jennifer, réponds quand je te cause… Allô ? Zut, il a raccroché ce garagiste de merde ! Nicolas, tes chaussettes, oui, làààà, elles sont à l’envers tes chaussettes, regarde, mais regarde donc ! Jennifer t’as donné à manger au chien ? Bon, j’appelle votre père… après tout faut bien qu’il serve à quelque chose cet incapable ! Il me faut une bagnole pour l’école ! Bon j’appelle votre père. (Elle compose le numéro) Allô ? C’est le stress, c’est le stress, c’est le stress. Allô ? Merde, le répondeur. Laissez un message, oui c’est ça, touche dièse. Ben tiens, je t’en ficherais moi des touches dièses, comme si le portable était un piano à queue ! Julien, Julien, message urgent ! Julien radine tout de suite. J’ai pas de bagnole. Faut emmener les petits à l’école. Oui, j’embauche à neuf heures. Grouille-toi et plus vite que ça espèce d’incapable. Rappelle tout de suite ! Tout de suite, j’te dis ! Il va pas rappeler, il va pas rappeler, tu vas voir qu’il va pas rappeler ! Je fais quoi moi ? Jennifer, tes lacets, fais voir ? Ah, ben, c’est pas trop tôt ! Ton cartable, Jennifer, ton cartable. Mais non ! Nom de dieu, fais attention au miroir de l’entrée, Jennifer. Et Nicolas, il est où Nicolas ? Aux toilettes ? … mais c’est pas dieu possible, il a toujours envie de pisser quand il faut pas, çui là ! (Le portable sonne) Allô ? Ah, c’est toi, incapable ? Pas trop tôt ! C’est la bagnole. Ben oui, ma bagnole est en panne. Nicolas remonte ta braguette. Regarde, mais regarde ! Remonte ta braguette, j’te dis ! Je l’ai laissée au garage hier. Je devais la récupérer ce matin, mais tu parles ! Ben oui, t’as jamais été fichu de l’entretenir cette bagnole ! Jennifer je te signale que t’as enfilé ton pull à l’envers ! Ce sera d’ta faute, Julien ! Je t’assure que si on est en retard ce sera de ta faute ! Radine ici ! Tout de suite, oui, tout de suite ! La vache, il a raccroché. Ah, les femmes seules, j’te jure, la liberté des femmes, tu parles ! Au divorce le juge te confie les enfants parce que t’es la bonne femme, et vogue la galère. Une vraie galère oui ! Non, mais il viendra pas cet abruti de Julien, je le connais comme si je l’avais fait. Il viendra pas, sûr ! Bon, un taxi, je dois avoir la carte de visite quelque part, là, ah voilà ! Nicolas, pour la millième fois, remonte ta braguette ! Regarde ta sœur, elle est prête, elle. (Elle compose le numéro) Ah, Jennifer, rentre l’étiquette là dans ton cou. Au fait, t’as donné à manger au chien ? Comment ça « non » ?! Allô, taxi ? Oui, une urgence, c’est très urgent. 27 boulevard de la république, au 27, oui, je vous attends en bas, pas de souci. Moins de cinq minutes ? Ok, pas de souci. Jennifer, le chien, c’est toi qui l’a voulu ce chien quand ton père est parti. T’avais promis juré craché que tu t’en occuperais, non ? Je me trompe ? T’avais promis. Allez file ! Nourris-moi cette pauvre bête. Non, Nicolas tu l’aides pas ! Reste ici ! Ici Nicolas ! Nicolas ici ! … Ben Nicolas, qu’est-ce que t’as ? Tu pleures ? Ben pourquoi tu pleures ? Ben ça alors ! Faut pas pleurer, on va aller à l’école en taxi, pas de souci, le taxi. Tu verras, c’est bien, le taxi. C’est chaud, c’est doux, c’est confortable et puis … c’est quand même autre chose que la bagnole pourrie de ton père. (Le portable sonne) Justine Gentil, j’écoute !.. Julien ! Ça alors ! T’es lภEn bas ? Super ! Tu te souviens que t’as une famille ! C’est merveilleux, quel homme ! Comme quoi faut pas désespérer de l’humanité ! …Comment ? Comment ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? En arrivant trop vite t’as percuté un taxi qui arrivait à toute allure ? Vous allez faire un constat en bas là ? Mais qui est-ce qui m’a foutu des crétins pareils ?? (Elle raccroche en rage ; elle prend une longue respiration) Bon, Jennifer et Nicolas, allez, on y va. On y va en bus. Allez, Nicolas, essuie tes larmes, on va prendre un beau petit bus de la ville. Un beau, un bleu avec des décors rouges à l’intérieur. On sera bien au chaud. On sera très bien. On sera à l’heure, pas de panique, pas de souci. On sera bien au chaud, tranquilles, tous les trois, en commun ; les transports en commun Nicolas, tu verras, pas de souci, on y va ensemble.. Jennifer… toi… et moi… en commun, en commun, tranquilles, tranquilles, tranquilles…

Monologue d’un homme au portable (très énervé)

(Il boutonne sa chemise pendant qu’il parle au téléphone, tête penchée, le portable coincé entre son épaule et son oreille)Vache de chemise, les boutons, impossible, vacherie ! Allô, Marilou…Ben qu’est-ce que tu fiches ? … Mince le répondeur ! Bon, ben oui je vais laisser un message..[Si vous souhaitez modifier votre message appuyez sur la touche dièse]. Oui, je sais connasse !! C’est ça… ouais, la touche dièse.

Bon dis donc Marilou, je te laisse un message donc. Je t’attends là. C’est le désert ici. Je t’attends. Je t’annonce que le chat a eu sa ration de friskies. Je lui ai même donné tout le sachet parce que je sais pas quand on rentrera, on est pressés. Je sais, il va tout dégobiller sur le tapis, mais j’ai pas le temps. Tu laveras le tapis demain. Bon, dis donc faut que tu te grouilles là. Augustin et Louise se marient dans une demi heure. La 46 est toujours bloquée à cette heure là, le soir. Ben oui, ils se marient un vendredi. Tu sais on en avait parlé, je suis témoin du marié. Tu te souviens ils ont divorcé et là ils se remarient. Alors grouille-toi. Vache de chemise, elle veut pas se boutonner. Qu’est-ce que tu avais besoin de m’acheter des chemises que je ne peux pas fermer ?

Zut, le message est fini. Faut que je rappelle (Il retape le numéro préenregistré) :

C’est toujours moi. Oui, Marilou grouille toi. Je t’attends. Saleté de chemise ! C’est de ta faute. Non, attends, c’est pas ce que je voulais dire. Excuse. J’efface, j’efface, j’efface.

La touche dièse, la touche dièse, la touche dièse… elle est où cette vache de touche ? Ah oui, j’efface, oui, j’efface, bon tant pis, j’efface. Ah ça y’est maintenant, la chemise ça va à peu près. Vacherie de cravate, elle est où ? Ah non, la veste, la veste avant, pour voir, la veste avant, la veste avant… (Il enfile la veste et porte négligemment la main à la poche. Il sort un papier) Ben c’est quoi ce papier ? Ah oui, la CPAM. Ouh lààà, mais c’est qu’ils me doivent un bras ces cons là ? Tu vas voir, le numéro… tu vas voir… le numéro, oui… un 08, oh là, ça va pas le faire, je le sens ça va pas le faire. Je le sens pas, je le sens pas.

Allô ? Allô ? La CAPAM ? [Le numéro que vous avez demandé n’est pas en service actuellement] Pas en service ? Pas en service ? Non, mais le vendredi après-midi, la Caisse d’assurance maladie, y’a plus personne, j’te jure, les 35 heures, les connards… Ah non mince, je me suis gourré. C’est 08 40, pas 08 41, et cette vacherie de chemise qui se rouvre, j’te jure les mecs qui ton inventé des boutonnières comme ça, ils seraient là je les étranglerais. Je te jure Marilou, toi et tes chemises ! Faut toujours qu’elle m’achète, toujours toujours toujours, des trucs immettables. Et pis la couleur ! De la pisse de chat ! Non mais j’te jure !

Allô, Marilou ? Ah non, merde c’est la CPAM. Allô, la CAPAM ? Y’a quelqu’un ? [Tapez le 36 19 puis tapez 1 pour les réclamations, tapez 2 si vous êtes demandeur d’emploi, tapez 3 si vous voulez ]… Oh, arrêtez bande de nases ! Et puis merde je tape 1. [Tenez-vous prêt à indiquer votre numéro de sécurité sociale]… Et la musique maintenant ! Vivaldi ! Le printemps ! Alors qu’on est en octobre, j’te jure. Eh au fait, mon numéro de sécu ? Mais je le sais pas. Mais je n’en sais foutre rien de mon numéro de sécu ! Ah oui, il est là sur la feuille, oui, je suis prêt, je suis prêt, je suis prêt. Allô… Vivaldi ?… Bon en attendant j’ai le temps de refoutre mon bouton. Vacherie de bouton, c’est bien un coup à la Marilou, ça encore. Non, attends, je mets le haut parleur comme ça j’ai le temps pour le bouton et même la cravate, vu que le vendredi après-midi, j’ai des doutes pour la CAPAM. Feignants ! Voilà. Haut parleur ! Merde, j’ai tout arrêté, j’ai appuyé sur le mauvais bouton… Faut que je recommence !.. Ah non, Marilou d’abord.

Allô, Marilou ? Grouille-toi nom de dieu ! Le mariage ! … Mince, encore le répondeur ! Un message, oui, oui…. Touche dièse, je sais…. Bon alors, Marilou, qu’est-ce que tu fous nom de dieu ! Le remariage de Louise et d’Augustin. Tu te souviens dans ta petite tête de pioche ? Je te l’ai re-re-redit ce matin que c’était ce soir. Mais toi tu t’en fous du remariage de ces deux cons là. Moi aussi ok. Mais là je suis témoin. Grouille-toi ! Tu fais quoi là ? Pourquoi tu décroches pas nom de dieu ! Réponds !! Rappelle-moi et plus vite que ça ! La 46 est bouchée… maintenant on est en retard ! Grouille ! La vache la vache la vache ! Bon maintenant la CAPAM…08 machin. Voilà

Allô ? Oui, je sais… le 36 19 taper 1 etc. etc. etc. Oui, ok, c’est bon voilà, ne nous énervons pas…Je tape 1. Vivaldi ! (Il chantonne rageusement le printemps en rythmant la musique avec le portable dans la main) Vivaldi, s’il avait su qu’on ferait chier le monde avec sa musique comme ça, il se serait flingué Vivaldi, il se serait jeté par la fenêtre Vivaldi, il se serait fait moine Vivaldi, il aurait composé des messes des morts Vivaldi ! .. Bon c’est pas le tout moi la cravate, nom de dieu, la cravate…Voilà, voilà (Il tient toujours le portable à la main, essaie de nouer la cravate d’une main) voilààà…. [Dès que vous serez en liaison avec votre correspondant, cet appel vous sera facturé 1 euro 80 la minute] Quoi ? 1 euro 80 ? Les vaches de vaches qui me doivent une fortune et en plus faut que je raque le téléphone au prix de l’entrecôte ! Il a bien fait de mourir Vivaldi, entendre des trucs pareils, un euro 80 la minute, ça fait cher du printemps ! Ah oui, la cravate, le nœud de cravate… (Il repousse le chat du pied) Non, casse-toi le chat ! Casse-toi ! Fiche le camp saleté de chat ! Je t’ai déjà donné à bouffer ! Va bouffer ! T’as à bouffer nom de dieu de chat ! (Il trébuche en écartant le chat du pied… esquisse une chute). Il a failli me tuer cette vache de bestiole, vacherie de chat, va bouffer ! File, sale bête ! Tiens au fait, à propos de sale bête… et Marilou ? Elle rappelle pas… ah ben oui que je suis con, j’appelle la CAPAM, donc elle peut pas me rappeler, c’est cet abruti de Vivaldi qui l’empêche de me rappeler. L’abruti ! (Il coupe le téléphone en scandant)Vi-val-di a-bru-ti !

Bon j’arrête tout. La CAPAM, la cravate. J’arrête, j’attends. J’attends. J’attends. (Il se regarde les mains, sifflote le printemps, se balance d’avant en arrière) Voilà, tant pis pour le retard, j’attends. Le portable je n’y touche plus. D’ailleurs je vais me désabonner. Ça me rend dingue. Le téléphone. Le portable. Tant pis pour Marilou. Le mariage et tout le tremblement. J’attends. Je me calme. Je me calme. Je suis calme. Je suis très calme. Quel désert ici ! Un désert ! Tiens j’entends le chat qui dégobille ! Tant mieux ! (Le portable sonne, il se rue sur l’appareil)

Allô ? Vivaldi ? Quoi ? Marilou ? Quoi ? Tu m’attendais à la mairie ? Mais on avait dit que …Ils sont remariés, ces deux cons là ? C’est fait ? Tu m’as remplacé comme témoin ? Oui, tu as bien fait Marilou … Oui, tu as bien fait… Oui, bien fait…Oui, j’ai été retardé Marilou… La 46, le chat, la chemise, les friskies, Vivaldi, la cravate, la Caisse Primaire, vendredi, les boutons… ben oui Marilou. Ben oui, Marilou, non, non, je n’ai pas bu, j’te jure que j’ai pas bu, non. Bon à tout’, à pluss. Bisous, oui, bisous.

Un poème de Trakl: Ein Winterabend (Un soir d’hiver)

 

À l’automne 1913, Georg Trakl avait glissé ce poème dans une lettre à Karl Kraus, journaliste et écrivain célèbre en son temps. Georg Trakl devait mourir l’année suivante (il avait 27 ans) des suites d’une overdose de cocaïne après avoir servi au front comme infirmier. Son dernier poème rappelle qu’il servit ainsi comme infirmier à la bataille de Grodek (c’est le titre de l’œuvre ultime) en 1914, où il eut à soigner près d’une centaine de blessés graves dont plusieurs se suicidèrent sous ses yeux. On citera pour rappel ce vers effroyable qui figure dans Grodek et marque longtemps le lecteur de son émotion tendue :

« Toutes les routes mènent à la noire décomposition ».

Il reste qu’il est par excellence le poète de la mélancolie. C’est le chantre de l’automne, non plus tout à fait comme Verlaine, car il pousse le symbolisme dans ses retranchements et, organisant ses brefs poèmes à partir d’un lexique spécifique volontairement restreint, il chante le total désenchantement, hanté par les idées de déclin et de perte vaine ; l’automne est sa saison cent fois chantée. J’ai pourtant choisi ce poème sur l’hiver pour sa simplicité, d’une richesse rarement égalée. Il me hante depuis longtemps et le traduire m’apparaît comme une forme de reconnaissance. En outre, ce chant bref me semble exemplaire de son art.

Malgré son œuvre qui tient en un modeste volume, Georg Trakl est un des poètes majeurs de langue allemande.

 

Ein Winterabend

 

Wenn der Schnee ans Fenster fällt

Lang die Abendglocke läutet,

Vielen ist der Tisch bereitet

Und das Haus ist wohlbestellt.

 

Mancher auf der Wanderschaft

Kommt ans Tor auf dunklen Pfaden.

Golden blüht der Baum der Gnaden

Aus der Erde kühlem Saft.

 

Wanderer tritt still herein;

Schmerz versteinerte die Schwelle.

Da erglänzt in seiner Helle

Auf dem Tische Brot und Wein.

 

Un soir d’hiver

 

Quand la neige tombe contre la fenêtre

Que la cloche du soir sonne longtemps,

La plupart trouve la table mise

Et la maison ordonnée avec soin.

 

Quelques-uns dans leur voyage

Viennent à la porte par d’obscurs chemins.

Fleuri d’or, l’arbre de la Grâce

Monte du suc frais de la terre.

 

Le voyageur entre en silence ;

La douleur a pétrifié le seuil.

Étincellent alors dans leur pure clarté,

Sur la table, le pain et le vin.

 
 

L’année de la joie (8)

Nous progressions dans la nuit, éclairés par ma lampe de poche. « Allons, dit-elle en serrant mes phalanges – j’éprouvai le battement de son poignet à travers le cuir des gants – allons, les nuits d’été sont des aubes attisées, miroirs qui se souviennent du crépuscule, celle-ci en revanche, écoute, est le tain des pensées jamais dites, ah la voie lactée de l’an nouveau et nos mains qui se nouent pour composer des mélodies à partir de peu de jours, s’acclimatant dans l’intime, sceau de solitudes en friche abritées sous le froid camisole. Du bout des doigts je vais en faire un moment pour nous, ami, temps armé de verticales glacées, mon amour, je réchaufferai la nuit de ma harpe grondante, il y aura des trébuchements de tonalités forcément, non, je les balaierai de ton chant, j’aurai des désaccords nus dans la nuit suggérée auprès de mon épaule, là où gravissent les basses, tandis que loin là-bas au bout des bras je grincerai des étoiles aux cordes petites qui décriront les ressauts de mon âme détissée quand tu n’es pas là, dans l’ombre des choses familières qui s’effilochent, et bousculant les secondes j’userai de notre avance présente, duo enfin trouvé, et le Chemin donnera la cohérence qui sans ce lieu de fusion déviderait l’éclat d’arias embrouillées ; le rythme des pas ne dicte pas forcément deux, pourquoi pas onze ?- elle rit – le reflet du hasard est à ce prix puisque tes pas hélas ne tombent pas sous les miens et que nos souliers (seul son présent) cognent le plus souvent à côté de l’autre, loin de toi, puisque tu es à mes côtés, pas en moi, et je t’aime trop pour te voler ton rythme et je laisserai battre ton cœur comme il l’entend. On voudrait l’inverse, bien sûr, et je conterai ce désastre de n’être pas deux toujours, loi tragique mais utile pour avoir la chance d’être soi, moi, fantôme musiquant-chantant sur le Chemin ce duo de présences que je hante avec toi. »

Ainsi écrit-elle à voix haute sa musique savante: il me semble que ses cordes vocales font entendre par avance celles de nos instruments ; du bout des pieds j’étouffe le bruit de mes pas et l’admiration m’emportant comme bourrasque je la saisis par les épaules et embrasse longtemps la bouche de lumière qui vient de « composer ». Je comprends que nous n’irons pas plus loin. Nos lèvres ont des buées qui halètent en secondes floconneuses, elles se mêlent puis se dissolvent au plein du soir. J’éteins ma lampe, imaginant étourdiment que nos haleines sont lumineuses. À regret, je rallume bientôt.

Au retour, avant de passer devant Heurtebise, elle chuchote qu’en venant tout à l’heure dans l’autre sens elle a cru entendre des murmures et des cliquetis. Je l’apaise d’une pression de main, lorsque des saluts s’élèvent : « Bonne soirée ! », insiste un des hommes en contrebas. C’est un groupe de jeunes astronomes affairés autour de télescopes ; je ne lâche pas sa main et nous descendons droit sur eux. Ils observent Saturne ; ils s’écartent pour lui faire place, un des hommes lui désigne son télescope. Sans se défaire de ma main, elle colle son œil à l’objectif. Un long temps s’écoule ; je la sens trembler de tout son être, puis elle se redresse, dit en secouant sa chevelure de feu : « C’est ce que je cherchais… ce silence, l’anneau du temps. »

Je me rappelle l’embarras qui s’installe, bras ballants nous nous faisons face, rien ne vient. Vais-je regarder à mon tour ? Je choisis l’aveuglement : une boule, un anneau, je la connais par les photos et s’il y a mystère je préfère le laisser intact à ma harpiste. Je crois aussi qu’à cet instant je n’imagine pas que je puisse éloigner mon regard de son visage … même pour toutes les étoiles du ciel.

Notre séparation se fit non sans mal : j’étais déjà en train de mouliner au bord des lèvres les grosses ficelles prosaïques qui couturent ces moments (bonne soirée, rien de tel que le ciel étoilé etc.) lorsque l’un d’eux d’une voix abrupte, infiniment grave, nous félicita pour la musique. Ils venaient sur le Chemin pour la clarté du ciel, mais aussi, dit-il sur un ton agité, pour la noire musique. Il frappa sa poitrine, nous expliquant que ça le prenait là, qu’il en revenait chamboulé, que l’audition d’une symphonie dans ces lieux gros de crimes légaux était un baume : « Ça contrebalance la haine », conclut-il. De sa voix de cristal brisé, ma Belle suggéra en souriant : « Écouter la musique à l’extérieur de notre auditorium revient à observer Saturne à travers le brouillard ! » J’insistai également auprès de lui pour qu’ils n’hésitent pas à pénétrer dans l’hôtel enchanté. Je revois ses yeux bruns qui s’embuent, les sanglots sur sa barbe première, je revois ma main qui se pose sur son corps courbé en deux, j’entends ma harpiste : « Venez guérir chez nous de votre trop plein ! », je revois ses amis qui mettent un genou en terre et le redressent sans hâte, doucement murmurant. (Je profite du désarroi pour me jeter sur l’objectif et j’aperçois Saturne : une des visions majeures de mon existence de musicien.) « Nous viendrons », clament-ils comme un serment, avec cette fermeté fébrile des jeunes gens habités. « Nous viendrons, dit-il en s’essuyant le visage, c’est trop de solitude, nous viendrons. » On se serre enfin la main.

Bref dialogue du retour :

« C’est drôle que nous ne les ayons pas vus à l’aller, dis-je.

– À nous la musique, à eux l’univers.

– Qui de nous a la meilleure part ?

– Oh, ce n’est pas si différent, dit-elle en retournant à ses rêveries. »

Je me souviens du silence qui suit, du bitume sur lequel ma lampe s’agite devançant les pas de ma compagne ; parfois ses doigts esquissent des sursauts dans ma paume ; elle continue de composer. Elle semble parfois relâcher ma main, je laisse faire, vite elle ressaisit mes doigts. Le froid s’enfonce jusqu’au plein des poumons et sans nous consulter nous accélérons l’allure ; des formes poudreuses, lambeaux de nuages viennent à notre rencontre, masses humides soudain que l’on traverse comme si le grésil voulait nous glacer les os ; les muscles de mes jambes se tendent, se crispent, l’envie de courir m’envahit à tel point que j’accélère encore et me voilà tirant derrière moi à bout de bras la harpiste embrumée, enclose dans sa pièce, je ne l’éclaire plus, et lorsque l’on arrive à l’entrée de l’hôtel j’ai l’impression de l’avoir tout ce temps soulevée dans les airs.

A propos des textes compliqués (pour une défense de la confusion d’esprit)

J’ai montré ici combien les textes de Kafka pouvaient paraître simples à partir d’une innocence de lecture qui nous fait défaut (peut-être lit-on trop). On peut affirmer que la déduction transcendantale des catégories chez Kant est délicate à approcher, mais avec un minimum de logique et d’acharnement on peut y parvenir. De même les Postulats de la Linguistique présentés dans Mille Plateaux de Deleuze et Guattari réservent des surprises intéressantes et doivent pouvoir céder au lecteur attentif (et qui a du temps devant lui).

Parfois pourtant certains textes perturbent l’entendement le plus sagace. On peut essayer par tous les bouts, une phrase soudain résiste. C’est un chef d’œuvre d’humour absurde que l’on doit décrypter… souvent en vain.  J’emprunte au journal local de ce matin (29-11-2013) un exemple de ce type de phrase. Il y est question d’un assassin qui a frappé deux fois dans nos contrées (« Nous au village aussi l’on a/ de beaux assassinats ») ; le journaliste à la peine essaie d’approcher la compréhension de la parentèle du criminel et il écrit hardiment :

« Cette jeune femme, âgée de 26 ans, est l’ex-épouse du tatoueur et la compagne du neveu de l’ex-concubine de l’éducateur spécialisé. »

La confusion est aggravée par la situation actuelle des couples qui ne disposent pas de mots agréables pour dire qu’ils vivent et couchent ensemble. « Ex-épouse » on comprend, mais « ex-concubine »… outre que le mot sonne affreusement, à la limite de la vulgarité, on a du mal à comprendre dans le contexte : « la compagne du neveu de l’ex-concubine »… si l’on comprend à la première lecture on frise le tour de force.

Mais ce n’est pas grave. Les lecteurs de ces publications vivent eux-mêmes souvent dans cette confusion. Et c’est normal. La vie est compliquée pour les êtres dont le langage n’est pas le premier souci et loin de moi l’idée de me moquer de ces pataquès (cf. plus bas) pourtant drolatiques. Au fond le lecteur qui se régale rapidement de ce genre de fait divers (pas plus ni moins que le plaisir qu’on prend au journal de vingt heures) ne tient pas spécialement à comprendre. Il suffit qu’il s’égaie des malheurs des autres. Et les autres c’est toujours très compliqué, mieux vaut ne pas s’en mêler… et puis on n’a pas le temps. Le soir parfois, après deux ou trois tournées, des hommes solitaires échangent dans les bars où les lumières commencent à s’éteindre des théories fumeuses à partir de ces jalons confus. C’est simplement émouvant. Contrairement à ce qui dit Descartes du bon sens, c’est la confusion d’esprit qui est « la chose au monde la mieux partagée ».

 

 

Origine du mot « pataquès » (Wikipedia) :

« Un soir, au théâtre, un jeune homme est installé dans une loge, à côté de deux femmes du demi-monde peu discrètes et encore moins cultivées mais qui veulent se donner l’air de parler le beau langage en faisant des liaisons. Un éventail tombe à terre. Le jeune homme le ramasse et dit à la première :

« – Madame, cet éventail est-il à vous ?

« – Il n’est point-z-à moi.

« – Est-il à vous, demande le jeune homme à la seconde ?

« – Il n’est pas-t-à moi.

« – Il n’est point-z-à vous, il n’est pas-t-à vous, mais alors, je ne sais pas-t-à-qu’est-ce ? »

Les voisins : dialogue

– Eh, bonjour, vous n’auriez pas une tronçonneuse des fois ?

– Bonjour, non, désolé, dans nos jardins…

– Quoi, dans nos jardins ?

– On a peu l’occasion de couper de très grosses branches.

– Vous les trouvez ridicules nos jardins ?

– Je n’ai jamais dit ça !

– Bon, alors faut pas dire qu’y a pas de grosses branches. Y’en a !

– Vous avez raison ! Je ne voulais pas… quant à la tronçonneuse, c’est délicat.

– Ah, parce que vous en avez une et vous ne voulez pas…

– Non,non,non ! Ne vous méprenez pas ! (Vous pourriez écarter vos cisailles, s’il vous plaît ?)

– Alors vous en avez une, oui ou non ?

– Non. Je n’ai pas de tronçonneuse… mais

– Mais quoi ?

– Disons que si j’en avais une, je…

– Vous ne me la prêteriez pas ? Ah les voisins !

– Non, ce n’est pas ça !

– Vous m’avez dit l’autre jour avec votre air pontifiant : Entre voisins faut s’entraider… que vous m’avez dit…

– D’un air pontifiant, ben tiens !

– Oui, pas plus tard que l’autre jour.

– J’ai dit ça, oui, mais une tronçonneuse ça ne se prête pas comme ça.

– Attendez, y’a une semaine vous aviez besoin d’une clef de 23 et…

– Oui, je savais que vous avez tout un jeu de clefs et les clefs de 23 on ne s’en sert pas tous les jours…

– Ben, pareil pour la tronçonneuse.

– Non, une tronçonneuse ce n’est pas comme une clef de 23 !

– Elle est bonne celle-là, vous allez m’apprendre la différence entre une tronçonneuse et une clef de 23 ! Dites tout de suite que je suis un con, pendant que vous y êtes !

– Non, non, écoutez, une tronçonneuse… une tronçonneuse ça ne se prête pas, voilà ! Si vous avez un accident, c’est moi qui suis responsable.

– Ouais, oh ça va, quand vous avez besoin des voisins vous les taxez mais quand on vous demande un truc, vous sortez des trucs foireux. Facile !

– Puisque je vous dis que je n’ai pas, je vous le répète, je n’ai pas de tronçonneuse.

– Ouais, ça va, je suis pas sourd. Heureusement que je n’ai pas demandé votre aide quand on a coupé mon arbre là derrière !

– Ah ben oui au fait, vous avez fait comment ?

– J’ai demandé à un gars qui a une tronçonneuse… mais là je vous ai prêté une clef de 23 alors je me suis dit que…

– Ah ben non, pas de chance. Je n’ai pas de tronçonneuse.

– Vous pourriez faire un effort.

– Ben, écoutez, si vous avez une grosse branche à couper demandez au gars qui vous a coupé votre arbre !

– Il aurait du mal.

– Pourquoi ?

– Il s’est coupé le bras.

– Le pauvre.

– Sûr c’est pas de chance, mais qu’est-ce qu’il avait besoin aussi d’aller tronçonner chez les autres.

– Il voulait sans doute arrondir ses fins de mois.

– Oui, ben là, c’est son bras qu’il a arrondi.

– Il se coupe le bras et vous vous moquez !

– Je dis ce qui est, c’est tout ! D’toute façon je l’avais dit.

– Comment ça ?

– Il était complètement abruti. Quand il est venu couper mon arbre, j’ai bien vu qu’il confondait sa droite et sa gauche.

– En politique, ça n’aide pas, mais pour tronçonner… Qu’est-ce qui est arrivé ?

– Ils étaient deux pour couper, chez un voisin pas loin ; l’autre a dit attention il va tomber à gauche et lui il se dirige vers la gauche. Chute de l’arbre, panique, pas le temps d’arrêter la tronçonneuse. C’est de sa faute !

– De sa faute, je ne sais pas, en tout cas pour la tronçonneuse je suis désolé, je n’en ai pas, désolé.

– Pas tant que moi ! Menteur !

– Calmons-nous !  Racontez-moi plutôt cher voisin, comment vous est venue l’idée de vous défaire de ce bel arbre qui donnait à votre maison un aspect rural, ramassé, plaisant…

– Les feuilles ! Ça foutait plein de feuilles dans les gouttières.

– Ben vous n’aviez qu’à mettre une crapaudine !

– Pourquoi, les grenouilles elles bouffent les feuilles ?

– Non, une crapaudine, c’est un dispositif qu’on met à la descente de gouttière pour…

– Une crapaudine ! J’te demande un peu ! Une crapaudine, jamais entendu parler.

– Ben ça existe pourtant.

– Oui, oh faites pas votre malin ! Prétentieux, va ! Une crapaudine, un truc que personne connaît.

– Je ne fais pas le malin, cher voisin, je dis seulement qu’une crapaudine, ma foi…

– Ça va hein, stop avec votre crapaud! Ras le bol ! Au fait, ma clef de 23 ?

– Eh bien, je l’ai remise dans votre boîte aux lettres, comme convenu.

– Et vous en avez profité pour lire mon courrier.

– Comment ? Répétez un peu ?

– Oui, oh les voisins j’connais. J’ai l’œil. Faut pas me la faire à moi !

– Je… je n’ai rien lu du tout… mince alors !

– C’est ça ! Et le merci ? Il est où votre merci ?

– Quoi, merci ?

– Je sais que c’est démodé, mais quand on emprunte quelque chose à quelqu’un dans mon pays on dit merci.

– Eh dites-donc ! Je vous ai remercié !

– Première nouvelle.

– Quand je vous ai déposé votre clef de 23 dans votre boîte, j’ai joint un petit mot où je vous remerciais !

– Un petit mot ? Ma femme a dû le foutre en l’air votre torchon. J’ai une sonnette nom de dieu !

– Je ne voulais pas vous déranger, cher voisin.

– Écrire merci c’est de la lâcheté ! C’est facile ! Dire entre quatre z’yeux, c’est autre chose ! Dites-moi merci !

– Non !

– Vous l’aurez voulu ! Vous voyez cette cisaille, eh bien je vais vous l’enfoncer dans votre panse de menteur.

– Non, non, non !

– Prenez ça ! Un jour je suis rentré dans votre garage et j’ai vu que vous aviez une tronçonneuse, menteur !

– Non, mais !

– Crevez ! Et encore un deuxième coup de cisaille ! Tous les voisins méritent que ça !

L’assassinat: dialogue

C’est pas seulement à Paris

Que le crime fleurit

G. Brassens

 

 

–          Pourquoi vous l’avez  tué ?

–          Il a refusé de boire l’apéro.

–          Ah ! Excellent motif !  Racontez !

–          C’était  hier soir ; il s’était arrêté alors que je sortais les poubelles. J’ai ôté mon gant et on s’est serré la main. Je l’ai invité à boire un coup, il est monté et c’est là qu’il a refusé.

–          Vous l’avez tué à cause de l’apéro ?

–          Il faisait beau, le soleil dorait les murs jaunis par la pierre de chez nous, vous comprenez…

–          Excusez-moi : pourquoi est-il monté puisqu’il ne voulait pas prendre l’apéro ?

–          Il voulait saluer ma femme en coup de vent comme il a dit.

–          Ah, ah, je vois. Il est poli quand même, reconnaissez-le !

–          Oui, enfin, bon, écoutez. Après sept heures du soir… euh…

–          Oui ?

–          …il n’y avait plus personne dans la rue. Là il arrive. Je n’étais plus seul. Une fois là-haut, je veux dire chez moi, d’habitude je me retrouve toujours un peu… comment dire ?

–          Perdu ?

–          Oui, on peut dire ça, flottant, oui perdu, disons ça.

–          Excusez-moi, votre femme était là.

–          Oui, oui, mais seul avec ma femme c’est pire que d’être vraiment seul.

–          Je vois très bien.

–          Ah, vous êtes marié ?!

–          Non, mais je comprends, c’est mon métier.

–          Enfin toujours est-il que j’ai eu au corps comme un mouvement vers lui, comme une affection rentrée.

–          Très rentrée alors ! C’est pour ça que vous l’avez tué ?

–          Oui, non… enfin, vous comprenez, un prof de philo, un être intelligent, sensible, doux.

–          Il vous a fait peur ?

–          Il m’a toujours fait peur.

–          Vous venez de dire : sensible, doux. Vous vous contredites.

–          Il m’exaspère.

–          Mais vous étiez son employeur, rien ne vous obligeait à…

–          Ah oui, je l’avais embauché pour former les employés de mon administration, enfin de celle que je dirige.

–          Vous êtes directeur des abattoirs. Qu’aviez-vous besoin d’un prof de philo ?

–          Ce sont trop de questions. On ne peut pas faire une pause ?

–          Non… Euh, vous voulez un café ?

–          Non, merci…

–          Pourquoi ?

–          Dans les films on voit toujours le flic qui apporte le café… ça m’énerve.

–          Le café vous énerve, je comprends.

–          Non, enfin cette bienveillance suspecte oui… je ne sais pas. Bon, alors, pas de pause ?

–          Non. Je voudrais comprendre. Pourquoi l’avez-vous sollicité pour donner des cours de philo à vos employés?

–          Il était excellent, essayez de comprendre, il ouvrait les esprits.

–          Vous ne répondez pas à ma question. En quoi était-il à vos yeux nécessaire de faire intervenir un prof de philo auprès de vos employés ?

–          Ben, c’est la mode.

–          La mode ?

–          Oui, ça fait partie de nos attributions.

–          La philo ?

–          Oui, c’est la mode je vous dis. On a eu cette idée, parce que tout le monde le fait, enfin pas dans la petite ville ici, mais bon, c’est un mouvement général.

–          Vous voulez parler des cafés philo ?

–          Oui, non.  Excusez-moi, je voudrais faire une pause. On ne peut pas reprendre demain ?

–          Je dois boucler le dossier, désolé.

–          C’est ennuyeux. J’aimerais y réfléchir.

–          Quelque chose vous bloque ?

–          Vous ne pouvez pas comprendre.

–          Je suis trop stupide ?

–          Je ne veux pas vous irriter mais ce doit être quelque chose comme ça.

–          Vous pensez que je suis trop bête ?

–          Oui, monsieur l’inspecteur.

–          Merci !

–          Attendez, attendez. Ce n’est pas ce que vous croyez. Je…

–          Précisez comment ça s’est passé : vous dites qu’il a refusé l’apéro et on a retrouvé le corps chez vous.

–          C’est ma femme qui a appelé les secours. Ils ont dit qu’il était mort.

–          Vous étiez triste ?

–          Soulagé, disons. Surtout quand ils ont emmené le corps. Comme s’il ne s’était rien passé.

–          Un homme est mort, il ne s’est rien passé, vous avez de ces mots !!

–          Je suis sincère. J’ai dit : « Comme s’il ne s’était rien passé ». Je n’ai pas dit…

–          Oui, oui, j’ai compris. Attendez, je feuillette mon bloc là : vous dites qu’il vous exaspère.

–          Il m’exaspérait oui.

–          Intelligent, sensible et doux… et il vous exaspère.

–          Vous ne pouvez pas savoir monsieur l’inspecteur, il était bête aussi, mais bête !

–          Non content de le tuer, vous salissez la victime. Il était prof de philo, vous exagérez !

–          Bon sang, vous débarquez, là ? Vous êtes d’où ?

–          Région parisienne.

–          C’est bien ce que je pensais. Vous ne pouvez pas comprendre. Il était inassimilable.

–          Comment ? Expliquez-moi !

–          On ne pouvait pas l’inviter. Il refusait tout. C’était… comment dire… c’était un scandale vivant.

–          Et maintenant c’est un scandale mort !

–          Ça m’est égal. J’ai mes principes.

–          Lesquels ?

–          Quand on habite notre ville on n’a pas le droit d’agir comme il le faisait.

–          Refuser les invitations ?

–          Oui.

–          C’est comme une loi ?

–          Oui. C’est une loi non écrite, je le reconnais. Mais c’est une loi.

–          Si le policier que je suis veut la formuler clairement, je dirai : il faut s’intégrer à la vie de la cité.

–          C’est évident. Il a tout refusé, vous vous rendez compte ? Tout.

–          Sauf les heures de prof de philo auprès de vos employés.

–          C’est vrai. Mais c’est encore pire.

–          Pire ?

–          Je lui procure des heures de philo, il devrait m’en être reconnaissant et voilà qu’il n’accepte pas de boire l’apéro avec moi… et vous savez ce qu’il m’a dit ?

–          Non.

–          Qu’il avait hâte de voir sa femme.  Non, mais j’te jure ! Qu’il ne l’avait pas vue de la journée !

–          Je conçois votre irritation !!

–          C’est lui qui est en dette envers moi.

–          Attendez, mais là… il est mort !

–          L’ardoise n’est pas effacée pour autant !

–          Le crime devrait vous apaiser !

–          Non, rien ne peut réparer ce manquement aux convenances.

–          C’était un prof de philo, il avait sans doute des principes qui vous échappent.

–          C’est bien ce que je lui reprochais.

–          C’est pour ça que vous aviez peur de lui ?

–          Oui.

–          Pourquoi l’avoir employé alors ?

–          Ça fait bien.

–          Qu’est-ce qui « fait bien », comme vous dites ?

–          La philo, en fait c’est plus compliqué. Aux abattoirs où je dirige cinq employés, trois d’entre eux étaient végétariens et je voulais les licencier pour faute professionnelle.

–          Vous rigolez,  le végétarisme n’aurait pas été considéré comme une faute professionnelle !

–          Non, bien sûr, mais j’aurais trouvé autre chose : quand on veut virer quelqu’un on trouve toujours.

–          Jolie mentalité !

–          Après debriefing, la DRH de la mairie m’a confié que la faute professionnelle était un peu compliquée et que je n’avais qu’à leur faire donner des cours de philo. Une sacrée trouvaille ! Le premier abattoir de France à avoir des cours de philo ! C’était le couronnement de ma carrière !

–          En fait je sais… Vous l’avez tué parce qu’il n’a pas fait cours en faveur de la viande ; il était lui-même végétarien…

–          Pas du tout ! Il a fait une très belle première conférence sur la viande. Ensuite, les autres interventions je m’en fichais ;  j’ai abandonné : il était question de Platon, de la mort, de l’être et de l’étant … mais ils aimaient tous ça, alors pour une question de prestige j’ai laissé courir. La philo c’est très porteur ! Voyez comme je suis bonne pâte !

–          « L’assassin était une bonne pâte », un bon titre pour le journal !

–          Ça vous amuse, hein ?

–          Non. Parlez-moi de la peur qu’il éveille en vous.

–          Il était seul.

–          Mais non, il est marié.

–          Je vous dis qu’il était seul dans la ville. Il ne voulait pas s’intégrer.

–          Normal, pétri de philo, il a besoin de méditer. On n’en veut pas au curé de lire son bréviaire au lieu d’aller dîner chez les catholiques.

–          Votre comparaison est démodée ! La philo, c’est cool, c’est moderne, rien à voir !

–          Racontez-moi concrètement comment vous l’avez tué.

–          Ben, il est monté avec moi, une fois entré il a refusé l’apéro et donc je l’ai cogné avec la bouteille que j’avais à la main. Un coup de pastis !

–          Vous êtes drôlement  irritable quand même !

–          Il était là. Et il ne voulait pas boire. Il n’avait pas le temps ! Il était sept heures du soir passées de quelques minutes. Je n’avais jamais vu ça. Tant de suffisance ! J’étais seul !

–          Avec votre femme…

–          Et donc encore plus seul.

–          Vous l’avez déjà dit… Il vous méprisait  et vous l’avez tué.

–          Non c’est pire que ça. Il rejetait tout. Il était la preuve vivante que nos efforts étaient inutiles.

–          De quels efforts parlez-vous ?

–          Nos efforts incessants pour faire société. Les repas entre nous. Les conversations sur tout et rien, la vie quoi… Il n’y a que le méchant qui soit seul. Il était le doute, il était le mal. J’avais introduit le loup dans la bergerie. Il ne devait plus vivre.

–          Pas de chance !

–          Oui, pas de chance, monsieur l’inspecteur, il est mort solitaire…

–          Non, je dis pas de chance pour vous car en fait il a survécu.

–          Salaud ! Vous le saviez et vous m’avez laissé croire que je l’avais tué !

–          Tentative d’homicide, ça fait quand même dans les… hum… dix ans facile… Vous savez ce qu’il a dit quand il est sorti de son évanouissement ?

–          Allez’ y, je m’attends à tout de la part de ce prétentieux.

–          Il a murmuré dans son réveil embrumé : « Je regrette que la philosophie ait conduit cet homme à tenter de m’assommer. Il ne le méritait pas ».

–          Il ne s’est pas fâché contre moi ?

–          Non, il a fait un mouvement conciliant de la main, c’est tout.

Alors je ne regrette rien. Il est vraiment  irrécupérable.