que sont les amis devenus

(Rutebeuf)

quand je reviendrai 

car je reviendrai 

il y aura l ‘étroite rue aveugle 

résonnant des rires de  l’antan rejoué

et les cris surtout 

quantité de voix où les pauvres

ne s’entendaient pas faute d’écouter

alors parurent sur ce décor 

les amis éphémères 

aux corps embarrassés

qui fuirent vite loin de notre monde 

un très long temps 

pour toujours souvent 

peu demeurèrent

une poignée

mais pourquoi sont-ils tous restés enclos

dans ma boîte crânienne

visages estompés c’est vrai 

de l’autre ĉoté 

de la porte vitrée des ans 

ils sourient font des signes disent leurs noms 

mais le bruit est tel  

que je ne perçois plus que la musique rauque 

de leurs cordes vocales

le vent a balayé le reste 

les traits du visage marqués de coups 

les coiffures incongrues 

et les pantalons crevés de partout 

que l’on remontait machinal 

en reniflant 

à défaut de mouchoir

nuages

c’est au zoo qu’ils se poussent  là-haut

comme les animaux d’enfance 

ours chiens ou visages parfois

ils s’offrent denses impalpables

ils me sont rêves intouchés

ils ont du vagabond l’allure dégingandée

et leur joue ouatée se défait 

méditant lourde et légère

oui ma vie s’y accroche 

leur sourire m’emporte

beaux insonores du jour

ils vont sous le vent

verser quelque pluie du matin 

ils sont anges mystères des légendes lointaines

personne ne sait rien de vous

et vos destins discrets s’effilochent 

ils passent comme nous 

lents et rêveurs 

gros de nos songes

allez  

vous êtes du troupeau 

qui porte la mer dessalée 

aux enfants du temps 

rôdant tranquilles sous la lumière de juin

personne ne vous arrêtera

vos pluies sont attendues 

par la terre nourricière

miroitements

la forêt suffit

pour être jeune 

inutile d’aller à la fontaine

de jouvence 

l’âge s’efface sous la mousse

et sur le chemin sombre aux terriers de lumière

le pas chante brisant feuilles et branches 

les cimes craquent c’est vrai 

mais l’escalade se fera 

on va rêver l’autre vie 

et tant pis pour la pluie 

si les grillons s’énervent seuls

dans l’attente de l’azur vif

il se fera bien des matins radieux

marche rapide 

yeux bleus limpides 

et de soleil émerveillés 

même si les lourds ombrages encore 

couvrent nos corps engoncés 

nous sourirons aux jours aux mois aux décennies 

contre l’ennemi froissant 

nous garderons lisses nos joues 

contre le tapis glissé des ans  

forêt ma splendeur solide 

je t’en prie 

abrite les chants les amis 

éternise nous parmi les troncs

cette beauté

de miroitements lumineux

qui miment la sérénité

mendiant

pressés

corps et pas 

le cerveau serpent 

dans la cité caverne  

où les murs suintent l’effort

grondements qui gravent aux tympans 

nos piétinements 

ma main prend la pièce rendue par le boulanger

pour la passer au bougre accroupi

il se cache 

se fait absent 

rien du tout 

ne veut pas d’un revers de main que je le voie 

or je le vois

je m’approche encore 

tu es mon égal 

pâle effroi sous les paupières

il repousse doucement mon pied 

ne lui parlez pas dit une passante

(c’est un ange en talons hauts)

comprenez moi comprenez le 

il est au précipice de nos corps de nos pas 

il veut respirer les échappements 

il aime qu’on l’ignore 

il ne s’aime pas 

il ne veut pas de votre attention 

il n’a que faire de votre voix

tournant mon visage

j’aperçois le sourire 

tout de bienveillance de la belle 

je me redresse vers elle

je prends sa main gantée

y dépose un baiser

le miséreux sourit de sa bouche édentée

les yeux la voix

le regard parfois

un regard un seul

et tout soudain le voile qui recouvrait 

la personne de mon moi apparent 

se déchire de haut en bas

j’entends toutes les harmoniques souriantes 

  • dégel du trop plein de soi – 

qui viennent se fondre en mon souffle 

je ne parle plus 

on parle en moi 

et rien n’est plus proche 

que cette fleur de temps présent 

la mer bouge là-bas comme toujours 

ma voix se commande seule calme

sa gravité t’oblige à me fixer encore 

j’entends un clapotis bleu d’azur imité

qui fait retour 

la tranquille du flot s’installe entre nous 

la gorge nous dénoue en choeur

empathie folle et d’un raisonnable doux 

qui murmure 

entre nos deux visages 

qui semble-t-il 

ne s’étaient jamais vus

et se reconnaissent entre les cils 

pupilles jumelles

que les vagues reflètent

sous l’écume du plaisir 

iris     

c’est le lys du pauvre

son prestige antique d’arc en ciel

qui relie les dieux et les hommes 

s’efface de nos mémoires

c’était toutes les couleurs dans une écharpe

l’iris projette ce jour dans sa fierté lancéolée 

une coiffure étrange

(elle n’a pas pris le temps de se coiffer)

invitée surprise

elle monte en mai 

et surgissant des parterres 

tire la langue

moquerie ambigüe

on peut la voir masculine

exigeant d’être prise au sérieux

j’attends avec impatience

l’apparition de son violet cardinal

parfois transparent 

dont l’encre à la pointe des boutons

au bord de l’explosion

écrit sur le ciel 

comme les toits des églises

de nos contrées 

aux ardoises mouillées

elle reste si peu parmi nous

qu’elle ne dort pas

dès le soir elle boit l’obscur

le restitue dès l’aube

se dressant en mystère

défi en pleine lumière de l’infini des nuits

je suis son lourd balancement

qui dit oui au vent

et non à la perte des pétales

rejouant un moment 

dans le petit printemps

son rôle d’immortelle

averse

après les grincements d’hiver

l’apaisement de mai 

qui fait les cols ouverts 

amène tendre joie de vivre 

soudain on éternue quelque part

une danse de précipitations s’annonce 

j’admire derrière les frondaisons

la puissance lourde 

des symphonies de nuées grises qui montent

menaces de fin du monde

sur les trottoirs les épaules s’engoncent 

de cirés crus 

enveloppant les passants audacieux 

qui courent vers on ne sait quel chez soi

je guette les auvents

passant de l’un à l’autre

une constante musique tapote 

sur la toile des abris 

l’eau gorge l’air

d’un flot soudain glacé

ironiques les caniveaux crachent à coeur joie

les parapluies qui éclatent 

me rappellent amusé

l’éclosion des champignons des bois

les nuages crèvent sans pitié

nettoyant la cité encrassée 

du printemps défleuri un peu

le mai fait alors reluire le monde

jusqu’à la moindre feuille 

qui ravie de l’eau nouvelle 

laisse perler un reste d’orage 

sur ses bords vernissés 

les mésanges

je me souviens de l’arbre à l’ombre duquel etc

depuis notre rencontre

dix générations d’oiseaux

ont fait des allers et retours 

ailes chaudes

ils eurent des étincelles au bec

froissements cris buissons de gazouillis

et l’arbre immobile vieux cheval 

secoua souvent sa masse souriante

j’ignorais alors 

que les branches scandent les années

et que les mésanges agitées

aux rémiges fragiles

défendent l’abri solide des fines brindilles

elles ont partie liée

avec l’athlète au tronc rugueux

et lorsque de dépit je cogne ma tête contre lui

(elle m’a encore quitté)

les mésanges au masque noir actrices du ciel

descendent pour m’égayer 

et je mesure alors en souriant

combien le temps est volatil

estuaire

une voix murmure

à l’ombre lourde des bouleaux 

pas grand chose

un filet de voix là-haut

parmi le claquement léger des brindilles

où es-tu

tu te souviens des arcs en ciel

douce jeunesse d’oisiveté vêtue 

presque rien sur la peau

la voix passait pourtant à travers

l’ostinato de ma musique 

je n’entendais que la douceur souviens-toi 

je craignais le blafard des habitudes 

la mollesse folle des insultes colportées

nous voguions sur le fleuve gris 

ta voix avait des crudités gentilles 

et sur le flot les tolets de la barque 

grinçaient comme dents de nuit 

ainsi s’écoulaient les jours et nous 

aujourd’hui que le mascaret nous alerte 

en brises menues mais inarrêtables

j’écoute le chuchotis du sang

oreille collée contre ton coeur 

qui fait cascade 

puis presque rien 

intensité du petit reste 

avant le gros bouillon des rencontres

où le salé viendra faucher l’eau douce 

qui nous porte 

il y a urgence

on nous attend à l’estuaire

ciel et terre

les utopies qui tombent du ciel

rôdent énormes 

impalpables 

sous la voûte du crâne

illusions malignes

où croyances et meurtres s’échangent leurs alarmes

machinations nuageuses imaginaires

qui ne demandent qu’à être éveillées

vierges folles au bois dormant

elles hantent nos pensées

alors que sur la terre mon dieu

il est des promenades délicieuses

des verres de vin y rougissent à plaisir 

les doigts de mille rêveurs 

musiciens et peintres

dessinent nos espérances

on chante alors debout sur le roc

l’océan peut toujours menacer

l’éclat de la terre

aux vignes droites

donne tant de teintes et de chants

qu’on se demande finalement

pourquoi les ancêtres furent assez fous

pour se forger des idéaux

alors que le bonheur est en mai

que les sourires s’échangent à ras de terre

allons 

l’amour est à portée de cette main 

qui va serrer les doigts aimés

sous l’ombre des beaux jours

Chopin la nuit

des pattes de chat sur le gazon 

je crois m’éveillent 

le velours brisé des notes

pour piano seul

disent un chagrin insurmontable

ni dieu ni diable 

ne peuvent aider en pleine nuit 

à accepter son sort de dormeur qui ouvre les yeux 

face au surgissement de la ruée des enfances

lointaines si lointaines

la Pologne autant dire le pôle nord 

le piano y reconduira certes

il y aura la rosée des notes touchées 

mais avant je me demande comment 

Frédéric a su dire la joie la danse 

puis les nuits de Mazurie

l’abandon de la joie

mon dieu quand je pense aux nocturnes 

je vois bien que la peau frémit du trop loin 

et l’amour fusion qu’on recevait là-bas  

à profusion 

et qui ne revient pas 

la pédale sollicite la durée 

mais c’est du futur brut qui est vécu au présent

et la mine soyeuse des mélodies sème ses je t’aime 

rien ne reviendra vif de Varsovie

tu seras en colère il faut bien vivre

les nocturnes eux ne chantent qu’une nuit nue 

noueuse qui serre les poumons 

au risque d’épuiser très jeune 

la source grave de Frédéric Chopin

Le clavecin de Couperin

tous les matins 

le clavecin de Couperin 

me met en train

mais ce jour d’hui

j’ai dû pousser le son

tant les oiseaux faisaient de raffût 

au fond de mon jardin

je les crois jaloux

je les rassure

Couperin leur dis-je est un frère 

il s’inspire de vous

il ne vous moque pas

il vous envie 

les fauvettes plaintives

le rossignol en amour 

en témoignent

avec trois siècles d’avance

bientôt quatre 

notre Couperin prépare l’essentiel 

de nos préoccupations

humeurs chants nature et vergers

je m’interroge

qu’y a-t-il de plus important

que le chant de cette énorme guitare horizontale

je crois que le clavecin est en avance sur notre présent

son passé riche et fin

plaide pour lui

pour ses notes 

qui volent sitôt entendues

elles sont l’urgence de notre temps

oublieux 

voici la joie du clavecin qui reflue vers nous

vagues d’un océan d’écume

poudrant nos pas

les échos

ce qui crisse encore au jardin

ce sont les pas des enfants

présences provisoires

il a gardé aux tympans les éphémères cavalcades

de minuscules souliers vernis

c’était la petite au visage clair

qui dévorait du réglisse en sautillant

– il songea qu’il faudrait en la coiffant ce soir lui décoller les boucles une à une –

et puis

les pépiements des sonnettes

les chutes les pleurs les encouragements grave voix

appels criards encore brèves présences

un jour il n’y eut plus que son pas

au gravier de l’allée

tennis et bottes rangées 

des petits pas ne resta presque rien

il perçoit le clapotis

du robinet qui goutte dans l’arrosoir bleu

sa semelle grince aux pavés de la terrasse

un papillon – miracle –

se pose sur la manche de sa veste demi saison

cet après-midi d’août est décidément frisquet

fixant le soleil

il frappe de sa canne la dalle du perron

qui résonne sous son corps tout entier 

l’Aisne

la rive glisse contre moi

sous mes semelles se tassent graviers et glaises

et là devant 

aventure de ma vie

coulant à ciel ouvert

le flot prisonnier fracture des joyaux des micas des soleils

la boue verte est parsemée de pattes de becs

traces esquissées dès l’aurore des lieux

par les envahisseurs sans loi ni frontière

laissez-moi dit la rivière

gardez-moi de l’effroi des folies

je dégoutte de cette craie qui n’écrit jamais

mon lit et mon ciel froids et gris

font un unique linceul

aux soldats d’autrefois

je revins souvent

m’asseoir auprès de la voix

la peur crachée dans les remous se dénouait

ce fut l’enfance aux berges du fleuve dur

que j’enviai longtemps d’aller à la mer

se faufilant risque tout

jusqu’aux confins des sables brûlants

printemps trompeur

le joli mai dicte sa loi 

et les fenêtres ont mis du rouge dessus leurs lèvres

les heureux illuminent les visages de leurs maisons 

façades géraniums en folie 

ma chemise est enfin justifiée

je ne reconnais plus mon quartier 

interloqué par les métamorphoses

je m’interroge sur ma jeunesse 

les pétales se rient doucement 

de ma tenue légère légère

contre la brise souple encore humide un peu 

je constate une fois encore avec satisfaction 

que les printemps me vont bien

les pas de portes arborent leurs glycines

qui grimpent sans vergogne

sur les toits encore glissants

la peur des ans qui courent 

s’immisce aux vaines cheminées

je pose mes pas vifs sur la rue en goguette 

chante pour me donner du coeur 

là-bas des cris d’enfants 

brisent l’horizon 

un train au loin 

annonce la pluie 

ma chemisette était présomptueuse 

je refranchis le seuil

cueille mon pull au porte manteau

soupirant qu’il y a tromperie sur la saison

et que le mai se double souvent 

des fils entrecroisés d’avrils mouillés