Amené à modifier ma pièce sur les violences conjugales (Des Illusions Désillusions), j’ai repris une idée que j’avais notée dès le début de l’écriture de la pièce il y a cinq ans : parler dans ce cadre du “harcèlement” dont les femmes sont victimes.
Les mecs vous vous rendez pas compte ! Autour de notre corps, c’est comme une aura, un halo invisible, normalement infranchissable, c’est quelque chose comme le quant à soi, c’est la distance, le tact auquel on n’a pas le droit de toucher. C’est pour ça je crois qu’on se serre la main ou qu’on se fait la bise, c’est pour dire : à part ta main que je serre, à part tes joues que j’effleure, à part ça donc, mon corps est libre de respirer, de vivre libre, de marcher, de courir, de rêver ma vie, et personne, tu m’entends personne n’a le droit de pénétrer dans ce lieu près du corps si je ne le veux pas, ma vie est là, tout autour de mon corps, au bord de ma peau, là où est le charme, là où les vêtements chatoient, se froissent, là où le corsage et la jupe dansent et miroitent, tout ça c’est pour le seul plaisir d’être femme, d’être belle, d’être admirée, d’être respectée.
Le respect nous y voilà. Eh bien ce lieu tout autour de notre corps, ce chant de notre corps, cette mélodie qui nous entoure comme un parfum est constamment désaccordée, empuantie, dévorée du bout des doigts, des paumes, des mains par les mecs, par les pauvres mecs, par les sales mecs (Elle murmure) les sales mecs, les pauvres mecs, les mecs quoi !
(Elle pousse un grand soupir pour reprendre son souffle) J’aime bien mon copain, on s’adore ; quand on marche dans la foule et que je lui dis qu’un mec m’a touché les fesses avec la paume de sa main, il se jette sur le type, bagarre, ça finit toujours mal ! C’est nul ! Je suis fier de lui bien sûr, mais c’est nul, ça me fout la honte quand même et en plus ce genre de truc tu peux rien prouver, alors bon au fin fond de toi tu te sens responsable de ce déchaînement de violence … Oui, c’est moi qui suis responsable, tu te rends compte, et je suis coupable de quoi au fait ? ! Eh bien d’être une femme, d’avoir des seins de femme, d’avoir des fesses de femme, d’avoir des jambes de femme. Tu es coupable d’être née femme ! Eh, les mecs, les femmes c’est la moitié de l’humanité, alors moi quand on me parle des droits de l’homme je pense à mes fesses cent fois pelotées depuis ma naissance et je me dis que c’est pas demain que les droits de l’homme s’appliqueront à la femme.
Un exemple tout bête : le soir après vingt heures, une femme seule est bouclée chez elle jusqu’au lever du soleil. À part ça, les femmes sont libres, les femmes sont libérées, li-bé-rées !, tu parles ; à la nuit tombée donc, quand vient le couvre-feu, elles doivent se cloîtrer comme des bonnes sœurs. Au dodo les nanas ! Je monte vite fait retrouver les quatre murs de ma cellule… et bien heureuse si tu ne te fais pas peloter dans l’ascenseur par le voisin qui – si tu protestes – te claironne aux oreilles que tu n’as pas le sens de l’humour, le salaud !
Oui, je l’annonce à toutes les femmes : il faut à tout prix avoir un copain pour pouvoir profiter des soirées de printemps ! Si tu vas te balader seule, tu es sûre que le mâle va croire que tu cherches ! Alors, pour être libre tu dois, oui, tu DOIS partager ta liberté en deux avec un mec ! Ce qui est terrible, c’est que ça a toujours existé, depuis la nuit des temps. C’est l’histoire du chasseur et du gibier. Nous les femmes, nous sommes le gibier, nous sommes des proies, les femmes sont faites pour être prises, battues, humiliées, c’est comme des bêtes. Non, c’est moins que des bêtes, les chevaux on les caresse avec attention, les chats on les bichonne. Moins que des bêtes, moins que des bêtes.
Ah, à propos de bêtes, voilà : j’ai été secrétaire de direction pendant cinq ans et tu peux pas savoir le nombre de fois où le patron ou les employés ont eu besoin d’un objet qui traînait là devant moi, un stylo, un rouleau de scotch, ou, tu sais, ils voulaient me montrer un truc sur mon écran d’ordinateur, et à chaque fois ou presque le bras du mec qui vient te toucher les seins, ou alors c’est un regard qui plonge dans mon décolleté, un genou qui s’attarde contre ma cuisse, une main qui flotte comme une aile de vautour autour de mes épaules. Que faire ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ben oui, au bout de cinq ans j’ai claqué ma démission. Voici ma définition personnelle de la secrétaire : avant même d’être la voix qui répond au téléphone, une secrétaire c’est d’abord la chair palpée par les mecs. Je ne parle même pas de celles qui doivent donner bien davantage pour être embauchées, promues ou simplement conservées à leur poste. Ah oui, ah ça évidemment, je vois bien de solides épaules mâles qui se lèvent avec inélégance et qui répondent à cela : (Elle imite une voix d’homme) « C’est la nature humaine, on ne peut rien y changer, faut être réaliste, c’est comme ça ! » Ben tiens, ça les arrange tellement les mecs de dire que ça a toujours été comme ça et qu’y faut s’y faire ! Tous ces petits viols successifs qui font de ta vie un enfer… c’est la nature, c’est normal, ben tiens, c’est normal. Le pire c’est quand les mecs te disent : « Arrête de te plaindre ! Si on te pelote, c’est que tu es mignonne ! » Ils croient qu’ils te flattent les mecs, tu parles, ils essaient de te convaincre que le harcèlement de ton corps est une chose naturelle parce qu’ils sentent bien qu’ils sont coupables ! Comme ça ils font coup double : un ils te draguent et deux ils se déculpabilisent !
Pour résumer : dans la vie il y a des hommes et des femmes et le plus souvent les femmes sont des proies et les hommes des prédateurs, voilà, ce sont mes mots à moi et je les préfère à la résignation générale. Tu me diras que parfois les femmes s’habillent comme des proies consentantes, minijupe, décolleté. Et les hommes sur les plages, ils mettent pas des shorts moulants ? Quelle femme oserait les agresser ? Aucune ne le fait. Et puis pour revenir aux vêtements de femmes, dis-moi : qui organise ce grand déguisement des femmes en proies sexuelles ? Qui invente ces fringues où on montre outrageusement nos seins et nos cuisses ? Non, je ne répondrai pas. Inutile, ça va de soi, c’est évident.
Attendez, j’ai pas fini, juste encore un petit truc. Non, qu’est-ce que je dis, c’est l’essentiel, c’est tellement important que ma gorge hésite, s’enroue, mes cordes vocales se voilent d’un crêpe noir. (À partir de ce moment le débit se fait hésitant, elle doit donner l’impression qu’on lui arrache les mots) Figurez-vous que ce que je viens de dire du gibier, des femmes proies… ça commence… ça commence… dès le plus jeune âge… Rares sont les petites filles… qui ont… qui n’ont pas… c’est ignoble, ignoble…quant aux adolescentes, aux jeunes filles, c’est presque un rituel… je ne vais pas raconter les … non, je passe cette horreur, excusez-moi… c’est tellement douloureux… tellement… excusez-moi !
(Elle reprend son souffle, change de voix, devient soudain presque joyeuse) C’est tellement beau d’être une femme ! Tellement beau… Je voulais… j’aurais voulu… Vous savez, vous savez, l’immense joie d’aimer un homme, un vrai, l’immense joie de mettre des enfants au monde, d’aimer encore, (la voix va tombante) et encore et encore et encore et encore… Aimer… Aimer… Oui, enfin, dommage, ce sera pour une autre fois !
je crois bien que je suis une inconditionnelle de Des illusions Désillusions ! Chaque ajout me paraît inévitable, comme s’il avait toujours fait partie intégrante de la pièce. Je lis ce monologue et je me dis “ah oui, c’est vrai, ça n’avait pas encore été traité”. N’y a-t-il donc pas de fin aux exemples de souffrance de la Femme ?! Vous devriez sous-titrer votre pièce : liste non exhaustive !
C’est comme toujours un réel plaisir de vous lire, en particulier ces textes sur la Femme qui me tiennent tant à coeur. C’est toujours extrêmement juste. Très vrai, parfaitement tourné, précisément précis !
Comme vous le savez, je suis désormais dans l’Aisne, informez-moi par pitié (!) des dates de représentation de cette pièce que j’admire ! Faire de la route ne m’effraie pas, s’il me faut me déplacer sur Amiens ou Compiègne, cela ne me pose aucun problème !
J’ai hâte d’avoir un poste fixe et de pouvoir travailler avec vous et mes futures classes sur cette pièce.
Bien à vous,
Perrine.
Avec un peu de retard, excuse-moi, une réponse à ton étonnant commentaire. Je suis ravi que tu aies compris la nécessité d’un texte aussi peu proche apparemment des violences conjugales (c’était quand même le vrai sujet de la pièce commandée il y a cinq ans). Merci d’insister sur le vrai contenu de la pièce: c’est le sort injuste qui est fait aux femmes parce que ce sont des femmes. Les hommes ont d’autres difficultés et je veux bien en faire une pièce, mais les difficultés des femmes – par rapport aux hommes – dans notre société sont bien plus spectaculaires. Voilà les constats sociologiques qu’on peut faire. Mais ce n’est pas le propos tout à fait: il s’agit ici de théâtre. Et tu as raison de proposer ce titre: liste non exhaustive ! J’en souris comme toi; cependant ici “le harcèlement” me semble tellement douloureux que je m’étonne de ne l’avoir pas fait il y a cinq ans. J’y avais pensé, j’avais pris des notes, j’étais prêt à mettre ce sujet en théâtre, mais je voulais rester dans la thématique des violences dites conjugales. Si tu as lu le monologue de la femme qui vit dans une ferme isolée et parle à une journaliste d’un mensuel appelé “femme” (!!!), tu sais ce que je pense de ces mots: violences conjugales(“mais c’est un cache-misère, ce truc!”) . Oui, j’ai une grande méfiance envers les mots.
Je le vois encore une fois très bien grâce à toi. Le “harcèlement” est un très bon sujet qui colle parfaitement à celui des violences conjugales; on peut même dire qu’en abordant le “harcèlement” on approche du fond du sujet. Je crois que ce monologue donne une clef de la difficulté d’être femme dans notre société. Je ne m’attarde pas sur les formules toutes faites genre: femme-objet, femme-désir, femme-fantasme, femme-victime etc… Ce qui est plaisant avec le théâtre c’est qu’on peut parler d’intériorité à intériorité, de la femme au spectateur, sans l’intermédiaire d’une parole conforme, sans la gêne habituelle du quotidien (il n’y a pas vraiment le grain de la peau, ni la beauté , c’est le corps en entier qui est mis en place face au spectateur, sur un fond vide, une profondeur que la voix va remplir… c’est inouï), sans les conventions, avec cependant une obligation de densité du discours et surtout pour moi la nécessité d’être clair, voire limpide, sans autre ambiguïté que l’humour distancié qui est à l’image de l’espace qui sépare l’actrice du spectateur. Je me fiche du théâtre dit contemporain, je sais ce qu’ils font, mais mes modèles, si j’en avais, seraient plutôt dans le théâtre antique… banalité, n’en parlons plus.
Je trouve que le théâtre de parole (il y a celui de geste, de mime, de musique, je connais et c’est très bien), je trouve que ce théâtre de parole dont cette pièce est l’incarnation correspond parfaitement à son sujet. Les violences faites aux femmes viennent précisément de la non parole; je crois sincèrement sur ce sujet précis des violences faites aux femmes à la vertu du verbe clair porté haut, fort, bien en face. Je crois que le harcèlement dans ce cadre curieusement va au plus large de la difficulté à laquelle les femmes sont confrontées: car contrairement aux violences conjugales proprement dites (où le spectateur peut toujours penser: c’est le voisin mais pas moi; les violences c’est pas tous les hommes, donc c’est pas moi; ou telle femme insultée tous les jours peut y être tellement habituée qu’elle ne s’en rend pas compte) là, avec le harcèlement on ne peut plus dire comme dans la cour de récréation: “c’est pas moi, c’est lui!” Là cette fois les hommes et les femmes ne peuvent pas nier; c’est arrivé, cela se produit, cela va être réalité (pour ma femme, ma fille, ma sœur), cela arrivera tous les jours… et nous avec notre modeste haut parleur sur scène, nous ne pourrions pas évoquer pareille intolérable monstruosité?.. allons donc, essayons. Ce ne sont pas des mots; c’est une expérience de la majorité des femmes condensée en moins de dix minutes. Essayons. C’est audacieux parce que cela provoque de la gêne. Oui, oui. Je sais bien. Mais le théâtre c’est cela non? Sinon autant regarder la télé “criminelle” consensuelle (qui a ses vertus!). Le théâtre est un divertissement qui doit inciter à la lucidité et au courage. On doit en sortir ragaillardi, heureux d’être un vivant parmi les hommes et les femmes, malgré les tares dénoncées, ou plutôt parce qu’elles sont dénoncées, mais dénoncées avec ses moyens, deux jambes, deux bras, un corps avec une voix et alentour un espace qui figure le monde. Le harcèlement dérange, le harcèlement est trop brûlant pour être lancé du haut de la scène? Non, c’est l’espérance du théâtre. Il faut qu’après la représentation le spectateur sente qu’un monde meilleur est possible. Donc il faut avoir dit l’endroit où le bât blesse.
Autre chose enfin qui n’a peut-être aucun rapport: nous avions envisagé avec le metteur en scène cette thématique, laissant malgré tout la possibilité aux actrices de choisir entre cette scène sur le harcèlement et une autre scène (qui dans mon blog est la plus sollicitée) : “monologue d’une femme face à son miroir”; que s’est-il passé? Les actrices ont choisi de jouer la scène dite “du miroir” (que j’aime beaucoup!) délaissant cette fameuse scène sur le harcèlement. Tu vois, la partie n’est pas encore gagnée et loin de moi l’idée de le reprocher aux actrices. Cela me permet de définir cette prétendue pièce sur les violences conjugales: c’est une mosaïque d’éléments qui prétendent faire le tour des violences faites aux femmes; mais on n’en fera jamais le tour; cela dure depuis la nuit des temps; donc la mosaïque est extensible à l’infini ! Reste une chose qui m’intrigue: tant qu’elle n’est pas jouée, cette scène sur le harcèlement, vraiment, je ne saurai pas si elle est réussie, si elle valait la peine qu’elle fût écrite ! Une partition non jouée est un morceau de papier. Donc j’attends et j’espère.
La prochaine représentation de cette pièce aura lieu dans un lycée de Saint Quentin le jeudi 7 mars dans l’après-midi je pense. Je passerai une annonce sur ce blog dès que j’en saurai davantage !
Je suis ébahie par “Des illusions Désillusions”, aux textes plus beaux, plus forts, plus saisissants les uns que les autres.
Quel plaisir de vous lire. Même sur un sujet aussi grave que celui-ci. Vous trouvez les mots qui prennent et qui remuent. Mille merci de nous le faire partager.
Je vous remercie chère Naya de cette impression très flatteuse envers mes textes ! Je vous sais gré de mettre l’accent sur l’aspect saisissant de ces plaintes de femmes. C’est moi qui vous remercie d’inciter les lecteurs de ce blog à aller y voir de plus près: “Des Illusions Désillusions” est en effet une suite de textes qui me tient très à cœur.
Cette pièce a été jouée plus de quarante fois dans notre région et a connu un succès qui ne se dément pas. Les réactions sont le plus souvent très positives. Elle ne demande qu’à être jouée et rejouée! Le plus étonnant est que vous évoquiez cette pièce à partir d’un texte qui n’a pas été écrit pour elle, mais pour une autre pièce sur les addictions. Vous avez raison cependant! Ce monologue sur le harcèlement passerait bien mieux dans la pièce sur les violences que l’on fait aux femmes! Encore merci à vous de le suggérer…