Il semble que nous, Français, soyons passés de l’agriculture à l’ère informatique sans avoir adhéré au monde industriel tel qu’il se clôt sous nos yeux. Le village est demeuré collé à nos semelles. Il y avait eu au moyen-âge « dans l’œil du serf l’aplomb du château féodal » (A.Breton), puis à l’époque moderne des milliers de parcelles, des bouts de terre pour chacun, des fermes, des villages, enfin rien qui fût du domaine de l’entreprise : le patron nous a toujours dégoûté. On peut penser que Colbert avait jeté les bases d’une industrie pour paysans (dirigée par l’état) et que nous y sommes restés.
L’aberrante utopie communiste a perduré chez nous au delà du raisonnable parce qu’au fond la cellule du parti était l’écho citadin du village au catholicisme lourd et dont le communisme fut la dernière hérésie (F.Mauriac). Bien sûr il a fallu se mettre à l’industrie ! La période 1850-1950 est l’histoire chaotique et violente de cette mise au pas des pékins qui durent apprendre à traverser dans les clous. Que de réticences à admettre ce qui fut l’évidence chez nos voisins du nord ! Nous n’avons connu (et la colère continue!) que des syndicats sans compromis, des ouvriers râleurs, des grèves, des patrons pleins de mépris et plus généralement un surprenant dédain affiché pour le travail manuel.
Le village mythique de Brassens et celui très réel de François Hollande ne cessent de hanter nos appartements, nos résidences qui mordent toujours davantage à l’extérieur des cités. Le poète aux semelles de vent se voulait « paysan », chantait « la terre à étreindre » en plein développement de l’industrie. Toujours révoltés, jamais en paix avec le temps de la fabrication des marchandises, nous avons avancé de biais, regrettant l’avant, ancrés sur nos origines terriennes et méprisant cependant depuis Paris les paysans décidément bien arriérés ; pays touchant, embourbé dans ses contradictions, conservateur au plus profond et prêt à descendre dans la rue au moindre prétexte. Si l’on tend l’oreille vers l’arrière, on entend des cris, de la rumeur, des fusillades, l’air est bancal, on a l’impression qu’il l’a toujours été et qu’il va le rester. Avant 1789 on aimait le roi… et les jacqueries se succédaient, piques et fourches en avant contre une puissance jamais reconnue… et adorée pourtant.
Le charme de ce pays est dû à une agriculture particulièrement favorable qui, produisant cette prodigieuse richesse, a permit partout l’édification d’églises, de châteaux et de monuments divers… ce qui fait sans doute aujourd’hui de notre pays (pittoresque pour tourisme) le bout de terre que les gens du monde entier rêvent de visiter. Déphasés, contradictoires, nerveux, nous faisons visiblement des envieux alors que notre péninsule avance désamarrée ; on entend des regrets, de la nostalgie… il est urgent de penser à notre futur européen, de rêver hors de nous un continent élargi, songeant que notre village représente peut-être la matrice légendaire d’un bonheur possible au beau milieu d’un univers citadin désenchanté.
NB: Pour illustrer cet article j’aurais pu prendre, comme Mitterrand en 1981, un village avec clocher. Mais Lucie m’a envoyé de Tokyo cette photographie d’une statue qui représente un paysan – on le voit au fagot qu’il porte sur le dos, c’est en quelque sorte le bûcheron de La Fontaine – habillé de ses vêtements rudimentaires traditionnels: il tient à la main une liseuse (e-book)…