Ce langage apparemment désinvolte et cru est la résultante du petit gars humilié dans la petite enfance par la nature et qui songe : un jour je me vengerai, un jour je leur ferai voir ce que c’est que le langage, le vrai, le mien, celui que je n’ai pas encore mais qui bout à l’intérieur de moi, de colère, ce langage de ma colère d’enfant impuissant sur son pot et envieux des adultes tout puissants. Sa profération est de l’ordre du : un jour quand je serai grand. Céline se souvient de cette phase affreuse où l’on était dépendant de tout, vexé de tout, inférieur à tout, incapable de parler comme les adultes qui le plus souvent nous humiliaient par leur seule présence, par l’aide matérielle qu’ils nous apportaient (essuyer les fesses, donner à manger, habiller etc.). C’est l’image du paradis qu’on associe à l’enfance qui nous fait oublier (curieux oubli) que c’était l’âge de l’impuissance et de la colère absolue. Il ne faut pas forcément des parents malveillants ; c’est là où est l’erreur commune. Si Céline nous parle, c’est que ses éructations sont notre chant de colère, celui que nous avons entonné à l’intérieur de nous et dont, une fois adulte, nous avons effacé le souvenir, car une fois autonome, il est affreux de se souvenir de sa dépendance naturelle si totale. Des parents malveillants en rajoutent une couche bien sûr ou plus tard l’expérience de la guerre 14 pour Céline, évidemment. Mais il me semble que son charme se situe pourtant dans cette colère retrouvée, soigneusement redessinée contre la tradition française écrite du bien parler, en révolte contre le langage amidonné qui n’est autre ici que l’image du langage si facile qu’avaient les adultes lorsque nous éructions impuissants. C’est ainsi que son langage nous paraît « naturel » : c’est normal, c’est le plus connu, puisque c’est le nôtre lorsque nous étions enfants, c’est-à-dire privés de langage. C’est notre langage lorsque nous n’avions pas de langage. S’opère alors à sa lecture une étrange libération souriante, inconnue, lointaine et désespérée, puisqu’il s’agit de notre bonne vieille colère.