Pierre Grenier ne manque pas d’audace : là où tout le monde courait étourdiment place des Droits de l’Homme, devant la gare, là où mille fois j’avais dû hâter le pas pour attraper mon train, il a peint le plus lent, la rivière, puis une fontaine de pierre, un chien, un vieil homme et une jeune femme qui baigne ses pieds en silence ; c’est éblouissant. Il va désormais me faire rater mon train songé-je lorsqu’avec émoi je découvris la chose, et je souris de la voir signaler à ma vie fort flottante les priorités de mon imaginaire ouvert sur la réalité du rêve. Vous pouvez bien passer dit l’artiste, perdre vos pas sur cette place à ciel frisquet, le souffle de l’esprit y est désormais plus vif que votre hâte et regardez la rivière et gardez-la au creux de l’oreiller lorsque vous dormirez épuisé d’avoir contemplé la Seine, puis – au retour de Paris vers le soir sous les réverbères de nuit – l’aqueduc et ses arches stupéfiantes qui soutiennent l’ancien tramway.
Les peintres du siècle précédent collaient parfois sur la toile un paquet de cigarettes cueilli au ruisseau de la ville pour faire vrai ; ils témoignaient ainsi de la réalité au cœur du monde fictif. Et Pierre Grenier de les imiter mais à l’envers : il part lui de l’ancien tramway posé là comme un souvenir par les édiles soucieux de l’ancien et comme le passé a besoin du rêve de l’artiste, voilà notre peintre qui lui imagine un support et ses arches grandioses et la vie qui coule et les vivants qui se mêlent de paraître et le chien qui s’endort à la claire fontaine.
Pierre Grenier donne à Laon ce qui lui manquait, miracle, une rivière !
L’anamorphose, double illusion, approfondit notre rêve car non seulement c’est un tableau, mais les mille et un tours de la mathématique lui donnent une verticalité heureuse et la magie opère et l’on est enchanté d’avoir été roulé par les flots illusoires d’un cours d’eau qui se fait tout soudain fragile comme la vie. Pour goûter les délices de l’exercice, le peintre mathématicien a pris soin de nous désigner l’endroit où l’on doit découvrir le paysage en creux, je veux dire en relief. Je m’y installe pieds joints, la tête me tourne, le paysage se dresse et une vague de reconnaissance me submerge car il me semble que je vois ce qui manquait à mon regard. Je n’oublie pas que je tourne le dos à la cité huit fois centenaire et si la tête me tourne c’est que la verticalité qui monte du paysage peint est la même que celle qui se dresse dans mon dos, en vrai. L’anamorphose de Pierre Grenier lave mon regard, elle me prépare à la redécouverte de la cité perchée là-haut et simplement, calmement, ce que je vais découvrir en levant les yeux vers la cathédrale, je l’aurai exercé en regardant à mes pieds l’étrange figuration horizontale verticale de notre artiste. Le vide figuré par les bœufs m’aura été révélé par le vallon infini qui se profile à deux pas.
Le vertige est là, face à moi. Je le savais, je le devinais, c’est l’autre nom de vivre, mais ici je vois enfin que je suis un entre deux tout provisoire et cela m’allège et l’illusion me ravit. Si l’œuvre est dite « éphémère » sans amertume par l’artiste, c’est qu’il sait bien que nous avons besoin de ces chimères pour goûter ensuite l’indestructible de la cité millénaire, soutien de nos existences si fragiles, et que nos vies vont ainsi pouvoir un temps plonger dans la rivière imaginaire de Laon, bleu murmure d’une existence rêvée.