4 (vers l’an 2000)
- (Elle chante a cappella l’ «Ave Maria» de Schubert. Il intervient après quelques mesures. Elle cesse de chanter dès qu’il parle).
- Lui
- Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le porche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis, je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous
Pour que cela revienne - Elle
- Cela ne reviendra pas
L’espace entre ta voix et Dieu s’est empli de confort
Je pousse mon caddie aux allées du marché
Cueillant au paradis des choses
L’aliment qui remplace le pain
Jamais nous ne fûmes si bien
Gras et riches en paix,
Comme des rois mourants
Nous allons - Lui
- Jamais je ne fus si mal
Si seul
Ordinateurs pour toute corde, pour tout lien,
Prairie de lettres noires à moissonner
En bavardage criant sur clavier silencieux,
Prose au ras du bitume - Elle
- Jamais je ne fus en pareille paix
Dressée dans les coins amoureux de rues aux gouttières impeccables
Seule - Lui
- De quoi te plains-tu,
- Elle
- De rien,
Tout est bien
Mais j’aimerais moins de salle des pas perdus
Et davantage de vraie main trouvée,
Aux doigts violines du sang qui bat - Lui
- Allez, allez, pas de plaintes, tant pis,
Nous sommes au confort, belle amie,
La boîte à images endort nos envies de meurtres,
Nous que la mort naturelle, seule, peut faire craquer - Elle
- Je danse sur la corde qui fut notre lien
- Lui
- À ce propos, as-tu remarqué qu’en un jour
Souvent
Nous ne touchons pas un instant la terre - Elle
- Le goudron me gêne le pied
Scrupule ajouté à la rotondité des champs - Lui
- Ça coupe
Ça élève - Elle
- Ça enlève le poids des voix
Oh, il n’y a plus de pluie - Lui
- Ni de froid ni de vent
La veine amère bat à mon poignet pour presque rien
Tiens - Elle
- Non, non, je sais
J’ai la même chose à vendre
Le baiser s’est usé aux avant-gardes des TGV d’acier - Lui
- Ainsi va-t-on
Vœux luxueux de nos bras bien peu aguerris
Chargés seulement des sourires de l’enfant qui a bu - Elle
- Des avions têtus m’emmènent tous les soirs
- Lui
- Des bateaux partent au port des aubes ouvertes sur rien
Passez votre chemin, on ne découvre plus,
Il faut annoncer la nouvelle du froid revenu - Elle
- J’entends les coups de grisou de la lune affolée
- Lui
- La nuit est descendue dans la pleine lumière des techniques
Sans fin, sans fin,
Un plastique lumineux a remplacé nos cabas - Elle
- Nous sommes tous beaux et cabossés déjà
Au début, dès la naissance,
Nous avons déjà trop bu, trop vu, trop connu, - Lui
- Le faux prophète tend la main
Rêveries d’argent
Sans terre au pied
Chèque obsolète
Carte bleue moissonnant une richesse qui ferait croire au jour nouveau - Elle
- Je mords au pain
Et je me lasse
Et je me laisse aller à me taire bruyamment
Sur les boulevards embrumés de vapeurs sans mystères - Lui
- Parfois, pourtant, je m’en vais,
Il n’y a plus d’hommes ni de moteurs
Je vais seul en forêt
Et je redeviens humain
Les tourterelles enchantent les voûtes des peupliers
Elles s’enfouissent sous le gris des saules
Elles ne veulent plus me voir
Se moquent de moi,
Enveloppées dans la lisse perfection de leurs plumes intouchables
Tandis que les troncs rouges des pins perdus
Tendent leurs exclamations vers le couchant,
Et c’est alors que je suis vraiment homme
Plus jamais seul - Elle
- La chance demeure, ami,
Elle est au chant - Lui
- Oui, mais pas avec toi,
Nos plaintes sont effarantes, inutiles,
Tu as raison sur tout
Et je ne te comprends pas, - Elle
- Je ne t’entends pas, je ne te vois pas,
Mais au monde, rien ne m’échappe,
Ni l’efficace froideur des pneumatiques
Ni leur cortège d’éclatements vains
Ni la splendeur des acacias de juin
Baignés après la pluie du gris des jours déjà joués
Avant l’été, mon Dieu, avant l’été,
Oh tu te souviens des gels et des rosées - Lui
- Oui, ce furent les mêmes, mais tu voyais autre chose,
Nous ne partageons plus,
Plus rien,
Jeunes, nous avons rêvé en commun pour nous plaire
Mais vois les autoroutes funèbres au travers des sillons
C’est toutes les directions
C’est toi, c’est moi, - Elle
- C’est toi surtout qui ne te fixe plus
Tu as laissé les papillons, tu oublies les coquelicots
Et l’océan de septembre qui s’abat pour rien
Où es-tu, - Lui
- Non, je n’ai jamais trahi, ni les lames ni les vagues,
Mais les mots trop nombreux nous font vraiment défaut,
Le ressac des phrases mille fois dites contre le silence salé
Voilà ce qui me noue la gorge - Elle
- Je voudrais rechanter, réenchanter le petit monde de chez nous
Déployer les richesses du lieu qui nous faisait les aubes vertes
Et les soirs appuyés sur les arias de la jeune espérance - Lui
- Ce qui manque, c’est la nuit,
Nous avons déversé de partout un trop plein de lumière,
Absence de lune, soleil voilé,
Oh les criquets d’été sont morts dans les parkings protégés
Et les tickets de train sont nos identités,
Où veux-tu chanter, - Elle
- Ici je chanterai, ici je danserai,
C’est le dernier salon où l’on cause
Où l’on parle
Où le silence a le droit d’être dit,
Donne-moi ta main
Nous allons refonder un monde à perte de vue
Un monde à gains d’amour - Lui
- Rêvons, en effet,
Mais pas tout de suite, la main,
Le bout des doigts peut-être,
Pour dire qu’il y a quelque chose
Au-delà de la vieillesse des mots profus et mécaniques - Elle
- Tu vas voir la danse rebattre les contre-temps
Et les diastoles systoles qui hantent nos appartements cossus - Lui
- Chante que nous habitions ce monde
Chante
(Elle reprend l’ «Ave Maria» de Schubert, il l’interrompt au même endroit qu’au début) - Lui
- Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le proche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous,
Pour que cela revienne.