La parabole du gardien de porte: Devant la loi est pour Kafka un texte si important que son auteur le publie séparément dans la suite de ses textes et l’inclut également dans le cours du Procès où il en propose une exégèse inattendue. Le contenu de cette parabole tient en quelques lignes: un homme de la campagne se présente devant la loi, demande à y entrer, mais le gardien lui en interdit l’accès. L’homme de la campagne décide d’attendre, tente de soudoyer le gardien, mais celui-ci lui explique qu’il peut bien essayer d’entrer mais qu’il va se heurter à d’autres gardiens plus puissants. L’homme de la campagne s’installe toute sa vie dans l’attente et lorsqu’il meurt le gardien ferme la porte; c’est alors que l’homme de la campagne apprend que cet accès n’était fait que pour lui.
Les innombrables commentaires suscités pas ce conte – souvent nommé légende – m’invitent à ne pas rajouter ma goutte d’eau à cet océan de gloses. Mon constat est simple: ce minuscule récit est un miroir où chacun vient chercher son reflet. Or, aucun visage n’est semblable à un autre: autant de lecteurs, autant de lectures possibles, donc aucune n’est fausse mais aucune n’est satisfaisante.
A l’instant où l’homme de la campagne se voit expliquer par le gardien de porte les obstacles qui l’attendent, Kafka écrit cette phrase qui seule va nous intéresser:
“L’homme de la campagne ne s’était pas attendu à de telles difficultés”.
Je tiens cette phrase pour la plus importante de l’écriture littéraire moderne.
Ecrite au tout début de la guerre civile européenne (1914-1945), sans doute vers 1916, cette remarque d’un humour très particulier désigne un moment civilisationnel fondamental. L’homme de la campagne est l’image de nos ancêtres lorsqu’ils commencent à devoir changer de statut.
Je voudrais être clair et je prends provisoirement l’habit de l’ historien du dimanche. Pour la plupart, et ce depuis la nuit des temps, les êtres humains ont travaillé la terre, à peu près indifférents au cours des choses (ils n’avaient nul souci de ce qui dort dans nos livres d’histoire scolaire). Ils naissaient dans des maisons-huttes de terre, vivaient en cultivant la terre et étaient pieusement mis en terre. Le village, l’église, le cimetière étaient leurs lieux privilégiés; ils ne parlaient pas exactement la même langue d’un village à l’autre et de toute façon le langage n’avait pas cette importance que nous lui accordons. Il suffisait sans doute que l’on s’entende sur le temps qu’il fait, les épousailles, les moissons et les taxes. Parfois, des soldats surgissaient, tuaient un peu, incendiaient, pillaient et violaient beaucoup puis repartaient. Après plaintes et prières tout rentrait dans l’ordre, c’est-à-dire dans le chaos des suites de jours que le curé commentait pour ordonner l’imaginaire des manants; on allait porter une requête au château, mais c’était le plus souvent sans grand résultat. (Je note qu’en rédigeant cette légende qui résume la vie de 80% des Européens durant des millénaires jusqu’au début du XXème siècle, je raconte en fait l’essentiel du décor et des péripéties du dernier roman de Kafka : Le Château. )
L’homme de la campagne se présente donc devant la loi et se heurte à une fin de non-recevoir: cette expression résume exactement toute l’action de la légende (et même du Château). Mais dans la phrase qui nous occupe, l’homme de la campagne est étonné.
Cette surprise (“ne s’était pas attendu à de telles difficultés”) correspond à l’émotion qui va saisir et continue de saisir celui qui veut entrer dans la loi, c’est-à-dire tout un chacun, lorsqu’il veut bien prendre un peu de recul par rapport à son destin et à ses vacations farcesques (Montaigne). L’administration, la vie dite moderne, les sytèmes informatiques qui régissent nos réglements et destinées, les tracasseries constantes de notre vie de citoyen intégré , éveillent en nous un recul, un mouvement étonné et nous étonnent parfois au sens classique du terme: frappé par la foudre.
Ainsi la vie contemporaine, c’est donc cela: ce fouillis de cartes, de lois, de panneaux, de signaux, de contrôles qui sont autant de “difficultés”. Je dois avouer qu’ici l’homme de la campagne en moi éprouve une sorte de crainte, à tout le moins de frémissement puisqu’au village autrefois, j’eusse été immédiatement perçu par mon nom – ou plus souvent par mon surnom – et qu’ici et maintenant, il me faut être clair, précis, que je dois avoir une identité dûment estampillée.
Cet étonnement de l’homme de la campagne signe un déclic, un basculement de civilisation qu’on voudra bien considérer comme capital. C’est l’invention de l’anonyme, la découverte de l’Autre. Jusqu’alors je vivais, désormais je dois aussi me voir vivre au milieu d’autres que je ne connais pas. Toutes les gloses philosophiques, psychologiques et sociologiques décrivant le nouvel ordre civilisationnel au début du XXème siècle – on ne s’étonnera pas que s’installent dans le même temps les totalitarismes – se résument dans cette sensation d’étonnement qui signe notre vraie nature.
Que s’est-il passé? Très concrètement, les êtres humains ont dû, de gré ou de force, entrer en ville, s’installer dans la cité, sous les coups forcenés d’une industrialisation devenue générale. Il serait absurde cependant d’imaginer que le manant vivait au paradis et que le citadin est en enfer. Ces clichés négligent les innombrables progrès qui ont amélioré formidablement les possibilités de vivre heureux (hôpitaux, écoles, surabondance de biens etc…)
Mais cette sortie de la campagne s’est aussi accompagnée d’étonnements que la phrase de Kafka met parfaitement en lumière. Les “difficultés” soulignées par l’auteur sont celles-là mêmes du vingtième siècle tel qu’il est en train de s’organiser. Que faire de l’Autre? Si l’Autre a autant de droits que moi, qui suis-je? On a dit que Kafka était prophétique et nos esprits encore marqués par la religion adorent ce genre de considérations. Disons seulement que Kafka était ouvert à tous les souffles de son temps et qu’il les a synthétisés merveilleusement, devançant par l’imagination les décennies du siècle qui débutait.
Le style glacé et l’humour noir de Kafka nous font oublier que tout son être visait à être écrivain, c’est-à-dire poète. Chez les anciens le poète était une sorte de chamane qui prédit parce qu’il prétend être en relation avec les instances supérieures. Kafka est plus simplement poète au sens de celui qui dit sans fard ce qui est, et le chante en une fiction exemplaire. La lucidité est sa muse.
Lire la suite: Kafka: Devant la loi (Une lecture simplifiée) ICI
En quoi la glose est elle inutile face a des textes de cette nature (apologue)?
Je vous donne raison. D’ailleurs je ne m’exempte pas de ce mouvement. Je veux dire simplement que la glose ne suffira jamais à épuiser le texte. Il s’agit donc de ma part d’une exagération que je qualifierai de pédagogique: chacun va y mettre sa glose tout aussi vraie qu’une autre. Elles se valent toutes… ce qui ne veut pas dire en effet qu’elles ne valent rien. Ce texte est une sorte de parodie des textes sacrés et l’on projette sur lui ce que l’on est. En ce sens toute glose est utile comme un miroir peut l’être.
Donc toute glose est utile si on respecte celle des autres?
Alors pourquoi les professeurs nous imposent-il leur glose , leur point de vue?
Y’a t il une glose universelle pour chaque texte?
Je dirais qu’ Hegel résume assez bien ce qu’il en est pour les choses de la vie en se plaçant naturellement dans un rapport au monde uniquement humain, car c’est bien la ce qui devrait nous intéresser, nous préoccuper, et rien d’autre. L’Homme n’est plus un animal à partir du moment où il accède au langage parlé, lequel implique la “conscience d’être” qui n’a rien à voir pour moi avec un etat de conscience ressenti , mais bien plutôt la faculté de penser son rapport au monde, lequel monde n’étant que la résultante de la confrontation entre un système perceptif, une perception, et un environnement. De cette confrontation né alors un monde, subjectif, singulier et même unique. [ il me parait évident que le rapport au monde du psychotique délirant est bien différent de l’homme dans un relatif équilibre psychique qui lui permet une adaptation la encore toute relative à la société. Camus explique assez bien tout ça en développant son concept de l”absurde”. Hegel donc! énonce : La grande ruse, c’est que les choses soient ce qu’elles sont. Le drame de l’homme, c’est le narcissisme, mais plus précisément, c’est le fait que je ne peux nourrir ce narcissisme qu’a travers mon semblable, c’est la le début de l’humanité [ cf Sigmund Freud], celle ci ne demandant malheureusement que des sacrifices pour faire tenir un “vivre ensemble” illusoire, mais l’illusion n’en est plus une à partir du moment où je m’y aliène. Il n’est donc pas étonnant que le vivre ensemble soit délétère certes, mais nécessaire quand à la survie de l’espèce. Pour revenir à la citation d’Hegel, il n’y a pas à s’attrister de ce qu’est et a été l’évolution de l’Homme, c’est… sait tout. Les liens ne sont pas en apparence très logique entre ce que je viens de dire, mais malheureusement je ne sais pas expliquer et raisonner sans être discursif ce qui fait que pour être le plus complet possible dans mes “tentatives” d’explication, il me faudrait des pages et des pages et j’avoue que je préféré la discussion, les questions et l’échange. Alors si ça intéresse quelqu’un de parler de ça ou de bien d’autres choses j’en serai ravi 🙂 ps: je zappe quand même bien le sujet qu’est ” la parabole de la loi” de Kafka . Je le dirai simplement de manière succincte ce que je pense de l’existence de La Loi en général, que celle ci soit morale, religieuse, étatique et je dois en oublier, elle est car elle s’est trouvé être une nécessite pour faire tenir n’importe quelle société des hommes,que ces sociétés soient indigènes ( les descriptions de claude levi strauss dans” triste tropique” sont superbes), ou occidentale ou moyen orientale ou tout simplement humaines à partir dumoment où je choisis, mais en réalité comme je le pense plus haut ce n’est pas un choix mais une nécessité( laquelle nécessité me dépasse car en partie inconsciente) comme compagnon de vie ne serait ce qu’un de mes semblables.
Je vous remercie d’intervenir avec votre langage : la philosophie. J’attendais ce ton depuis longtemps. Je connais bien les auteurs que vous évoquez et je les fréquente régulièrement, même si je n’en parle pas dans ce blog. Je m’abstiens de parler philosophie car je suis un amateur dans ce domaine : il m’arrive souvent de trouver des impulsions nécessaires à la mise en route d’un texte dans les dialogues de Platon, la phénoménologie de Hegel ou l’admirable prose de Freud, pour ne citer que quelques exemples. Vous évoquez la conscience de soi comme essentielle à notre nature et personne ne peut vous contredire sur ce point. De même sur la nécessité de vivre ensemble. J’ajouterai à propos de ce que vous dites sur la survie de l’espèce une autre raison, certes triviale mais essentielle : l’être humain doit dormir. S’il veut dormir en toute sécurité, il doit vivre avec les autres ; les gardiens du sommeil sont à cet égard peut-être les premiers à avoir ouvert la voie à une société organisée. Ce n’est pas un hasard si l’un des deux protagonistes de la parabole de Kafka est un gardien. J’avais insisté dans mon propos sur « l’homme de la campagne », mais on voit bien que l’autre partie est aussi importante. La loi est nécessité ; je rejoins bien ce que vous dites à ce propos. Le semblant de dialogue entre le gardien et l’homme de la campagne nous avertit de ce que vous dites à propos de l’autre. Il y a en effet aliénation (ceci en relation avec le narcissisme), c’est-à-dire qu’il faut bien se prêter à l’autre (alienus), mais l’existence commune ne doit pas troubler le principe de base de la conscience de soi. L’autre comme vous le dites éveille même cette forme de conscience. Sans l’autre comment saurais-je que je suis ? Robinson n’est jamais seul ; toute sa culture, des millions d’hommes, l’accompagnent.
La parabole de Kafka est alors dans cette perspective, la description de l’impossibilité qu’a l’homme du commun d’entrer dans la loi. Ses atermoiements sont sa vie. On sent que Kafka (comme vous le proposez au début de votre commentaire) met de côté les considérations religieuses ; c’est là où il est notre contemporain. Sans le secours de cet expédient très lourd (la religion) qui a grevé les existences de toute l’humanité (mais qui l’a aidée aussi tellement !), comment puis-je faire pour continuer à appartenir à la communauté humaine qui m’entoure ? Peut-être une autre question, plus radicale qui a hanté le siècle précédent : comment faire communauté sans le secours de dieu ? C’est à la fois une difficulté personnelle (comment me défaire de mon père omnipotent ?) et la grande question de nos sociétés (une société sans dieu est-elle possible ?).