Ma chère fille,
Nous t’avons déposée à Roissy il y a huit jours. Tu prenais l’avion pour Tokyo. Nous étions innocents souviens-toi, je te disais à quel point ce voyage était initiatique puisqu’il allait te faire découvrir la solitude de l’âge adulte ; ton séjour d’un an au Japon, il y a deux ans, était très encadré, avec étudiants de tous les pays du monde, alors que celui-ci devait clore tes études de cinq années, seule, avec ton sujet choisi, enfin un paysage magnifique s’ouvrait à toi, tu allais pouvoir t’affirmer comme personne au monde. J’étais heureux, nous étions heureux pour toi, je peux te le dire, malgré la tristesse qui sépare les parents d’une enfant de 23 ans qu’on aime et qu’on choie, et qu’on adore en secret parce qu’il ne fait pas bon charger trop la barque de la psyché.
Nous t’avons éduquée dans un monde sûr : tel objet avait bien sa place ici et pas ailleurs, il n’était pas possible de changer l’endroit de la maison, la vie avait un sens et un seul, aucun être au monde ne pouvait faire dévier la droite voie que nous avions avec tes frère et sœur organisée autour de toi. Il n’était aucune insécurité que nous n’ayons prévue, la vie avait des reflets de vagues qui reviennent avec une régularité délicieuse de métronome. Tu vois, nous étions confiants en t’abandonnant aux élégantes machines mécaniques qui, imitant les oiseaux, franchissent avec ironie et mélancolie (presque) les abysses glacés de ces hauteurs béantes. Nous nous disions qu’une famille japonaise t’attendait à Osaka, qu’au fond ton séjour à Tokyo devait être un intermède passionnant, oui, la ville des rêves, l’ultra ville où la vie postmoderne s’incarne plus qu’aux USA (que tu connais très bien) parce que justement c’est de l’autre côté du Pacifique et qu’on dirait que le Japon s’ingénie alors à en rajouter dans l’exposition de notre condition. Enfin nous étions tristes mais ravis, évidemment, qui ne le serait ? Nous avions déposé candidement à l’intérieur de toi des vérités sur la stabilité du monde, sur le sens de la vérité, et je me souviens même d’avoir insisté sur le projet cartésien de l’homme qui va se rendre maître et possesseur de la nature. Je te disais alors avec une conviction non feinte que l’homme était parvenu à poser sa grosse patte sur la nature et que rien, vraiment rien, ne pouvait jamais nous faire revenir en arrière. Seule la guerre, avec son cortège obligatoire de barbarie, pour nous ridicule, aurait pu nous faire changer d’avis.
Et puis voilà, tout bascule. La vie naturelle vient mettre son veto, ta vie devient un destin exposé au pire et je le sens bien à travers tes propos et ton deuil, ta juste rancœur que je comprends. Tu es à Osaka. C’est-à-dire au sud, loin de tout danger évident. Tu as dû abandonner ton amie qui t’avait offert un logement provisoire là-bas, à Tokyo. Tu t’es sentie lâche. Je le sais. Tu as eu un sentiment d’abandon de ceux qui estiment ta personne, tu as dû prendre le chemin du recul ; je te sais énergique et déterminée et je partage ta désolation.
Mais voilà, le monde tranquille que nous te promettions, hors tremblements, s’est métamorphosé en un enfer très réel qui vient bousculer toutes tes certitudes. Et les Japonais, si calmes, si pleins de sang-froid, te sont un modèle de comportement ; regarde-les bien, ils sont tellement utiles pour assumer justement ce que tu cherches : le calme intérieur malgré les dangers. Tu vas devoir rentrer, les autorités françaises t’y obligent. C’est bien. Tant mieux. Pour toi j’entends. Mais n’oublie jamais ce que tu as vécu à Tokyo, ce tremblement qui est une métaphore de la vie incertaine qui nous est allouée. Ces deux minutes d’un monde en mutation féroce te seront un exemple de la vie qui ne tient tout compte fait qu’à un fil très étroit, fragile, exposé, et où il convient de préserver ce sang qui nous bat au cœur, ce presque rien que nous sommes, ma chère fille. Voilà ce que nous sommes, j’en suis persuadé. Mes mots se perdent dans un murmure troublant, je le sais aussi.
Et pourtant, tes amis du Japon, eux, sont au péril. Toi, tu vas rentrer, tu vas revenir, les autorités de notre pays l’exigent. On ne peut leur en vouloir. Mais tu voudrais tant rester. Ne t’en fais pas, tu y retourneras. Tu n’as pas peur. Je t’encourage à y retourner, toi qui est si française, ils auront besoin de toi et tu sens bien que tu pourras leur être un jour prochain d’une quelconque utilité, quoi que tu fasses. Tu as bien fait de choisir cette culture étonnamment différente de la nôtre, car seul le différent peut nous ouvrir à notre propre identité. Tu sauras désormais qui tu es. Admets le mouvement de l’avion qui te ramène au pays, c’est un moment tragique, une suspension du temps. Reviens, puis repars là-bas le plus vite possible, dans ta seconde patrie, dans quelques temps. Nous sommes avec toi. Tout notre amour t’accompagne.