Ce texte constitue le deuxième chapitre de mon livre “Traces de Pas” (cf. Bibliographie).
Ulysse parcourt la Méditerranée de bout en bout mais comme il n’y a pas de pôle pour les pensées de l’homme, comme à tout instant il a perdu le nord, il lui faut une arme infaillible ; la ruse ; c’est l’aiguille du compas qui indique le chemin tortueux d’Ithaque.
Le problème est que les eaux ne laissent pas de traces. L’étrave a beau creuser dans les prés bleu, la nef n’abandonne aux vagues aucun souvenir. Certes il y a un moment d’émotion quand les mille tremblements du sillage hésitent un instant ; on croit qu’elles vont emplir toute l’étendue des eaux de notre présence ; mais soudain, précipitamment, elles s’en vont se coucher sous les lames naturelles de la mer, et c’est comme si personne n’était passé. Que faire alors de cet immense désert où nos pas ne pèsent plus ? C’est pourtant notre vie qui est là devant, à l’infini, bien au-delà de cet horizon que nous fixons déjà avec angoisse. Il faudra désormais aux mots une force peu commune pour faire jaillir de la masse salée des noms propres qui tiennent et résonnent plus fort que tous les océans.
On s’imagine souvent que l’aède en sait long ; mais non, il est aveugle autant que nous ; seulement il fait le premier pas, il ose s’engager dans la grande flânerie mouvementée, plantant au passage des balises arbitraires que l’hexamètre aux pieds sacrés assoit sur le fond commun des eaux. La mer était inquiétude, irrésolution, et voici qu’en la nommant du haut de sa cécité virile, en disant l’Olympe et le Styx, Troie et les Colonnes d’Hercule, il quadrille notre vie, il offre à notre existence des ancrages sur lesquels nous exercerons durant des siècles notre rêverie fascinée.
Sa boucle aux mille noms rassure. À la vague il oppose un flot de mots agencés savamment. Tant de hardiesse est terrifiante. L’aède sait qu’il fait le travail des dieux. Avant que le chant ne s’apaise Ulysse devra donc s’humilier au milieu des cochons et surtout, puisqu’il faut sauver celui qui parcourt le monde en le nommant, massacrer ceux qui prétendent en plus avoir le droit d’aimer.
Ce sang est le souvenir des combats contre les hommes-loups, bien sûr. Mais il semble qu’il est aussi l’anticipation de ce qui va être notre deuil à l’instant où nous retrouverons dans la salle de bains sous les feux de la glace notre visage qui palpite au présent. Nous avions oublié la veine des tempes qui effraie et nos yeux qui s’enfoncent jusqu’au tain nocturne du miroir. On a beau passer sa main sur le front et les joues, contrairement à ce qui se passe parfois dans les livres, les yeux restent enfoncés et les pommettes boursouflées à jamais par la lame de fond du temps. Le livre c’était le bon temps. À la fin il faut toujours s’arracher aux caractères noirs et retrouver le blanc des heures, le pâle infini des jours qui s’en vont et des actions qui n’ont rien d’homériques.