Le Faust et Goethe c’est tout un, qui comprend le Faust comprend Goethe. Il souffre dans les pays de langue allemande d’une réputation scolaire qui nuit à sa réception. Il n’y a pas un Faust, mais deux : le Faust I et le Faust II… sans compter le Urfaust, ou Faust primitif, qui est inspiré de Shakespeare et possède une énergie de jeune homme étonnante. Chronologiquement les choses se présentent ainsi : Urfaust vers 1775 Goethe a 25 ans, Faust I ensuite jusqu’en 1808, Faust II jusqu’à la mort du poète en 1832… C’est l’œuvre de toute une vie. Le lire dans la traduction de Nerval (au moins le Faust I) c’est donner toutes ses chances de comprendre le projet fabuleux de cette œuvre protéiforme. Eckermann (le familier du poète) raconte que Goethe travaillait encore dans ses derniers jours à en écrire les fabuleux derniers vers. C’est là où l’on trouve la très belle formule souvent mal comprise :
« L’éternel féminin nous attire vers le haut » (vers 12110 et 12111 ; ils terminent le Faust II).
La traduction du Faust par Gérard de Nerval est pour nous une chance énorme. Le poète français l’a traduit alors qu’il avait vingt ans (ce qui paraît assez incroyable) et le vieux Goethe lui-même confiait plaisamment à Eckermann qu’il préférait lire la version française de Nerval plutôt que la sienne propre (cas unique dans la littérature). Berlioz et Gounod ont élaboré le livret de leurs œuvres sur le Faust I à partir de la version Nerval.
Le Faust est une pièce de théâtre écrite en vers pour la plupart des scènes ; elle demeure de l’avis de tous les metteurs en scène à peu près injouable.
Le Faust I peut se résumer en une formule simple : c’est la tragédie de Marguerite. En réalité, c’est l’histoire du Urfaust, Faust primitif. L’idée du Faust est venu à Goethe à partir de la pièce de Marlowe, mais il a croisé la figure trouble de cet alchimiste avant, étant lui-même un passionné des recherches alchimiques (et chimiques). Le Faust « réel » est un alchimiste du moyen âge qui a recherché le rajeunissement en signant un pacte avec le diable selon la légende (conte populaire allemand). C’est ce que l’on va voir à l’œuvre plus ou moins dans le Faust I.
Au préalable ceci qui paraît capital : Goethe a passé plus de temps – c’est lui qui le dit – à étudier les sciences qu’à lire ou à étudier la littérature. Son esprit encyclopédique a suscité chez ses commentateurs l’idée que Goethe était un homme plus proche des esprits universels de la fin du moyen âge (Paracelse) que des penseurs de son temps. Mais dire cela est déjà réduire sa portée ; Goethe est au courant de tout, il est parfaitement informé de tout. Il a par exemple inventé-découvert un os de la mâchoire inférieure vers 1780 qui porte son nom (aujourd’hui oublié) et qui devait être le chainon manquant entre l’animal et l’homme. Mais il a également étudié les nuages, la gravitation, la météorologie (voir ma traduction du texte de Goethe sur la météorologie, paru dans la NRF), il a été un spécialiste très recherché de l’évolution avec Lamarck (Il défend contre Cuvier les théories de Geoffroy de St Hilaire), il était un géologue passionné, un collectionneur de pièces antiques, de bustes, de statuettes… on n’en finirait pas de décrire le monde de Goethe. Jusqu’à quarante ans il a hésité entre la peinture et la littérature. Il a écrit une théorie des couleurs que Schopenhauer, un parent éloigné, défend encore dans ses dernières années. Sa théorie des couleurs jamais reconnue – une vraie vexation publique – l’a fait souffrir bien davantage que le mauvais accueil parfois de ses pièces ou de certains recueils ou romans.
Cet homme, véritable encyclopédie vivante, ramène forcément à la figure de Faust. Au début du Faust I, le héros il veut se suicider (très beau monologue) ; il a tout étudié et il éprouve le savoir comme superflu ; grave dépression qui motive chez le vieil homme (il renonce au suicide car c’est le jour de Pâques) l’idée d’un pacte avec Méphistophélès, nom du diable de la légende. Il est rajeuni par Méphisto puis fait un pacte qui va courir jusqu’à la toute fin du Faust II… Voici quel est le contenu du pacte : lorsque Faust dira qu’il a connu un moment merveilleux le diable pourra l’emporter aux enfers. La formule est : « Arrête-toi, instant, tu es si beau ! » Si Faust dit cela, il est damné. Il va chercher le bonheur de toutes les manières. Mais d’abord dans l’amour évidemment ; il rencontre Marguerite, la séduit, elle tombe enceinte, elle tue son enfant ; elle est condamnée à mort (c’était le sort réservé aux femmes qui tuaient leurs nouveaux nés). A la fin du Faust I, il tente de revoir Marguerite en prison à l’aide de la magie de Méphisto mais elle le chasse. Elle est devenue folle de désespoir et Faust doit renoncer à la sauver. Toutes ces actions sont entremêlées d’autres scènes qui donnent une vaste profondeur à la tragédie : scène du pacte évidemment, scène où Faust lit la Bible et change le texte : « Au début était l’action », scène de la taverne etc.
On a même au tout début une scène entre Dieu et Méphisto où des paroles précieuses sont prononcées qui élargissent le propos ; il est question de Faust, et Dieu indique au diable qu’il peut bien tenter de séduire Faust, il n’y parviendra pas et devra reconnaître à la fin qu’il est perdant. Méphisto accepte le pari. Dieu dit : « un homme dans ses plus sombres aspirations est toujours conscient du droit chemin ». C’est à l’occasion de cette confrontation qu’apparaît une notion clef, le « Streben », l’aspiration à quelque chose, notion difficilement traduisible, que Goethe emprunte sans doute à Spinoza et qui est au centre de sa réflexion : il faut que l’homme ne renonce jamais. Il doit toujours « aspirer à », tendre vers quelque chose, avoir un but, un dessein ; il ne doit pas errer dans le vide et renoncer dans un à quoi bon mortifère. Même si « l’homme se trompe aussi longtemps qu’il aspire à quelque chose »(vers clef du Faust), cela n’empêche pas qu’il doit le faire ; il faut agir même si on se trompe. Et Faust va aller d’erreur en erreur mais au bout du compte, il va se sauver en trouvant le bonheur. La tragédie de Marguerite est une affreuse erreur du Faust rajeuni, puis les erreurs vont aller s’accumulant dans le Faust II : il fait fabriquer du papier monnaie à la cour du roi et provoque la banqueroute, il fait construire des digues pour gagner des terres sur la mer mais un raz de marée détruit tout, il fait apparaître Hélène de Troie, a un fils avec elle (un enfant éprouvette), mais l’enfant meurt et Hélène redisparaît etc… le Faust II est une accumulation très actuelle des malheurs causés par les hommes dans la nature, la biologie, l’économie, l’amour, l’esthétique etc… c’est très impressionnant. L’esprit faustien est là : tout ce qu’entreprend l’homme est un échec et pourtant la réussite attend l’homme sur la longue durée. La clef est ici précisément : le mal – Méphisto – est nécessaire à l’homme, à Faust, pour qu’il agisse, c’est son aiguillon, sinon il se morfond.
La tête tourne à celui qui essaie de synthétiser ces thématiques croisées dont les relations entre l’homme et la nature forment le centre. Goethe par ailleurs – en dehors de toutes les activités que j’ai décrites – était le bras droit du Duc de Weimar et il a dû mettre la main à la pâte lorsqu’il s’est agi de changer l’économie du pays, d’améliorer l’arrivée d’eau de la petite ville, de construire tel bâtiment devenu indispensable etc. faits concrets qui sont ainsi évoqués dans le Faust II.
Nous n’avons pas en France l’équivalent d’un écrivain d’une pareille envergure. Il est en outre extrêmement troublant de songer que l’idéal de sérénité de Goethe, son côté jupitérien, l’homme du calme intérieur ait figuré si longtemps l’Allemagne à lui tout seul, alors que pour nous l’Allemagne fut très longtemps le pays des excès, des brutalités inexplicables, et de l’agitation. Faust représente très bien cette polarité : la forme de la pièce (mais est-ce bien une pièce ?) est d’un classicisme shakespearien affirmé, les vers sont admirables d’équilibre et la fin sereine chante littéralement la gloire des « mères » avec un ton d’évidence qui éblouit. Quant à « l’éternel féminin » qui « nous attire vers le haut » disons ceci : Goethe avait une grande méfiance envers les actions des hommes et donnait aux femmes une place première pour tout ce qui est de la vie. Grand lecteur des anciens, il devait penser comme Caton l’ancien : « Si les femmes étaient nos égales, elles nous seraient supérieures ».
Il est inépuisable. Nous le rangeons par commodité dans les romantiques mais il n’en a pas du tout les traits habituels ; il les détestait, affirmant dans ses « Conversations avec Eckermann » qu’ils étaient des êtres fragiles et malades.
Le maire de Düsseldorf recevait un jour Cocteau et comme il évoquait Goethe, le maire confia au poète français : « Goethe est si grand qu’on ne voit que ses pieds ».
Dans ce dialogue entre Dieu et le diable, on retrouve le livre de Job (Bible) sauf que dans Faust la tentation sera plus perverse : la jeunesse et la beauté. Pour quelles raisons Marguerite tue son enfant ? Pour quelles raisons Goethe préférait-il la traduction de Nerval à son manuscrit ? Et vous, Raymond, qu’est-ce qui vous fascine tant dans cette œuvre ?
Marguerite est abandonnée par Faust, tout bêtement. Elle croyait avoir trouvé l’homme de sa vie et le voilà parti; c’est le sens de la Nuit de Walpurgis, où il est entendu que Faust fait des rencontres de sorcières et autres figures d’autrefois dans la nuit au centre de l’Allemagne, lieu précis pour des rencontres imaginaires. En bref Faust est parti selon cette loi que nous connaissons bien et qui veut qu’une fois que l’homme a couché, il ne reste pas. Elle tue son enfant parce qu’elle est folle de douleur. A l’époque ( dans la fiction c’est je crois le moyen âge finissant) c’était banal comme vous savez sans doute. Et c’était puni de la peine de mort (même si à l’époque de Goethe, la peine n’était plus appliquée). Je viens d’écrire chère Christiane plusieurs phrases qui mériteraient à elles seules des développements bien plus longs…
Si Goethe préférait la version Nerval, c’est qu’il était ravi de lire son Faust I traduit par un jeune homme, cela donnait à son oeuvre une dynamique très “moderne”(il ne s’est pas trompé, Faust c’est la folie de l’époque, c’est l’incontournable en Allemagne et en France et donc dans bien d’autres pays); par ailleurs à l’époque où il lit cette traduction le Faust I est déjà loin de lui, il est déjà dans le Faust II et cela confirme la distance prise qui allège sa tâche. La traduction est aussi une manière d’interprétation comme on le dirait d’une musique ; Nerval dans son étonnante folie (voir ce que j’en dis dans “Traces de pas”) avec son génie tout particulier a VU le mythe que constituait Faust dans notre occident. Cela a rempli Goethe de fierté de voir que son oeuvre majeure existait en français, lui qui était né en 1749 et qui avait de la France une idée très XVIIIème (adoration de notre langue et de notre culture; longtemps a prévalu en France la version Goethe du “Neveu de Rameau” que l’on avait perdue, c’est vous dire!).
Ce qui me fascine: le personnage mythique, la figure de l’homme moderne qui agit aveuglément, sorte de Frankenstein de haute volée, la science sans conscience incarnée par une personne… je crois qu’à part Don Juan, Faust est la seule invention d’un mythe complet et durable dans notre modernité au sens où nous empruntons le plus souvent des mythes à l’antiquité pour interpréter notre monde imaginaire : Oedipe, Hercule, Iphigénie etc… Qu’un seul homme ait pu toute sa vie travailler sur une figure aussi puissante et nous la proposer à la réflexion infiniment recommencée. La solidité de la statue où Méphisto est une part de nous-mêmes; comme si Goethe avait senti la violence du mal qui couvait dans son pays, alors que lui ne croyait pas à ces valeurs et pensait Europe; le lieu et le temps sont dans les ambitions du Faust très extensibles. C’est une oeuvre dont nous n’avons pas eu le temps (!) de mesurer l’ampleur(du moins en France) elle a été jugée trop vite et très mal; le Docteur Faustus de Thomas Mann rend hommage a cette gracieuse et rude profondeur, c’est une chance pour nous, européens.
Merci, Raymond.
Nerval aimait le fantastique, l’ésotérisme, l’univers du rêve, la magie et les légendes. Lui aussi avait ses démons. Le désespoir plus que l’envie semblait le faire basculer vers ses zones d’ombre.
“Aurélia”…
“Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme continue l’œuvre de l’existence.”
Et son amour perdu :
“Une nuit profonde m’entourait, la maison lointaine brillait comme éclairée pour une fête et pleine d’hôtes arrivés à temps. – Elle est perdue ! m’écriai-je, et pourquoi ?… Je comprends, – elle a fait un dernier effort pour me sauver ; – j’ai manqué le moment suprême où le pardon était possible encore.”
Et ce final :
“Je me dis: “J’ai bien mal usé de la vie, mais si les morts pardonnent, c’est sans doute à condition que l’on s’abstiendra à jamais du mal, et qu’on réparera tout celui qu’on a fait. Cela se peut-il ?…”
Sa “Marguerite” :
“Celle-là s’est rencontrée près de toi, et c’est pourquoi il m’est permis à moi-même de venir et de t’encourager.” La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition qui m’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots: “Tu m’as visité cette nuit.”