J’ai quantité de rues passantes dans ma mémoire, elles se croisent parfois jusqu’à faire un tissu si tressé que mon enfance ne monte plus, s’efface, généreux effet des ans qui dans leur fuite ont rayé le microsillon des plaintes. C’est heureux. Ainsi la mélancolie est-elle tempérée par le présent remuement, occupation sincère qui consiste à laisser couler à loisir la machine des mots, souvenirs, fouillis de textes, le tout s’entrechoquant entre mes doigts après les controverses sous mon crâne honnêtement fragile. Il n’est pas de bon ton d’apparaître en ce tremblé tout empli de la glace du silence et l’on aime spontanément bien davantage la main qui trace des contours nets comme on soude résolument des pièces métalliques au feu du chalumeau.
Or la fragilité est toute d’apparence; sculpter sur le silence est sans doute plus délicat que la fusion des soudures car le geste nécessite à chaque pause une reprise aussi énergique que la précédente; il faut oser la relance sachant que la visée est rêveuse. A quoi bon pousser les mots – comme on le dit de la chansonnette – si c’est une marche au long du caniveau où coule la dernière pluie? La prose n’est bonne que si elle quitte la maison, s’éloigne du seuil et s’en va sur un faux rythme de marche vers ce qui n’est plus elle tout à fait, se perd, s’égare aux cent voies d’un pas un peu lent, mordant à mi-hauteur, puis lesté de son égarement hors la terre finit par monter vers l’accord général, là où se retrouvent musiques humaines, oiseaux, bises et brises.
Etre fragile est une force: si je veille à n’être plus que cet instant où je trace des mots et que rien d’autre – ni fenêtre ni voix – ne vient le troubler, je suis à la prose présence pure, si légère que l’envol se fait familier; je m’aperçois que c’est ma vraie demeure hantée de chants dont je deviens l’auditeur et le transcripteur momentané… et si je prolonge le vol, je constate qu’un entêtement se construit sur des strates dont l’élaboration désormais se fait d’elle-même, magie non voulue d’où s’élèvent des moments de bonheurs… demain, d’autres jours je relancerai l’aventure et plus je m’y attacherai plus la fragilité produira facilement ses airs.
C’est un lieu que je cherche, sans latitude ni longitude, petit temple bâti essentiellement pour le plaisir de l’oreille intérieure. J’aime y chuchoter, murmurer, en bref chanter par devers moi, laisser couler la musique intarissable, limitée au seul temps de ma vie. Ce n’est pas fausse modestie, je suis réellement de cette naïveté-là, conscient qu’il y entre une part d’ironie (dénuée de moquerie), l’ironie étant l’autre nom du relatif qui couve derrière tous ces mots et que l’on retrouve dans le miroitement du titre: “Je peins le passage”.
2 réflexions sur « Eloge de la fragilité »
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Vos textes me donnent chaque fois envie d’écrire…
Tu as raison de le dire… d’abord parce que c’est très flatteur pour celui qui le reçoit (!) mais également parce qu’au fond ce que l’on nomme littérature n’est peut-être qu’un long texte continu d’auteurs qui se suivent, se renforcent, s’entraident sans en être toujours conscients… et la littérature n’est peut-être que cette envie dont tu parles, stimulée par les auteurs que l’on lit, texte unique donc qui s’alimente des rivières et ruisseaux adjacents pour venir se jeter au grand fleuve d’écriture.