Dans son érudit et brillant Dictionnaire égoïste de la littérature française (LP, p. 710), Charles Dantzig conte cette histoire vécue lorsqu’il était écolier :
« Me goinfrant de poésie, en particulier Musset que je dérobais dans la bibliothèque de mon père, j’en savais plusieurs poèmes par cœur. L’institutrice écrivait au tableau un poème de lui. J’avais sept ans. Les vers apparaissaient sur le tableau, comme des fleurs. Quelle fierté de les reconnaître pendant qu’elle écrivait, et même de la gagner à la course ! Soudain je levai le doigt : je pense que c’est une erreur, madame, ce n’est pas tel mot, mais tel autre. C’était une pincée, et de la plus vindicative espèce. Parlez-moi des hussards noirs de la république ! Mon Education Nationale a été une guerre avec la plupart de mes professeurs à cause de haineux pareils. Celle-ci était une communiste qui haïssait en moi la bourgeoisie dont j’étais le fils. Coupable de la faute de mes pères ! Je sentis jour après jour ce qu’étaient le pouvoir absolu, la volonté d’écraser l’anormal, la volupté de mater le faible. Les plus odieux de ces tyrans étaient ceux qui nappaient l’injustice de miel : quand nous nous élancions trop vers la liberté, ils retournaient sans attendre à la gifle, à la colle, à l’envoi chez le censeur. Grande est la passion de l’ordre des révolutionnaires en théorie. L’institutrice consulta son cahier, maintint le vers et me menaça de punition avec discours à la classe sur l’arrogance des nantis. Le lendemain, j’arrivai avec mon exemplaire et lui montrai l’erreur. Allez vous asseoir. Convocation des parents. Elle fut hautaine, cassante, indignée. Mon insolence. Ses diplômes. Qui commande ? Enfin, l’argument fatal : « Et vous laissez votre fils avoir des lectures aussi peu de son âge ? » Ce fut un cours de logique, en plus de l’expérience de l’injustice. »
Qui n’a pas vécu une expérience semblable ? Tout lecteur se souvient avoir eu à un moment ou à un autre de sa scolarité une humiliation de cet ordre.
Même si la honte communiste a (presque) disparu, même si les enseignants ont abandonné les lunes sanglantes de cette horreur du XXème siècle qui justifiait leur fervente brutalité, ils demeurent le plus souvent à l’intérieur de cette coquille d’orgueil, celle de celui qui sait, qui dit ce qu’il croit être vrai et se fiche bien de ces petits ou grands qui leur sont confiés. Seul compte leur discours. L’ennui qui sourd de nos établissements d’enseignement vient de ce mépris : les enfants ou adolescents sont supposés n’avoir rien à dire. Tant que l’enseignant fera son one man show devant un no man’s land, rien ne sera possible.
Quelques enseignants font bien leur travail, évidemment; on les reconnaît à leur sourire. Ils aiment leur métier, partagent leur savoir avec passion et modestie, enchantés par les erreurs des enfants puisque ceux-ci sont là pour apprendre.
Reste cette lancinante question : pourquoi ces enseignants sont-ils si peu nombreux ?
J’ai dû avoir de la chance ou alors…j’ai une mémoire sélective qui privilégie les enseignants qui m’ont aidé à devenir un être debout et qui laisse ceux qui tancent leurs élèves du haut de leur chère chaire à leur place chérie qui semble si chèrement acquise. J’ai appris mon métier à la faculté, ou du moins la base théorique mais j’ai appris à être moi au collège et au lycée. Au collège, il y avait ce professeur de français qui encourageait ses élèves en acceptant leurs particularités, cette professeur d’anglais qui nous le faisait aimer….au lycée, c’était ce professeur d’histoire passioné et passionant qui n’exigeait qu’une seule chose de nous…qu’on travaille et fasse de notre mieux. C’était cette professeur de français disparue trop vite ou ce professeur de philo avec lequel j’ai découvert Bunuel et Godard. Il y avait aussi ce professeur d’allemand, fou de Kafka et d’Eches, adhérent d’Amnesty qui nous donnait les bases pour nous faire réformer…
Les autres…je les oublie.
Bien sûr, il y a, il y aura d’autres rencontres mais eux ont été déterminants.
Oui, cher Pierre Laurent, la mémoire est sélective; ou plutôt parlons avec Proust de mémoire affective: on ne se souvient plus vraiment de l’Ennui éprouvé dans cette école qui était une laborieuse nécessité avant d’être adulte, mais qui n’avait a priori, sauf quelques individualités professorales, aucun intérêt. L’ennui, ce neutre, échappe à la mémoire. Heureusement! On peut même dire, si l’on a l’esprit paradoxal, ceci: c’est bien d’avoir des profs médiocres, ça prépare à la vie où l’on rencontre rarement des aigles! Bon, cela dit, l’imaginaire adolescent a besoin de références autres que sa propre famille, et j’avoue que prof, je me sentais une énorme responsabilité (oui, oui!), non pas pour ma matière (l’allemand) mais pour les filles et les gars qui avaient besoin d’un modèle optimiste et distancié. Car là où le bât blesse dans notre enseignement, c’est précisément qu’il n’enseigne pas, mais que la plupart du temps il récite; ce que pourrait parfaitement faire un DVD aujourd’hui. D’où de nos jours l’absurdité d’enseigner en parlant du haut de la chaire et en distribuant avec morgue et “autorité” un savoir que l’on aurait dix fois mieux par le truchement d’un enregistrement d’un ponte en histoire ou en toute autre matière. Reste l’essentiel: on se souvient d’une prof ou d’un prof parce qu’il n’était pas dans les NORMES! C’était aux yeux du social, un original ! C’est très étrange. Je n’ai jamais fait que mon métier: un métier capital, puisque pour la première fois des gars et des filles rencontrent un autre être humain que leurs parents. L’école est l’Autre avec un grand A. Je ne veux pas me faire le contempteur des profs, c’est trop facile, c’est trop dans l’air du temps. D’ailleurs quand on parle des profs on parle banlieue. Comme s’il n’y avait d’enseignement que dans les banlieues. Allons allons, parmi les douze mille établissements les 9 dixième enseignent selon la norme, dans des établissements normaux. C’est-à-dire ce que tu as connu: un masse de profs routiniers et quelques profs qui brûlaient de transmettre non pas seulement le savoir mais la PASSION du savoir. La passion du savoir est en effet souvent ailleurs que dans la MATIERE elle-même, la matière enseignée n’étant qu’un mode de communication commun où l’on convient que l’on se retrouve. La matière est un lieu commun, très convenu, à partir duquel les gars et les filles déploient leur précieuse individualité. Oui, je sais, je parle en idéaliste, oui, et alors?
Merci mille fois d’être intervenu sur ce sujet. Cela me passionne vraiment. Mais évidemment peu veulent entendre cette chose capitale: en quoi avons-nous besoin d’un enseignement? Est-ce si important? Ne pouvons-nous pas parfois prendre un peu de hauteur pour voir ce machin de manière positive malgré tout et quel est le but de cette machine dispendieuse et vue de loin parfaitement ridicule? Je ne suggère aucune solution (pour l’instant!!) mais je dresse un réquisitoire formel. Et je pose la question fatale: Alors ces profs dont tu te souviens, pourquoi ne sont-ils pas plus nombreux?