Ce temps que nous vivons

Ce temps que nous vivons est celui de la submersion, comme si des vagues successives déferlaient sur notre esquif, ce maigre espace de temps et de lieu qui nous est alloué depuis notre naissance. La technique a envahi en peu de décennies tous nos actes quotidiens sans que nous y ayons été préparés par l’école ou l’éducation. Il y a quatre décennies seulement, il fallait attendre deux ans pour avoir le téléphone, nous avions pour tout lien les lettres que nous écrivions en tirant la langue, penchés sur une feuille de papier que nous remplissions lentement de considérations étroites, limitées à la centralisation parisienne. Mon premier salaire à dix neuf ans s’élevait à 250 Euros par mois ; certes le lait, le vin et le tabac – ce dernier très banalement consommé sans arrières pensées ni culpabilité – coûtaient une bagatelle, mais nous avions aussi de modestes besoins qui n’empêchaient pas une vie normale.

Il y avait jadis dans l’air une évidence du pouvoir, de la morale de deux sous, et les villages le dimanche se retrouvaient à l’église pour deviser sous le porche sur l’abondance des moissons, les mariages en devenir et les morts advenus. L’immense traumatisme de la guerre civile européenne résonnait encore dans nos jeunes cervelles et les petites villes s’arrangeaient tant bien que mal avec leurs morts et les premiers balbutiements d’un rythme syncopé drôlement, venu tout droit des Amériques. Nous n’avions pas autre chose en tête que la libération des mœurs et le rêve candide d’une gauche progressiste cantonnée dans les frontières de notre pays. L’Europe semblait une affaire de gouvernants lointains, rien qui pût nous aider à vivre mieux, même si flottait à l’horizon un songe de paix universelle qui ne concernait d’ailleurs pas l’univers, mais notre camp occidental.

Tout a changé. Je ne parle pas seulement de l’irruption de l’informatique et de la multiplication des moyens de communication. Désormais, le dimanche à onze heures, il n’y a plus que quelques fidèles dans la nef, les moissons s’évaluent en subventions et les usines surpeuplées sont animées par des machines qui remplacent avantageusement les corps adultes qui étaient exposés au tonnerre des fabrications anarchiques. Les femmes ont enfin éprouvé pour la première fois dans l’histoire de l’humanité le souffle inédit d’un épanouissement possible (pilule et avortement). Il est vrai que l’homo economicus est devenu l’autre nom des humains : consommateurs, engourdis par la musique incontrôlable des systèmes électroniques, nous voici émiettés, rivés à la seconde, nous avons changé de temps et nos nerfs, mis à rude épreuve en deux générations par cette métamorphose du quotidien, craquent naturellement au cœur de ce monde renversé (le mot « stress » par exemple n’existait pas dans notre langue il y a quarante ans).

Ce n’était pas mieux avant. Nos villes et villages sont devenus charmants à visiter, nous avons chaud partout – j’avais seize ans quand j’ai connu le chauffage central – j’ai la chance de me laver tous les jours, je mange des produits du monde entier, les voitures sont fiables, je n’ai plus d’escarbilles ni de mains noires quand je prends le train, mes vêtements sont souples, mes chaussures ne me blessent plus les pieds, jamais plus je n’ai d’engelures aux mains et si je suis malade, me voilà guéri en quelques jours, la souffrance physique étant enfin ressentie comme insupportable. La longue, immense douleur de vivre est elle-même soignée à peu près efficacement.

Nous allons à bride abattue vers un univers qui s’échauffe : ce n’est pas seulement le climat, ce sont aussi les habitants qui se multiplient par milliards, donnant une sensation de chaleur, étrange grouillement d’adultes-enfants qui s’appliquent à nous imiter avec nos avenues propres et nos supermarchés regorgeant de marchandises (c’est évidemment cette aspiration qui provoque les soubresauts dont nos media débordent).

Il serait absurde de protester, de râler, de pester contre ce monde neuf – c’est le nôtre et il n’en est pas d’autre – dont l’irruption est comparable à une révolution de l’humanité toute entière. Nous laissons derrière nous bien des absurdités : guerres, castes, religions. Nous n’avons pas de futur prévisible, mais y’en eut-il jamais ?

Une série de contradictions s’ouvre à nous. J’en citerai une seule : au-delà des écrits du passé que l’on trouve à profusion, on n’a jamais eu autant de livres nouveaux à notre disposition, ouvrages parfois subtils et dont les contenus peuvent nous enrichir quotidiennement. Quantité d’esprits cultivés analysent avec finesse notre situation nouvelle et quantité d’autres inventent fictions et poèmes parfois de haute qualité, car plus il y a d’êtres humains qui écrivent, plus grande est la chance d’inventer des merveilles de chants. Et la question soudain surgit brûlante : le livre est-il condamné à disparaître ?

S’essayer à y répondre est s’exposer au ridicule du prophète au désert. Soit, essayons tout de même : le livre survivra. À l’époque de Montaigne, combien lisaient Montaigne ? Et jusqu’aux années 1950 combien ont lu Montaigne ? Sans doute une infime minorité de la population. Or, « les Essais » ont depuis connu des tirages fabuleux… effet de masse, certes, mais en quoi est-ce un mal ?

Quant au livre, sur près de sept milliards d’habitants il se trouvera toujours quelques bons cerveaux pour garder dans un recoin de leur pensées l’idée d’un recours à la lecture d’ouvrages essentiels à la vie de l’esprit.