8 septembre 2010
Lorsque dans un lit, à l’étranger, on est éveillé par un bruit familier, on est en droit de nourrir quelque inquiétude : clac, pataclac, entends-je comme si des doigts enfantins cognaient contre les feuilles raides ; l’odeur qui me parvient me rappelle la noire terre de chez nous, son humus lourd et ses cadences saisons ; en bref, il pleut. Il ne fait pas froid, ni frais, simplement l’absence de stridences me submerge d’interrogations nouvelles : tous ces jours précédents, ai-je rêvé ? Et le printemps éternel, où ? Et le jeu des vagues qui se contrarient sous le soleil habillé de vert ? Et l’éclat aux tympans des écorces frappées de biais par la lumière ?
Je me rendors : nous devions aller à une fête religieuse, messe à huit heures etc., excellente raison pour n’en rien faire. Marie ne m’en tient aucunement rigueur puisque vers les onze heures lorsque nous embarquons pour Porto Seguro, le soleil, plus vigoureux que jamais, a effacé les traces humides ; seule flotte encore une humeur liquide qui fait monter des flaques contre les garde-boues des véhicules dévalant sur les pavés vers la baie des riches. Le ciel accroche quelques oripeaux de blanc crème ombrant parfois les eaux d’un vert presque aussi grave que celui des sapins de chez nous, quand au bord des étangs ils se reflètent en noir sur les eaux mortes. La mer cependant, tout au fond, allume ses feux crépitant, crachant l’écume et les lames éblouissantes, invitant à bouillonner avec elles ; la jeunesse court et s’agite sur le bateau qui nous porte, des marchands de bière, de café, nous sollicitent joyeusement au milieu des volutes de diesel dont le transporteur nous gratifie.
On va marcher longtemps le long de la plage puis escalader une haute falaise taillée de marches énormes, innombrables, harassantes, pour déboucher sur un plateau où une église semble faire l’objet d’une vénération particulière puisque des centaines de gens de tous âges se pressent entre les bords de la falaise et l’entrée de l’édifice : c’est Nostra Senora de la Pena qu’on honore depuis la veille. Trois ou quatre jours de congé sont octroyés à cette occasion qui permettent à la foule de s’égayer en souriant et nous voilà trébuchant d’emblée sur un cortège sorti tout droit de Fellini : en tête des garçons déguisés en moines, robes de bure, cordon blanc et capuches, des petites filles les suivent couvertes de plumes blanches pour figurer les anges et juste derrière un tracteur tirant une remorque énorme sur laquelle est juché le prêtre au micro entouré de baffles qui répercutent les rythmes des guitaristes et du batteur qui l’entourent. Le bruit – difficile de parler de musique – est infernal, des annonces sont lancées mais tout le monde attend devant l’entrée de l’église. L’un après l’autre sortent alors des statues de saint(e)s en procession, chacune d’elle portée par quatre hommes sur des brancards couverts de fleurs. On peut lire leurs noms sur des « phylactères » de tissu : Luzia, Explicite, puis, très applaudis, en vraies vedettes : Antonio et Francesco qui frémissent dans leur plâtre coloré. Cris, chants, bravos, psaumes, appels, rien ne manque pour marquer l’admiration que la foule porte à ces représentations. À l’étage supérieur de l’église des femmes passent déjà leurs bras par l’ouverture, un silence se fait spontanément et soudain, effleurant le haut du portail de l’église, avance lentement une énorme statue de Marie en gloire, carton et plâtre, et du haut de l’ouverture pleuvent en milliers de papillons lourds des pétales de fleurs sur la mère de Dieu tandis qu’alentour monte une clameur sincèrement admirative. La musique redouble, chants hurlés, invocations vers Elle, appels à l’aide, cris de reconnaissance, « Maria ! » mille fois repris, et l’ensemble s’ébranle enfin pour descendre vers la ville suivi d’une foule éclatant de joie. Les bras sont levés tout ce temps, ils se balancent comme agités par une bise régulière où l’on respire une vaste ferveur envers ces personnages de plâtre qui s’éloignent. Miracle pompier d’une apparition où l’on ne boude pas son espérance.
Retour aux choses humaines : des dizaines de gens saluent la Reine des Lieux qui en profite pour présenter son mari à la communauté croyante, son vrai monde. O meu filho fait bonne figure, salue, embrasse, caresse et parfois je suis contraint d’en faire autant. Ce n’est pas désagréable, tout ce petit monde est si pimpant ; comme nous restons sur le vaste plateau qui s’étend bien au-delà de l’église, nous voilà embarqués vers une sorte de kermesse hétéroclite où l’on vend des casseroles, vêtements, boissons, nourritures, enfin tout ce qu’une foire improvisée peut proposer. La foule est considérable, on a parfois du mal à avancer. Un groupe politique en faveur de la candidate de Lula nous pose presque d’autorité des autocollants sur la poitrine ; nous nous laissons faire avec bonne humeur.
Je me demande cependant ce que nous faisons là. Le mariage a lieu dans deux jours et il y a peut-être plus urgent que de flâner entre les tire-bouchons, vêtements, ballons et stands de boissons qui refusent du monde dans un tintamarre sonorisé à tout va. Je me trompe. Je comprends soudain au détour d’une réflexion sur cette ferveur marchandisée – combien de statuettes de Marie sont dressées là partout à la vente ? – que o meu filho ayant refusé un mariage religieux (il frise l’hérésie !), a quand même dû sacrifier à sa future épouse cette journée en l’honneur de Maria, Senora de la Pena… c’est sa seule concession.
Nous croisons beaucoup de pauvres gens qui viennent avec leur tribu d’enfants, leurs chiens, dépenser leurs quelques sous, mais qu’en dire ? La religion est circulation de chaleur communicative et mon scepticisme n’est décidément pas à la hauteur de leur ferveur. Une voix dit : à part ça, tu as quelque chose de mieux à proposer ? Quelle consolation proposes-tu en lieu et place d’une effigie de plâtre de Maria afin de leur apporter dans leur vie une joie équivalente ? Donne-leur, bel esprit, d’autres prières bien réelles ! Tu ne trouves rien, n’est-ce pas ? Tu as beau chercher, que vas-tu leur offrir contre la misère, contre la mort ? Qui va les soulager de leurs peines et maladies ? Que leur donnes-tu en rêve, en échange ? Comment suggères-tu d’aménager leur imaginaire ? La peur de l’existence, comment proposes-tu de la contourner autrement que par des identifications avec des saints de carton ? Crois-tu que ce soit si différent avec les vedettes du showbiz et du cinéma chez ceux qui se flattent d’être des non-croyants ? Chez nous, ces lunes ne sont plus de saison, cependant mille autres ont pris leur place, allez, bois un coup dans ce tohu-bohu et fais bonne figure !
Plus tard, nous nous attardons enfin sur la rambarde qui domine l’océan, le plus vaste panorama qu’il m’ait été donné de découvrir. C’est un gigantesque toit d’ardoise léché d’écume sur lequel un dernier soleil s’en vient jouer son regret des couleurs, des arcs en ciel s’esquissent, des mains énormes lèvent leurs paumes à l’horizon, nuages peut-être, silences bleuis des ciels où je crois voir paraître des étoiles – feux de Saint Elme des bateaux portugais qui débarquèrent ici ? – mais ce ne sont sans doute que des reflets de la ville qui sur les eaux s’accrochent au hasard dans le grisé de la nuit proche. Je ne me souviens plus que d’une course heureuse jusqu’au bateau, d’où la baie nous envoie ses guirlandes tandis qu’à l’oreille, au milieu du brésilien volubile de la Reine des Lieux, j’entends un grincement de chaînes qui nous libèrent du rivage pour nous porter loin là-bas vers l’auberge du soir.