Un conte: la pierre noire de Martin

(Invité par Louis Michel Connen à lire un conte dans son très beau château de Charmes (02)- “Charmes”, ça ne s’invente pas – à des enfants, il m’a paru intéressant de risquer l’écriture de ce conte et de le lire moi-même ).

Il était une fois un petit garçon qui s’appelait Martin. Tout le monde l’aimait, enfin, presque tout le monde ; son papi et sa mamie par exemple étaient très fiers de lui tant il avait de qualités. Les petites boucles blondes qui lui couvraient le front lui donnaient l’air d’un ange tel qu’il est parfois représenté aux porches des églises. Ses étoiles dans les yeux inquiétaient malgré tout ses voisins. Certes on aurait pu se contenter de dire qu’il était gentil mais il était bien plus que cela : Martin donnait tout et il passait aux yeux de ses grands-parents pour l’enfant le plus généreux de la terre. Chaque matin il fourrait la moitié de sa tartine du déjeuner au fond de sa poche et dès qu’il était dehors les oiseaux s’approchaient sans crainte ; il émiettait alors doucement, tranquillement, entre ses doigts menus le pain que les becs des oiseaux s’empressaient d’emporter. Les volatiles souvent se disputaient leurs proies faciles. On entendait alors s’élever la voix soudain grave de Martin qui, tel un juge ou un roi, commandait aux oiseaux : Arrêtez de vous battre, grondait-il. A quoi bon ces disputes… tenez rouge gorge ! Mangez mésanges ! Non, pas vous, les piverts… les miettes vont aux moineaux ! Allez belles hirondelles, revenez ce soir, je n’ai plus rien, repartez vers le ciel saluer le soleil !

Et la même scène se répétait le midi et le soir si bien que les villageois l’admirèrent un moment puis pour dire la vérité (mais il ne faut pas la dire trop fort) finirent par le détester tant ils avaient peur de cet enfant qui parlait aux oiseaux et dont les yeux étincelaient comme des étoiles. Il gênait tout le monde car il était décidément trop généreux. Quand Martin s’attardait sur le seuil de la porte de son papi et de sa mamie, les voisins s’écartaient puis rentraient dans leur cuisine enfumée en baissant la tête, échangeant entre eux à son sujet:

Il nous fait honte cet enfant, grondaient-ils. Rendez-vous compte, confiaient-ils inquiets, la mère Michel l’a vu l’autre jour donnant des pommes aux vaches. Des pommes aux vaches, oh c’est incroyable! disaient ces égoïstes. Le vieux Grigor chuchotait : Il paraît qu’on l’a vu donner de l’argent à des vagabonds de passage … c’était sans doute de l’argent volé, dirent des mauvaises langues. La mère Lajaunisse cria un jour d’une voix forte : Vous avez vu comme il pose une écuelle de lait tous les jours devant sa maison pour les chats de la place, c’est une honte ! Le père Gredin ajouta : Il paraît qu’on l’a vu donner des croquettes aux chiens du village, non mais franchement, des croquettes ! Moi je serais ses grands-parents murmurait le père Laloy, je l’enfermerais à double tour pour l’empêcher de nous ridiculiser ; on a l’air de quoi, nous, en comparaison avec nos portes et nos fenêtres fermées !

Comme on voit, ce n’était que critiques envers le pauvre Martin et l’affaire aurait pu mal se terminer (certains envisageaient de le dénoncer à la police pour gentillesse trop grande), tant ils lui en voulaient d’être si généreux.

Par un après-midi de fin d’automne où le vent souffle en rafales jusqu’à dépouiller toutes les feuilles des arbres et où les feux à l’âtre mugissent dans les maisons, on vit arriver au village un musicien errant, en haillons, la veste déchirée, le pantalon arraché par places et couvert de boue ; il portait dans son dos une boîte à violon  délavée par les pluies de l’automne.  Tous les habitants sans exception fermèrent leurs portes lorsqu’ils l’entendirent mendier un morceau de pain, un peu de lard et un abri pour la nuit. Je vous paierai en musique, dit l’homme en frappant doucement de son index contre les portes closes. Sa voix dominait à peine les grincements de la bise du nord et personne n’ouvrit.

Le crépuscule arrivait vite et l’on vit bientôt, à la grande colère des villageois, notre gentil Martin s’avancer seul sur la place principale, puis, lui prenant la main, il  l’attira chez ses grands-parents qui habitaient à deux pas. Une fois la nuit tombée, on entendit dans le village tout entier le violon du musicien qui peu à peu apaisa la tempête de ses sons puissants et harmonieux. Durant la nuit, le vieux musicien raconta à la modeste famille des histoires fabuleuses, les emmena dans les rêves, et le matin quand il reprit sa route, Martin fit un bout de chemin avec lui. Reposé et heureux comme un roi, le musicien lui joua du violon tout en marchant, mélodie inoubliable qui remplit le cœur de Martin d’une joie infinie. Le violoniste  lui caressa les cheveux et lui parla enfin en ces termes :

Il y avait très longtemps, inoubliable enfant, que je n’avais rencontré un pareil accueil ! Reste généreux, petit garçon, malgré les critiques, et puisque tu m’as offert le gîte et le couvert, je te donne ce galet noir en souvenir de ma visite. Il va t’aider à réaliser ton rêve, mais n’en abuse pas, il ne sert qu’une fois. Sache bien quel rêve tu veux réaliser et fais-le sans crainte. Un jour quand ton rêve sera apaisé tu donneras – comme je le fais maintenant pour toi –  ce galet noir à une autre personne qui saura te le demander.

Mais que dois-je faire avec ? demanda Martin, en fixant le caillou poli et luisant comme une étoile.

Frotte-le doucement et il s’ouvrira pour toi, murmura le mendiant. Il lui fit un clin d’œil et s’en alla sans se retourner.

Et Martin vit le cœur serré le musicien disparaître dans la brume épaisse du matin, au-delà des collines qui bordaient le village. Il crut entendre encore longtemps la musique du violon qui jouait contre le vent du nord. Il lui sembla que les vêtements du mendiant avaient pris les teintes bleues d’un ciel d’été tandis qu’autour de son corps, là-bas, un nuage doré le protégeait du froid.

 

Martin eut une longue conversation avec son papi. Il était évident que le rêve de Martin devait se réaliser mais son papi n’était pas très chaud de voir partir son petit-fils vers l’orient… car le rêve de Martin était simple : rencontrer les rois mages et les interroger sur la disparition de ses parents. Il faudra que tu aies un cadeau, dit le papi, car les rois mages apportent des cadeaux à l’enfant nouveau-né. Évidemment, dit Martin en montrant sa pierre noire. Ce sera mon cadeau ! La chance voulut que l’on était justement entre Noël et le nouvel an. Les rois étaient déjà en route. Il fallait faire vite. Mais Martin avait déjà pris sa décision et n’attendait plus que l’autorisation de son grand père.

Le vieil homme interrogea sa femme du regard puis en mettant une nouvelle bûche dans le feu à l’âtre, lui tournant le dos, il gronda soudain: Mais oui, vas-y, fonce ! Qu’est-ce que tu attends, tu devrais déjà être parti ! La mamie fit un signe de la main, attira le petit contre elle, le serra de toutes ses forces, puis, Martin, pierre noire en main, monta dans sa chambre. Le voyage allait commencer. Son cœur battait si fort qu’on l’entendait résonner dans la petite pièce où il avait si souvent rêvé de revoir ses parents.

C’est ainsi qu’il se retrouva dans une oasis du désert, appuyé contre un puits à l’ombre d’un palmier. La chaleur lui parut accablante et après avoir enlevé son pull, il interrogea les femmes qui se tenaient autour du puits. Effectivement, dirent-elles en les montrant du doigt : tu tombes bien, regarde là-bas, ils viennent de passer. Trois chameaux entraient en effet à l’instant dans le désert chargés de marchandises et sur leur dos, tout en haut, on voyait les couronnes qui tremblotaient et scintillaient dans la lumière du soir. Il courut de toute la vitesse de ses petites jambes, barra le passage aux trois rois en criant : Messieurs, je vous en prie, dites-moi où sont mes parents ! Je sais que vous le savez !

Ah, le mendiant, ah la pierre noire… ah, ah… dit l’un d’eux qui parut être le chef. (Au fait, était-ce Melchior, Balthazar ou Gaspard ? Je ne saurais le dire.) Le roi bienveillant et souriant se pencha vers Martin (sa couronne faillit rouler au sol) et lui dit : Réjouis-toi, nous venons à l’instant de déposer tes parents à l’oasis après les avoir délivrés de la prison où des bandits les avaient placés après leur enlèvement. Je savais bien que leur enfant méritait de les revoir ! On m’a dit tant de bien de toi. Les deux autres rois rirent doucement. Ne nous remercie pas, ce n’est qu’une juste récompense pour ton infinie générosité. Avant de te retourner pour les voir, donne-moi la pierre noire, tu n’en as plus l’usage et je connais un petit enfant qui, lui, va en avoir drôlement besoin.

Martin hésita, esquissa un mouvement pour se retourner tant il avait hâte de revoir ses parents, mais la voix du roi fut plus puissante : Donne la pierre noire, ordonna-t-il, que nous puissions repartir. Donne, bon sang ! Donne ! Martin fouilla dans ses poches. Ah, soupira-t-il enfin, en sortant le galet vers le soleil couchant, voici, tenez Monsieur ! Il se haussa sur la pointe des pieds ; le roi ne saisit pas la pierre tout de suite ; il prit le temps de faire agenouiller son chameau, descendit majestueusement et recueillit dans sa paume le galet qui maintenant brillait comme un bijou précieux. Merci très cher Martin, dit-il solennellement en lui passant l’autre main dans ses cheveux bouclés.  Merci ! Tu es un ange ! Tiens, retourne toi maintenant, tu vois, ils t’attendent.

Martin partit en courant vers ses parents qui lui souriaient là-bas, des larmes plein les yeux.

Un rêve d’enfant

Stéphane plissa les yeux. Dans le parc, au-delà d’une série d’arbres en enfilade (tunnel goudronné où cliquetaient des bicyclettes) chaque massif de fleurs là-bas dessinait un visage d’enfant. Émergeant de la terre, comme rescapées d’un glissement de terrain, leurs têtes florales respiraient la joie. La promenade virait au conte de fées. Le plein soleil d’avril chantait, le présent craquait de partout, brise immaculée balayant le jour, inaltérable source d’étincelles en partance vers une fusion entre le ciel et la terre. Des visages en fleur… des enfants…
Il était tranquille, seul, désolé. Il se souvint qu’Emma en robe fuchsia – quelle idée ! – jouait ce soir à Shanghai, une salle « pas si grande » comme elle avait dit au téléphone, trois mille places quand même (il avait ri), tout ça pour du Beethoven qu’elle adorait, mais quand même, quand même, c’était loin. Il rêvait comme tout le monde qu’elle reste à la maison, mains croisées, auprès du feu ; lui revint alors, sur le fil chanterelle de ses prodiges, ce Chopin qu’elle avait joué un soir de février pour lui seul, main droite à la place de la gauche et inversement, pas une note à côté, et dans sa mémoire tendue il la revoyait sourire aux lèvres, confessant à travers ses cheveux longs : « J’en avais rêvé toute la nuit, tout le jour, et mes phalanges l’exigeaient de mes paumes ». Il l’avait crue folle, elle l’était ; mais lui-même, avec ses fleurs enfants, visages bordés de terre noire, était-il plus raisonnable ?
Sa découverte n’avait pas le sens commun, les massifs sont invariablement kitchs, ils n’ont jamais les graves nuances de l’enfance aurore ni la douceur des courbes inattendues ; quant aux couleurs franches des corolles, elles ne peuvent restituer fidèlement la variété veloutée de leurs joues. Pourtant quelqu’un l’avait fait.
Il suivit le soleil au déclin et l’ombre sur les fleurs tamisant l’ensemble donna aux visages cachés une profonde unité mélancolique. La nuit seule dit vraiment ce qu’il en est, songea-t-il. Au dernier rayon rasant, vélo en main, il n’y tint plus et comme le jardinier était à deux pas en train de régler l’arrosage, il donna un coup de sonnette qu’il voulut gentillet, attendit que l’autre lève la tête et lui confia, après un bonsoir évasif, sa découverte ; sa voix eut des petits ratés, après tout il ne connaissait pas l’homme en vert, peut-être allait-il le rabrouer et Stéphane ne l’aurait pas supporté, jamais lorsqu’il était question d’enfants, jamais. L’arroseur se contenta de faire un signe de la tête, stoppa le jet d’eau enfin, puis s’avança vers lui, bottes luisantes, menton dressé. Que voulait-il savoir ? Stéphane gêné, reprit sa question sur les fleurs et les enfants. L’autre lui répliqua qu’il rêvait, tourna le robinet pour reprendre l’arrosage par le sol ; il se pencha et, le dos tourné, ignora sa présence.
Du fond du corps Stéphane se rua sur lui ; tordant sa tête, il lui bourra le visage de coups de poings comme on plaque des accords à la fin d’une sonate, l’autre gémit, cria, hurla et il fallut l’intervention des policiers qui fermaient le parc pour que Stéphane cesse enfin, une fois menotté, de s’agiter contre sa victime.
Plus tard il s’excusa, paya les frais d’hospitalisation et le juge bon enfant lui conseilla de faire un enfant (« Avec l’aide de votre femme », crut-il nécessaire de préciser) ce qui apaiserait ses sautes d’humeur. Stéphane expliqua patiemment que grâce à son art il avait fait construire un auditorium mais que son Emma, après quelques concerts très courus, avait préféré ces pérégrinations qu’on nomme une carrière. Finalement on le plaignit beaucoup. Emma et lui suivirent un temps les conseils du juge, les draps froissés témoignèrent qu’ils y allaient de bon cœur ; en vain… la nature refusa de saluer de sa récompense vagissante les efforts du couple déchiré. Le vide les cernait.
Elle s’envola de nouveau vers d’autres cieux ; ce qu’elle perdit en bonheur, Beethoven le gagna en énergie. L’appassionata explosa comme jamais. Stéphane reprit ses plans, constructions et autres élaborations immobilières. Le Mont qui dominait la ville et au sommet duquel trônait l’auditorium allait déguster. Les rêveries de Stéphane – architecte reconnu, il avait carte blanche – s’employèrent sur l’écran à détruire la douce déclinaison du Mont qui au levant avait le vert facile et donnait au crépuscule d’affolants reflets argentés qui mordaient sur la nuit. Il perdit pied, dormit peu et planifia n’importe quoi. Les bétonnières piaffaient, le Mont vacillait, les projets fumeux s’accumulaient dans ses disques durs, enlaidissant fictivement l’élégante éminence.
Par chance pour le Mont, un chien se perdit un jour devant sa maison qui jouxtait l’auditorium ; langue pendante, la pauvre bête roulait des yeux peu farouches ; il était minuit et Stéphane venait de rentrer. Il le rassura, lui caressa les flancs et dit : « Tu viens d’où ? » L’autre lui lécha les mains ; ils s’assirent à même le Mont et soudain, bras tendu vers le vide, Stéphane lui désigna une étoile bleue : « Tu vois, là-bas, c’est Sirius, l’alpha du Chien ». La bête eut un sobre aboiement. Entre le minime suraigu des étoiles et quelques moteurs au loin, ils eurent droit sous la brise de nuit au tendre clapotis des tuiles fraîches.
Stéphane sentit l’inutilité de son travail à travers les ombres qui découpaient l’informe résidence qu’il avait eu l’insolence de bâtir à sa mode en une seule tour… par mépris pour les acheteurs un peu snob qui auraient voulu s’exhausser sur le Mont ; il sentit sur ses épaules le besoin de repos qui lui mordait la nuque, alarmait ses paupières, lui empâtait la bouche. La cochonnerie verticale qu’il avait méditée – sans trop – se haussait vaniteuse. Il fallait s’en défaire, et vite.
Il y pensait depuis des jours, mais la maladie d’enfant avait dégénéré : il voulait maintenant aller plus loin, crevant d’envie de couper le portable et de n’avoir plus aux tympans que de vrais sons bien réels, genre : « Comment allez-vous ? » ; l’aboiement du chien lui parut un bon début et en se relevant il tapota la tête de l’animal : « Viens mon ami » ; l’architecte emplit de toute sa présence le plateau du Mont et il lui sembla qu’en effet son ombre tracée par la lune filait jusqu’au bas de la colline bleue. Sa décision était prise. « J’arrête tout. Tu comprends, dit-il au chien, ce n’est plus supportable. On ne peut ravager une pente si doucement inclinée. » Le chien comprit qu’il était adopté et sauta pour saisir sa manche tandis qu’ils rentraient par la baie coulissante. Il lui servit de l’eau, poussa l’assiette du bout du pied et le chien lapa, avide et lent.
Stéphane de son côté se servit une goutte d’alcool fort, attendit que le liquide fasse son effet jusqu’au bout des phalanges, puis sans plus longtemps barguigner fit l’improbable : il sortit son téléphone d’une poche de son pantalon, puis glissa le portable sous le couvercle de l’aquarium. Pas un son. Les noms et les mots submergés s’engloutirent au milieu des poissons vifs. La bakélite qui avait harcelé ses tympans durant des mois bascula souplement, chassant au dernier moment dans sa chute un poisson arc en ciel qui s’attardait.
Aucun rêve ne troubla son sommeil.
Il était midi passé ; tapotant alentour ses doigts froissèrent le mot lapidaire de la femme de ménage où il était question de café chaud et de déjeuner. Il sourit aux erreurs de langue et fit un effort pour se souvenir du chien qui, pluie sur le plancher nu, avançait en faisant claquer les ongles de ses pattes. La nuit réinvestit un moment sa mémoire balbutiante. La bête lécha le dessus de ses mains. « Ah, tu as raison. Va ! » Il fit glisser la baie, roulement gras, ouvrit un rêve de paysage aux horizons circulaires ; l’animal fuit et sa présence lui manqua déjà. Tasse de café en main, il cala la feuille sous la soucoupe et écrivit d’une plume légère – il avait cru bon de sortir son stylo à encre – qu’il démissionnait de tous ses postes de l’agence d’architecture, se réservant la libre disposition du Mont dans son entier. Il fourra le mot dans une enveloppe et après avoir rebu une gorgée de café s’en fut à pied sans fermer ni porte ni fenêtre, accompagné du chien, vers le vallon bercé de la brume d’été. Le chemin asphalté coula entre fusains et genévriers, un bras feuillu de noisetier siffla derrière lui et le chien lui colla aux basques. Vivre, c’était peut-être ça : il aurait voulu que la lente déclinaison du Mont durât l’éternité, le bonheur non pas quand même, non, le calme, la loi du corps qui descend pour le plaisir, la confiance comme un pays qu’on retrouve, où l’on a toujours vécu en rêve, marcher pour soi seul, être son propre sel et son sourire.
Il déposa l’enveloppe à l’agence sans un mot et l’hôtesse lui fit le sourire habituel. Elle brûlait d’amour pour lui, n’avait jamais osé ; il songea que c’était trop tard, sourit, puis cruellement sourit encore, prononça son prénom, elle battit des paupières.
« – Il s’appelle comment votre chien ?
– Hermès, Hermès oui.
– Joli nom ! Je ne savais pas que vous aviez un chien. »
Il se retint pour ne pas dire : « Moi non plus », hocha la tête, sourit encore, fit volte-face puis poussa de toutes ses forces la porte vitrée. Une fois dans la rue, il chercha l’adresse indiquée sur le collier du chien.

– C’est un peu indécent, lui dit-elle bien en face. Que voulez-vous ?
– Le chien.
– Ah oui, oh sans vous il aurait retrouvé son chemin.
– J’ai lu l’adresse sur le collier et je me suis dit que… Euh, vous ne voulez pas me le donner ?
– Quoi ?!
– Le chien.
– Non content de flanquer une raclée à mon mari, vous voulez mon chien !
– Il m’a dit qu’il s’appelait Hermès. Enfin je l’ai lu sur le collier.
– Merci, je sais comment s’appelle mon chien.
– C’est l’envoyé des dieux.
– Oui, oui, rien de bien savant.
– Vous enseignez ?
– Non, je suis couturière. Je raccommode.
– J’ai bien besoin de vous. Tout est déchiré.
– Je répare les tissus, pas les destinées.
– Dommage.
– Vous êtes un beau salaud !
Il eut un sursaut. Ses yeux gris verts le fascinaient. Au tribunal il n’avait rien remarqué et il s’en voulait. Souvenir de nuit : quel était ce visage impeccable qui l’insultait sans prévenir ? Il avait tant besoin d’elle ; il l’avait su dès qu’elle avait ouvert la porte. Il reprit :
– Pourquoi dites-vous ça ?
– Les cinquante mille euros.
– Oui j’ai proposé cinquante mille euros au juge comme ça, comme dédommagement.
– Et le juge est monté à quatre-vingt mille.
– Oui, oh, c’est sans importance.
– Vous parlez à une couturière qui a marié un jardinier.
– Excusez-moi. Je ne voulais pas… Enfin toujours est-il que cet argent je vous le donne de bon cœur.
– Je vois bien que vous vous en fichez.
– Si vous saviez comme je suis désolé.
– Et moi donc ! L’agresseur qui nous noie sous le fric. Quatre-vingt mille ! Vous êtes un beau salaud !
– Encore !
– Rendez-moi Hermès !
– Oui, pardon. Tenez ! Je vous laisse la laisse (Il sourit).
– Encore heureux !
– Vous pourriez sourire un peu.
– Je n’ai pas la tête à ça. Mon mari est parti (elle se mordit la lèvre inférieure, ce mot était de trop).
– Il n’est plus à l’hôpital ?
– Non, dit la couturière. Il est parti vers les îles.
– Les îles bienheureuses ?
– Non, les malheureuses.
– C’est quoi son malheur ?
– Avec votre argent il a pris un billet d’avion pour adopter un enfant.
– C’est ça son malheur ?
– C’est ça notre malheur… C’est ça notre espérance… allez-vous-en ! Fichez le camp ! Ne revenez jamais !
Il vécut désormais en somnambule, Hermès jappait chaque matin contre le mur où il dormait, il attendait son signal pour s’arracher aux draps, faisait rouler la baie vitrée du bout des doigts, la bête venait boire, tout était prêt, le café, les viennoiseries, il se douchait, s’habillait avec recherche mais sans trop, de gris et de bleu en songeant à elle, n’osait pas la cravate, descendant le Mont, – je vous ramène Hermès – vous me dérangez – je vous prie de m’excuser, elle rougissait un peu, lui arrachait la laisse à pleine main, tirait le chien vers elle, les jours succédaient aux jours et il descendait parfois dès l’aube, sans hâte, avec le soleil un peu plus tôt chaque jour, puis un peu plus tard (juin, juillet, solstice oblige), la laisse passait d’une main l’autre et parfois les paumes se touchaient, les paroles s’étoffaient, elle coud songeait-il mais c’est moi qui raccommode, c’est de ma faute, il se moquait de lui-même sous le soleil d’été, l’été étant désormais le participe passé de son être, il avait tant changé, il avançait, montant et descendant le Mont, se faisait doux sous la morsure de midi qui brûlait son crâne un peu dégarni et il avait beau choisir l’ombre, trouvant vulgaire le vaste ensoleillement du chemin vernissé des pas, il ne pouvait toujours demeurer dans la nuit de son rêve chaque jour recommencée : revoir Fanny, ses yeux merveille, la finesse du regard gris qui le perçait, il en était sûr, comme il était assuré qu’elle penchait vers lui, avait un penchant pour lui auquel il associait la pente du Mont qu’il avait failli détruire, il n’avait, pensait-il, jamais été aussi sérieux.
Il voulait dire « heureux » mais n’osait laisser monter cette sensation jusqu’à sa conscience, et c’est ainsi qu’il se présentait chaque jour à sa fenêtre ; rituel qui s’était instauré de lui-même : il apparaissait dans l’encadrement derrière lequel elle cousait, il désencombrait ses cordes vocales pour signaler sa présence, – ah vous êtes là, Hermès, oui, oh vous n’auriez pas dû – si, si, tout le plaisir est pour moi, il fait si beau vous savez, descendre le Mont est un immense plaisir, et parfois leurs échanges étaient brefs, d’autres fois ils pouvaient durer une heure ou deux. Elle sortait en lissant son tablier du bout des doigts écartés, prenait la laisse et disparaissait à nouveau pour revenir à la hauteur du cadre de la fenêtre, profil cru aux lèvres très rouges, épaules souvent couvertes d’une sorte d’étole ouvragée où le vert fondamental le disputait à un bleu d’orange comme un ultime ciel de crépuscule. Elle reprenait sa tâche de cousette, lui s’excusait de la distraire, elle ne disait rien, puis un jour enfin – six semaines avaient coulé – elle lui avoua que sa présence ne la gênait pas, qu’elle désirait seulement que l’on ne parle ni de son mari ni du procès. Pour la millième fois il aurait voulu s’excuser, dire qu’il n’aurait jamais dû etc., mais il était pétri de respect devant son élégance toute de calme retenue avec toujours cette petite rougeur aux pommettes lorsqu’elle lui parlait, enfance, songeait-il en écoutant la mélodie frisson de cette sorte de chant qui lui venait ainsi au rythme de son ouvrage d’aiguille. La peur parfois le prenait la nuit loin d’elle ou lorsque Émilie lui téléphonait du fond de ses triomphes mondiaux, affirmant que les contrats se suivaient à la demande, qu’elle était surbookée pour les trois prochaines années – histoire de folle qui le rendait fou, puis soudain calme quand Fanny resurgissait à la croisée de sa mémoire.
Leurs murmures se superposaient, bouts de confidences, morceaux de poèmes, banalités, d’où il ressortait qu’on n’aime bien que lorsqu’on n’y songe pas (généralité qu’il avait inventée pour la circonstance) mais qu’on s’enfonce dans le langage libéré, tel qu’il vient, confiance, confiance. Il songeait souvent, tu es là, je suis ici, mais c’est miracle que la plupart du temps la solitude, notre lot, ne nous monte jamais aux lèvres, même sous la forme d’une plainte légère, puisque le temps où nous sommes ensemble est un moment d’espérance où il fait très bon vivre et puis voilà et le hasard fait bien les choses et je suis toi et je crois bien que tu es moi et plus jamais je ne flotte dans le temps et plus jamais mes pensées ne vont au vide de ma propre présence. La mer est à nous, Fanny, la mer est à nous, il sentait l’océan (pourtant lointain) envoyer ses écumes et ses lois, l’âcreté du pas sur le sable et dans l’air bien trop vif leurs étreintes promises par le soleil de la plage encombrée de leurs empreintes. Puis il repoussait le cliché des bras dans les bras, songeant à mieux, à ses joues seulement, n’espérant pas davantage, n’osant l’espérer dans cette nuit qui ne cessait de bavarder sur le sourire et les enfants.
L’août fut noir : le feuillage du chemin épaissit l’ombre propice aux épanchements, l’oreiller des mots rassurants laissait couler les peurs qui filaient vite au gré du temps passé à deviser ensemble, avec toi mon amour finit-il par penser, pas sans toi, lisait-il à l’instant où elle sortait pour récupérer la laisse dans la fraîcheur du soir.
Le retour du jardinier fut un coup de tonnerre. Stéphane et Fanny traversèrent des jours affreux ; refusant de descendre et de monter, Stéphane décida finalement de louer une chambre à proximité pour la croiser de nouveau le plus souvent possible. Le Mont attendrait, Hermès aussi.
Il est debout dans la chambre meublée, c’est la nuit, la fenêtre donne sur la sienne en contrebas, on est au début de septembre, des oiseaux grattent les gouttières là où les chats guettent, on entend les appels des meurtres sous les toits (crocs contre plumes). Il l’a croisée au marché, a donné son adresse, il l’attend, elle lui a dit fin de semaine quand mon mari sera reparti, il n’a pas trouvé d’enfant, il repart pour deux mois vers les îles de misère. Oh, la rougeur aux joues. C’est cette nuit, il en est sûr. Elle a fait oui de la tête en reprenant la monnaie du marchand de fruits.
Il anticipe sa venue en descendant les marches à pieds nus ; il lui semble que le moindre bruit dissoudrait la magie. L’escalier ne craque pas, la rampe, fétu de paille, cède sous sa poigne, la nuit est si chaude, au bord de l’orage. Il espère tellement l’entendre venir de loin qu’il étouffe un cri lorsqu’elle se glisse contre lui, dans le couloir d’entrée. « Fais-moi un enfant, dit-elle avant de se projeter contre ses lèvres – Non, toi, fais-moi un enfant », chuchote-t-il, juste avant de l’embrasser.

Quand le jardinier appela deux mois plus tard elle lui annonça qu’il n’avait plus besoin de ramener un enfant, qu’elle avait désormais tout ce qu’il fallait à la maison ; de son côté, il annonça qu’il s’était lié dans les îles à une mère de famille nombreuse dont le père était parti sur les vagues ; avant de raccrocher, il mentionna que les enfants étaient beaux comme des fleurs.

Conversations sur les jardins

Ils avaient au printemps de brefs colloques.
– Que faites-vous dans votre jardin ? demanda le jardinier.
– Je tonds le gazon, je taille les fleurs et les arbustes, dit Stéphane.
– Et il vous arrive d’y errer pour presque rien ?
– Non.
– Vous ne vous y attardez pas ?
– Jamais. A quoi bon ?
– Pour méditer. Tenez, notre sainte patronne, Louise de Vilmorin, disait…
– Vous vous moquez.
– Un peu. Elle disait, arpentant son jardin avec Gallimard : quand je serai morte je méditerai et toi tu m’éditeras.
– Son jardin lui était une tombe.
– Un paradis, plutôt, enfin, c’est la même chose.
L’homme de l’art considérait qu’on n’y méditait pas assez, il y revenait sans cesse et comme il entendait le silence de Stéphane comme une question (c’est quoi méditer ?), il passa à l’action : sa voix légère creusait des vides, s’arrêtait sur une corolle, il se penchait, murmurait aux boutons, se relevait en rougissant, coupait une branche distraitement et reglissait son sécateur dans la poche latérale de son pantalon. Il semblait à l’écoute, se déplaçait rarement sans un bout de bois à la main ou une pousse quelconque.
– Vous devriez vous y promener, dit le jardinier.
– Je n’ai rien à bâtir dans ma clôture, c’est statique. Que pourrais-je y faire ?
– Ça bouge sans arrêt, mettez ’y la main.
– Ah non le sécateur merci, ce cliquetis, la branche qui craque, les tympans s’en souviennent trop longtemps et parfois au loin l’aigre colère de la tronçonneuse qu’on croirait à deux pas. Cette ferraille contre le bois offert, violence folle. Stéphane criait presque.
– Sans aller jusqu’à ces extrêmes, le sécateur est la main verte, l’autre nom de la méditation active, risqua le jardinier en l’observant de biais. Il ajouta presque murmurant : les coupes sont de réelles présences.
– On dirait releva Stéphane que c’est une consolation, une vengeance contre le temps.
– Le printemps est si bref. Au fait vous ne vous rasez pas ?
– Bien sûr que si, fit Stéphane en passant sa main sur le menton.
– Au jardin, c’est la même lame.
– Il est une vérité au jardin miroir ?
Le jardinier fit oui de la tête. Ainsi allaient-ils les dimanches des belles saisons au cœur des parcs dont le jardinier était le maître.

Voisins et rosiers

Tiens, le jaune s’insinue au plein maillé du forsythia; le jaune a cette pâleur première que le soleil fera exploser. Un fil d’or court pour l’instant dans les brindilles, guirlande de jeune printemps, l’embellie approche. Le vent du nord perturbe encore l’attente. Suspend glacé, il mord le bois, l’arbuste ose à peine rougir.

Pour encourager les rosiers, le voisin enfile sa salopette, déploie les cisailles et vite décapite les premiers gourmands qui lèchent la tige prématurément. Restent des épines vengeresses, l’homme de l’art tranche et coupe d’une main apparemment experte au bon endroit… à mes yeux n’importe où. Dans le silence, il ramasse sans souci de sa peau les morceaux épars et loin de mes rêves jette froidement le petit fagot dans la benne. J’entends ses bottes qui s’essaient dans l’allée voisine, il tousse, remise le sécateur dans un endroit connu de lui seul, contemple la bordure, revient sur ses pas, récupère le sécateur, se penche vite, exerce encore une pression ici ou là, ramasse les chutes, se pique visiblement, secoue sa main, suce le doigt agressé, puis repart d’un pas plus lent vers la cachette du sécateur. Il ressort, lèche son doigt d’un coup de langue définitif, semble songer qu’il avait oublié cet hiver – seul le gel l’avait averti- combien la nature est cruelle lorsqu’on s’en prend à ses secrets. Elle n’aime pas qu’on la touche. Elle aime le tact, la prudence, défie la distraction, semble dire: soit tu t’occupes de moi et alors fais le bien, soit veuille ne pas me toucher, ainsi que Jésus disait. Il a des gants à la main mais ne les enfile pas.

Un autre voisin à la voix de stentor se moque de lui. Il rougit un peu, fixe ses bottes, évitant le regard de l’autre, parle sans doute de l’habitude perdue, passe un doigt de l’autre main sur la blessure, “bof” dit-il à ce qu’il m’apparaît, lui lisant sur les lèvres. Ils s’avancent l’un vers l’autre, se serrent la main, l’autre sourit en désignant la main égratignée, puis ils engagent une conversation dont les syllabes appuyées me parviennent jusque derrière mon rideau. Ils font de grands gestes comme on détruit, comme on cisaille, il est question de tronçonneuse, de taille haie, de sécateurs, de lames ferraillantes et je m’imagine soudain que l’on est au moyen âge et que les chevaliers échangent sur leurs épées, le tranchant, le fil, le fourreau, la taille et l’estoc. Des voix de sirènes envahissent la rue: les femmes appellent au déjeuner, ils se ressaisissent la main, se souhaitent un bon repas sans doute, une bonne sieste peut-être, ça balbutie en blaguant grossièrement, j’entends des mots interdits aux enfants, l’homme prend un détour pour remiser enfin le sécateur et les gants. Ses bottes alertes claquent une dernière fois. Il est pressé. Je me dis qu’il a dans l’oreille l’appel de sa femme, que la table doit être mise et qu’il est bon parfois de n’avoir que des réponses et des jambes à glisser sous la table.

L’année de la joie (8)

Nous progressions dans la nuit, éclairés par ma lampe de poche. « Allons, dit-elle en serrant mes phalanges – j’éprouvai le battement de son poignet à travers le cuir des gants – allons, les nuits d’été sont des aubes attisées, miroirs qui se souviennent du crépuscule, celle-ci en revanche, écoute, est le tain des pensées jamais dites, ah la voie lactée de l’an nouveau et nos mains qui se nouent pour composer des mélodies à partir de peu de jours, s’acclimatant dans l’intime, sceau de solitudes en friche abritées sous le froid camisole. Du bout des doigts je vais en faire un moment pour nous, ami, temps armé de verticales glacées, mon amour, je réchaufferai la nuit de ma harpe grondante, il y aura des trébuchements de tonalités forcément, non, je les balaierai de ton chant, j’aurai des désaccords nus dans la nuit suggérée auprès de mon épaule, là où gravissent les basses, tandis que loin là-bas au bout des bras je grincerai des étoiles aux cordes petites qui décriront les ressauts de mon âme détissée quand tu n’es pas là, dans l’ombre des choses familières qui s’effilochent, et bousculant les secondes j’userai de notre avance présente, duo enfin trouvé, et le Chemin donnera la cohérence qui sans ce lieu de fusion déviderait l’éclat d’arias embrouillées ; le rythme des pas ne dicte pas forcément deux, pourquoi pas onze ?- elle rit – le reflet du hasard est à ce prix puisque tes pas hélas ne tombent pas sous les miens et que nos souliers (seul son présent) cognent le plus souvent à côté de l’autre, loin de toi, puisque tu es à mes côtés, pas en moi, et je t’aime trop pour te voler ton rythme et je laisserai battre ton cœur comme il l’entend. On voudrait l’inverse, bien sûr, et je conterai ce désastre de n’être pas deux toujours, loi tragique mais utile pour avoir la chance d’être soi, moi, fantôme musiquant-chantant sur le Chemin ce duo de présences que je hante avec toi. »

Ainsi écrit-elle à voix haute sa musique savante: il me semble que ses cordes vocales font entendre par avance celles de nos instruments ; du bout des pieds j’étouffe le bruit de mes pas et l’admiration m’emportant comme bourrasque je la saisis par les épaules et embrasse longtemps la bouche de lumière qui vient de « composer ». Je comprends que nous n’irons pas plus loin. Nos lèvres ont des buées qui halètent en secondes floconneuses, elles se mêlent puis se dissolvent au plein du soir. J’éteins ma lampe, imaginant étourdiment que nos haleines sont lumineuses. À regret, je rallume bientôt.

Au retour, avant de passer devant Heurtebise, elle chuchote qu’en venant tout à l’heure dans l’autre sens elle a cru entendre des murmures et des cliquetis. Je l’apaise d’une pression de main, lorsque des saluts s’élèvent : « Bonne soirée ! », insiste un des hommes en contrebas. C’est un groupe de jeunes astronomes affairés autour de télescopes ; je ne lâche pas sa main et nous descendons droit sur eux. Ils observent Saturne ; ils s’écartent pour lui faire place, un des hommes lui désigne son télescope. Sans se défaire de ma main, elle colle son œil à l’objectif. Un long temps s’écoule ; je la sens trembler de tout son être, puis elle se redresse, dit en secouant sa chevelure de feu : « C’est ce que je cherchais… ce silence, l’anneau du temps. »

Je me rappelle l’embarras qui s’installe, bras ballants nous nous faisons face, rien ne vient. Vais-je regarder à mon tour ? Je choisis l’aveuglement : une boule, un anneau, je la connais par les photos et s’il y a mystère je préfère le laisser intact à ma harpiste. Je crois aussi qu’à cet instant je n’imagine pas que je puisse éloigner mon regard de son visage … même pour toutes les étoiles du ciel.

Notre séparation se fit non sans mal : j’étais déjà en train de mouliner au bord des lèvres les grosses ficelles prosaïques qui couturent ces moments (bonne soirée, rien de tel que le ciel étoilé etc.) lorsque l’un d’eux d’une voix abrupte, infiniment grave, nous félicita pour la musique. Ils venaient sur le Chemin pour la clarté du ciel, mais aussi, dit-il sur un ton agité, pour la noire musique. Il frappa sa poitrine, nous expliquant que ça le prenait là, qu’il en revenait chamboulé, que l’audition d’une symphonie dans ces lieux gros de crimes légaux était un baume : « Ça contrebalance la haine », conclut-il. De sa voix de cristal brisé, ma Belle suggéra en souriant : « Écouter la musique à l’extérieur de notre auditorium revient à observer Saturne à travers le brouillard ! » J’insistai également auprès de lui pour qu’ils n’hésitent pas à pénétrer dans l’hôtel enchanté. Je revois ses yeux bruns qui s’embuent, les sanglots sur sa barbe première, je revois ma main qui se pose sur son corps courbé en deux, j’entends ma harpiste : « Venez guérir chez nous de votre trop plein ! », je revois ses amis qui mettent un genou en terre et le redressent sans hâte, doucement murmurant. (Je profite du désarroi pour me jeter sur l’objectif et j’aperçois Saturne : une des visions majeures de mon existence de musicien.) « Nous viendrons », clament-ils comme un serment, avec cette fermeté fébrile des jeunes gens habités. « Nous viendrons, dit-il en s’essuyant le visage, c’est trop de solitude, nous viendrons. » On se serre enfin la main.

Bref dialogue du retour :

« C’est drôle que nous ne les ayons pas vus à l’aller, dis-je.

– À nous la musique, à eux l’univers.

– Qui de nous a la meilleure part ?

– Oh, ce n’est pas si différent, dit-elle en retournant à ses rêveries. »

Je me souviens du silence qui suit, du bitume sur lequel ma lampe s’agite devançant les pas de ma compagne ; parfois ses doigts esquissent des sursauts dans ma paume ; elle continue de composer. Elle semble parfois relâcher ma main, je laisse faire, vite elle ressaisit mes doigts. Le froid s’enfonce jusqu’au plein des poumons et sans nous consulter nous accélérons l’allure ; des formes poudreuses, lambeaux de nuages viennent à notre rencontre, masses humides soudain que l’on traverse comme si le grésil voulait nous glacer les os ; les muscles de mes jambes se tendent, se crispent, l’envie de courir m’envahit à tel point que j’accélère encore et me voilà tirant derrière moi à bout de bras la harpiste embrumée, enclose dans sa pièce, je ne l’éclaire plus, et lorsque l’on arrive à l’entrée de l’hôtel j’ai l’impression de l’avoir tout ce temps soulevée dans les airs.

Le temps des couples (le conte de vivre)

Lui : Les couples se déchirent vite, consomment l’amour comme on le fait des viandes, des marchandises, rien ne tient, les mains se désembaguent au rythme des saisons, ils se hâtent alors de refaire la même chose, se jurent en étreignant la nouvelle autre qu’on ne les y reprendra plus et répètent le conte de vivre avec la même candeur spécieuse, le même automatisme qui les plaque sur l’horizon sans joie va du lit au boulot en passant par les transports, et quels transports !

Elle : Pas du tout ! Il est d’autres histoires ; la nôtre commence, patience, et les couples ne tournent pas forcément vinaigre ; je connais des mains qui tiennent leur faveur tête haute contre le temps. J’en connais qui ne lassent pas leurs yeux de l’autre regard et s’il le faut – ce n’est pas toujours – ils se séparent, s’éloignent un peu, empruntent un chemin de traverse pour l’un, une voie rapide pour l’autre, puis un matin les mains vides, bras ballants, bouche sèche, ils se recroisent, ils se revoient et du bout des doigts etc.

Lui : Cela n’arrive jamais ! Enfin peut-être mais notre temps est à l’excitation perpétuelle, l’adoration dure quoi quelques mois, allez trois ans je veux bien; un jour tu me diras on arrête et je ne serai pas surpris, un pantalon s’élime, une chemise s’effiloche, il n’est aucune cousette pour l’amour chahuté des désirs, trop sollicités que nous sommes par l’ailleurs des flatteries marchandes et les fascinations par écran interposé où la chair ne pèse rien, pur rêve qui tue le quotidien du lourd conte de vivre.

Elle : Je te l’ai dit mille fois, je t’aime en dormant, ce qui veut dire que c’est tout moi qui s’engage, ce n’est pas une lubie, je me sens respectée, et voilà que tu me disputes le droit de vivre avec toi sous prétexte que d’autres couples etc.

Lui : Je ne te dispute rien, je constate en pékin lambda qu’un couple sur deux… tu connais ça comme moi… c’est un conte, le conte de vivre à deux et je redoute la loi qui s’étale en cercles de plus en plus larges, genre : tes rides et ton sourire moins engageants, et ma peau qui cède et ta peau qui s’assèche et nos pas ralentissent et le limon des mensonges dépose sur nos visages la patine de la confiance perdue. Je ne veux pas cette légèreté grave de nos pas faussement complices parce que l’habitude s’y est mis comme on le dit de la rouille sur les ferrailles de la clôture.

Elle : Je vais te dire ce que je veux vivre : le poids des corps dans le décours des jours, un jour plus un jour, des semaines, des mois et pourquoi pas l’éternité, entre brosse à dents et liste de courses oubliée, entre pièce pour le caddie et découvert à la banque ; toutes ces mains qu’on serre dans la rue et mes paumes qui tiennent tes joues serrées pour que ton visage heureusement réduit vienne faire son nid dans ma mémoire, douceur de ton velours contre mes lignes de vie et pour finir la morsure des pupilles, or qui jamais ne s’usera et qui vient susciter parfois jusqu’à l’aloi des larmes. Pourquoi ce sont toujours les femmes qui chantent cette résolution où tout avance contre le temps à force de volonté crue ?

Lui : Je ne pense qu’au chemin dépeuplé, au bitume allumé du couchant, à la mauvaise foi du fleuve, ce temps où je te touche n’est bientôt plus que perle éteinte, j’attendais une valse et c’est un tourbillon de calendrier gris chaque fois que deux assiettes cognent, cet éclat de porcelaine sur le pavement de la salle où tu te tiens, ne pose pas ton pied, n’avance pas, je n’ose pas dire, je n’ose pas que veux-tu, l’océan du futur me semble un antarctique…

Elle : Voici le conte de vivre. Il était une fois une peau musicale en un seul exemplaire qui décida un jour d’élan de toucher une autre peau, aussi désirante, aussi unique, aussi douce, il y eut des paroles, un flot de mots pour tout dire, parfum de voix qui nimbe les amants, et une fois la peau touchée il n’y eut plus rien que l’écoute et depuis ils vont errant par les chemins vers la quête de ce trop qui n’est jamais assez. Les arbres inclinent leurs cimes ; les genêts s’inquiètent lorsqu’ils accélèrent le pas, ce n’est pas normal disent les fusains, preuve de décrue murmurent les bruyères. Les bouleaux qui savent sourient : « Ils ont hâte de s’embrasser et cherchent un abri, voilà tout », et mille feuilles de s’affoler au plein des halliers, c’est un rire qui circule de branche en branche, mimant par défi l’écrasement des vagues universelles. Leurs amours sont touchantes à cause du hasard, des yeux un jour croisés, puis perdus, puis retrouvés, mon amie je ne te savais plus si belle…. Et toi non plus dit-elle sans parler, prenant sa main pour la porter à ses lèvres : elle saisit le plein de sa paume, y enfouit le bas de son visage, rêve, dit enfin « jamais » pour dire jamais plus nous ne nous quitterons. Car ce qu’ils trouvent dans ce conte d’amour est aussi simple qu’un enfant solidement campé : ils n’ont plus peur. En accomplissant le chemin de la paume vers les lèvres, de la bouche vers la bouche, ils ont fait le plus grave, et les jours ont beau être ordinaires, hantés des chicanes trop humaines, ils savent que quelque part il est là, qu’elle est là, qu’ils s’attendent au plein du conte de vivre.

Lui : Garde ton joli conte ; permets-moi de hausser les épaules et si tu les croise salue- les de ma part !

Elle : Si nous le voulons, idiot, c’est nous bientôt !

Visions

Des ballots de paille sont enroulés serrés sur le chaume, tapis d’occident ; leurs yeux clignotent vers moi de toute la surface de leur coupe et je devine sans difficulté la pupille et l’iris : côte à côte les ballots seraient effrayants mais disposés là par hasard, les ombres qu’ils tracent donnent envie de s’allonger, ce que je fais.
Il est en haut d’une falaise, devine tout au fond une baie lumineuse et songe que c’est l’océan grouillant de touristes et d’enfants ravis, mais c’est si loin qu’il n’en est pas sûr ; là où il est en effet, l’amoncellement de pierres est si sérieux qu’il en sourit, jusqu’à ce qu’il se souvienne qu’il s’est égaré, a dû franchir des barbelés, tout cela pour tomber sur un site mégalithique – il s’en rend compte maintenant – où il erre de pierre en pierre à la recherche d’une issue ; si les meilleurs préhistoriens n’ont su dire ce que ces pierres levées faisaient là, il ne voit pas comment il pourrait s’y retrouver. Il aperçoit au loin un barbelé qui le rassure, la civilisation, il a si chaud qu’il rêve d’un perrier orange bu à la terrasse d’un café où il tournerait le dos à l’église qu’il a cru entrevoir dans la crique surpeuplée. C’était si loin, c’est si loin, le chant des criquets approfondit le silence. Il va basculer dans la mélancolie.
« On mesure la distance ? » interroge brusquement la visiteuse qui a surgi derrière moi. Je la supplie de ne plus jamais recommencer, elle s’esclaffe.
« J’aime ce mystère, dis-je laisse-moi. Passe, c’est ton métier !
– Ah, les mégalithes qui ont fait dire plus de bêtises qu’ils ne comptent de pierres !
– J’ai déjà lu ça quelque part.
– Dis-donc, tu n’as pas soif ? demande-t-elle.
– Non.
– Menteur ». Je la suis.
Une fois attablés au bord de la crique, je dis : « Tu comprends, ces hommes ce n’est pas leur distance qui m’intéresse, je crois en vérité que c’est la mienne. La préhistoire c’est surtout le mystère de notre propre petite enfance, non ? » Elle se moque un peu, me désigne du bout du bras une île au large que je n’avais pas vue où les pierres scintillent à la fin du jour comme autant de joyaux. « Et ça, ce n’est pas l’enfance ? »
Une voix plus forte retentit : « On est en France, ici, en France ! » Deux yeux atroces me fixent menaçants. Je m’éveille à l’ombre du ballot, je me redresse, me secoue, comprends qu’il croit que je suis un étranger et je le rassure d’une cascade de mots, je suis bien français, bien de chez nous etc.
« Oh, moi ce que j’en dis ! C’est seulement qu’il faut que je les ramasse mes ballots, alors vous j’en veux pas, ouste, du balai… Et puis, et puis, c’est vous le ballot, l’orage arrive, je vous souhaite bien du plaisir ! » Il me montre le ciel d’encre.
Sous les trombes d’eau je rêve de l’île aux pierreries désignée par la visiteuse, et que j’ai vue.

Le vol brisé

La tourterelle s’élance de la haie, traverse le havre du jardin caché où trône – toutes larmes dehors – le saule pleureur ; le couchant dore les feuilles un peu mouillées et les fruits bouclés, cheveux d’un autre âge entortillés à loisir ; l’oiseau les effleure doucement, sûr de lui, j’admire le col audacieux qu’on dirait dessiné à la craie et le velours à peine visible des plumes fluides où le cœur de la bête cogne habituellement son chant monocorde, prenant.
Le temps se suspend comme le corps léger de l’oiseau pacifique, rien ne bouge, aucun vent, nul bruit, calme grave des branches paralysées, et de son unique vol la tourterelle dessine une présence ombrée de bleu, c’est un pinceau de maître dans l’éden improvisé de mon jardin secret. Je frissonne ; sa courbe à elle seule est une baie de lumière mouillée, arc en ciel de lois ineffables, douloureuses à force d’être parfaites. L’émotion fait papillonner mes cils, jamais pareille vérité coulant de la source du temps ne me sera plus accordée… son unique courant d’air déplacé ne change rien à l’azur déclinant, mais il est cependant suspendu, immuable, éternel. Comment ce qui tombe peut-il être arrêté ? Comment ce qui vole peut-il…
À l’instant où elle va, sur une branche qui touche terre, poser ses pattes, dans ce mouvement de recul où les ailes accélèrent leur battement vers l’arrière provoquant un sur place magique, hors gravité, le corps se redresse, verticalement offert, fragile, au plus souple de son vol finissant, à cet instant donc un matou se précipite sur elle, l’arrachant au vide de toute sa gueule, du plus grave de ses griffes.
Dans l’encadrement de la fenêtre, serrant la barre de rideau que je suis en train de poser, je saute par l’embrasure, frappe le dos du chat qui s’enfuit en hurlant sous la haie du voisin. Le cœur me bat autant qu’à elle. Je jette la barre, saisis l’amie des deux mains, sans serrer. Les plumes n’ont presque rien, un peu de sang à la patte gauche. Aucun son, la mort effleurée a étendu sa loi à toute la contrée.
Tu comprends, ce n’est pas si simple, ils n’aiment pas ça, ils mordent, tu vois, ils griffent, ils veulent tuer, cela les amuse, ils ont peur de ton plumage parfait et de ton chant, les idiots, qu’ils trouvent monotone, alors que chaque fois est la première, et surtout tu voles, tu comprends, tu voles, et le chat n’est qu’un parmi des milliers qui en veulent à ta perfection entre ciel et terre, tu es un défi, comprends-le, nul n’est parfait, pauvre enfant, reste là-haut dans la géométrie qu’aucune main ne saurait tracer, donne-nous ton modèle, mais ne t’approche plus jamais des branches basses, promets-le.
Elle fait mine de s’envoler, se dégage de mes mains, je la relâche, elle se pose sur les troènes.
Je remonte la barre des double rideaux et depuis lorsque le tissu gris rose frissonne sous le souffle de l’espagnolette, je la vois, je l’entends, ses ailes frémissent, son aventure revient, la vie, presque rien, un peu de sang, ce même sang qui bat là sous le tissu de ma chemise quand, allongé, je rêve près de la croisée d’une perfection à venir.

La loi du voisin

L’orage a laissé des langues de brume ; poumons ouverts, j’aspire l’air souple sur le pas de ma porte qui, sans doute à cause du blindage, semble craquer dans mon dos. Les nuées basses s’attardent sur le clocher masquant presque le coq d’acier et pris par l’envie de le voir sortir tout entier, je me retrouve dans la rue déserte ; même les chats et les oiseaux ont délaissé leurs querelles pour goûter à l’abri des lauriers le calme humide de la tombée du jour. Un gravier grince derrière moi, le crissement vient de loin mais les pas traînants se rapprochent sans précaution et je les reconnais, cet abruti de Baptiste, je vais être obligé de lui dire bonsoir. Non, on ne se parle pas, si, peut-être un bonsoir parce qu’on est seuls, on n’est pas des sauvages… enfin, c’est à voir. Je fais semblant d’ignorer sa présence, je m’éloigne lentement de mon pavillon, je pense à la porte ouverte et je songe que sauf Baptiste, il n’y a personne, non, aucun risque, oui, c’est embêtant quand même, à quoi bon une porte blindée si c’est pour la laisser ouverte etc. Et voilà l’abruti qui me salue dans mon dos, je me retourne, feins l’étonnement, on ne se serre pas la main, lui enchaîne aussitôt, que ça soulage après l’orage, que la foudre a frappé la Duchesse sur les hauteurs, que c’est bien fait pour eux, qu’ils n’ont qu’à payer leurs impôts, que c’est une punition du ciel, que c’est tant mieux, que s’il était le fisc il y a longtemps que… son visage est de pierre, regards fixes de malade. Je demande, voix forcée : Ça ne va pas ? – Ah, si, très bien. J’explique que je ne le savais pas si légaliste… pour tout dire je n’avais jamais entendu le son de sa voix ou à peine et il repart de plus belle, fustigeant l’inertie des pouvoirs publics, la misère du système d’adduction d’eau. Je décroche de ses propos, fixant ses lèvres parlantes qui bougent à peine, et sa calvitie bien avancée, le front dégagé mais curieusement abaissé sur ses yeux noirs, si noirs qu’un frisson me saisit et j’entends sa péroraison répétée deux fois : – Et pourtant je paye mes impôts !
J’étais sorti pour me détendre, les textes du jour m’avaient emporté dans un vaste silence tendu aggravé par l’orage en fusion, le travail avait été lent, frustrant, je n’aspirais à rien d’autre qu’à la fraîcheur et je tombe sur ce granit, cette statue, cet à peine vivant qui clame dans la rue vide : Vous vous rendez compte, voisin, nous sommes les seuls dans le village à payer des impôts. – Comment le savez-vous ? – J’ai mes sources, dit-il en posant l’index sur sa bouche, j’ai mes sources. Pour le plaisir de le bousculer un peu, je lui avoue en souriant que j’ai été victime d’un redressement fiscal. Il me confie dans un souffle que cela n’arrive jamais par hasard, que forcément j’ai été dénoncé. – Pas par vous, quand même, dis-je en forme de boutade. Il ne répond rien, ne rit pas, n’esquisse aucun sourire, tête butée, braquée, féroce. Le doute me prend, je demande en lui effleurant presque la chemise quadrillée comme une prison : – Vous avez déjà dénoncé quelqu’un ? Ses traits ne bougent pas d’un pouce lorsqu’il lance : – Oui, bien sûr, le travail au noir du samedi. Je sors avec mes jumelles, je regarde ce qui se passe et j’appelle les autorités dès que j’ai un soupçon. – Ils doivent vous bénir ! – Qui ? – Les gens que vous dénoncez ! – La loi, cher ami, la loi et elle seule… sinon où va-t-on, je vous le demande, où va-t-on ? Lèvres serrées, il me fixe sans broncher.
La tempête se lève : mon voisin, je le croise tous les jours, mon voisin m’a dénoncé aux impôts, mon voisin est un corbeau à l’affût de l’illégal, les yeux morts de mon voisin, le visage mort de mon voisin, et ma peur soudain, non, la terreur face à ce dingue, une affreuse terreur, les bras me tremblent. Au fait, qu’est-ce qui m’en empêche ? Personne dans la rue. Ah oui, sur mon dos la veste avec laquelle hier j’ai taillé les rosiers, et les gants à gauche, dans la poche, et le sécateur à droite. Nous avons avancé et maintenant je le soutiens un peu sous les bras, il est lourd le bougre, le puits près de l’église, oui, bien sûr. Je laverai le sécateur, les gants, la veste. Demain, ou même ce soir.

– Tu t’es bien baladé ?
– Oui, chérie, j’adore ce calme après l’orage. C’est tellement rafraîchissant.