4 septembre 2010 (suite)
Ce samedi, je peux à loisir rassembler mes esprits, regrouper mes notes, ne rien faire, surtout savoir attendre, et la machine à rêver me reprend vers le soir sous la forme d’une guitare qui traîne là, que j’accorde longuement à partir de la chanterelle (ce qui n’est pas le meilleur moyen !) ; me revient durant ce petit bricolage où me hante le risque de casser une corde, une très ancienne remarque de Brassens expliquant à Philippe Nemo qu’il chante en définitive « à la brésilienne » et par piété – à l’instant où les chrétiens du pays se confessent pour illuminer de leur pureté les heures qui les séparent de la communion du lendemain… ils feront cette nuit je l’espère l’amour avec un préservatif et n’en auront aucun remord, n’en déplaise à Dieu, Benedictus et ses corbeaux meurtriers – par piété donc, j’entonne « Le Gorille » avec « Putain de toi », ce qui dans la pousada close fait trembler les cocotiers, même si c’est le vent qui a la plus grande part dans ce remuement. Je songe en chantant que sa façon brésilienne consiste à placer les syllabes à côté des temps et je m’efforce avec application de respecter ce décalage si plaisant qui en effet est la marque de la musique d’ici, tout aussi bien que celle des musiciens qui ont traversé l’histoire du jazz. Brassens le casanier, qui ne mit qu’une seule fois les pieds hors d’un pays francophone, eût été peut-être content d’apprendre que ses pépites explosèrent ce soir là en toute vigueur distraite à des milliers de kilomètres de sa modeste impasse Florimont où il y a soixante ans – sûrement davantage – il construisit ces petits récits tremblotants, allègres, en noir et blanc… oh, la voix perdue, grevée de tabac, je l’entends encore… et toi, m’entends-tu ? Non, bien sûr et je confesse à o meu filho combien ces paroles et musiques essayées là, sont débordées de partout par la perte du goût pour ces choses… car qui comprendra la critique de la peine de mort exposée avec tant de malice dans « Le Gorille » alors qu’elle est désormais banalement incluse dans nos sensibilités et la tromperie avec le boucher dans « Putain de toi » qui relève aujourd’hui de l’anecdote quotidienne ?
Quelques parties de billard plus tard, je m’allonge dans la moiteur fabuleuse d’un rêve où je vais me rejouer à l’envers une enfance – qu’est-ce d’autre que Morphée sinon les bras qui auraient dû me bercer ? – , ce temps du gâchis où claques et plaintes inscrivirent sur mon corps la détestation ferme d’une vie adulte… et je berce ma chance, j’endors mes enfants, je me félicite absurdement du lot qui m’échut, serrant entre mes doigts le drap humide qui dans mon esprit forme des replis de hasard, vagues de l’océan, mille détours empruntés contre le destin qui me vouait à la croix de l’esclavage des usines et me mena, comme bouchon sur l’eau, vers les rives enchantées du langage et de l’écriture mélodique. Ma dernière pensée consciente fut pour mes enfants, mes petits-enfants : et vous, vous êtes bien ? Ce n’était pas une question.
5 septembre 2010
Je ne suis pas réveillé mais au bord de ma conscience un sourire déjà : pourquoi ai-je tant d’indulgence pour les erreurs d’orthographe et si peu pour les fausses notes (sauf dans la musique baroque) ? Une voix éraillée, sans doute féminine, crève peu à peu les limbes de mon esprit ; serait-ce le retour du diable qui cogna mon enfance ? Mais non, ma mère ne chantait jamais. D’où alors cette voix stupide qui vocalise dans la chaleur tremblante de l’aube ? Je me vêts à la hâte, me rue au dehors et la voix portée par un haut-parleur entêtant poursuit avec une netteté écœurante ses litanies où portugais et latin se chevauchent dans l’air recuit. Petit poucet rêveur, je suis à l’oreille le chemin qui me rapproche de cette Édith Piaf des plages de l’Amérique du sud et mon regard trébuche sur l’église de Marie, bourrée à craquer de fidèles bruns et heureux. L’assistance lève les bras en cadence, chante à pleine voix comme au football, applaudit celle qu’il faut bien appeler la chanteuse, puis, le prêtre reprenant la parole pour parler de Dieu, du Christ, du Saint Esprit en une personne, les clients de l’office échangent à haute voix des propos qui visiblement – je commence à entendre un peu le portugais – se fichent de ces considérations transcendantes et préfèrent évoquer avec leurs voisin(e)s de banc la naissance du petit dernier ou l’augmentation du kilo de mangues. Dès que la voix cependant relance la glorieuse image de Marie, un silence se fait, suivi d’applaudissements aussi vifs qu’une volée d’oiseaux colorés.
Remontent à ma mémoire les cent lectures que je fis avant d’écrire mon opuscule sur la « Cité Intérieure » et où je découvris avec étonnement la naissance du bleu et du culte de Marie qui fit se dresser les cathédrales (dont celle du lieu où je réside) et j’imagine alors sans peine que les nefs retentirent il y a huit cents ans des mêmes cris, des mêmes applaudissements… Il avait fallu ce long voyage pour que je revienne huit siècles en arrière, comme si l’espace franchi me permettait de comprendre ce qui s’était passé sous les lumineuses verrières des vaisseaux de Notre-Dame, au moyen-âge, temps obscurs pour ceux qui ne sont jamais allés au-delà de la place du parvis. C’était ici, dans la région de Bahia, que la religion des pauvres endimanchés de frais luisait de tous ses feux… pour combien de temps encore ? Et tandis que je m’installais à distance pour déguster mon café, là où je savais que o meu filho et la Reine des Lieux me rejoindraient, je revécus très tranquillement l’écoulement des siècles, cultivant en point de mire l’image désolée de ma propre cathédrale, vide ou presque à la même heure – combien étaient-ils à l’office la dernière fois que j’y fus ? Moins d’une cinquantaine… – et je me souvins de ma schadenfreude de constater que les endimanchés de chez nous attendaient dans la nef glacée, et grandiose pourtant, que la cérémonie s’achève pour engloutir rôtis et gâteaux ruisselants, tandis que l’officiant murmurait la gloire de Dieu d’une voix frêle qui se perdait vite vers les clefs de voûte parfaites, enfermant dans cet écrin miroitant les mystères effilochés d’une religion à bout de souffle.
Comme les futurs mariés se font attendre, je longe l’église d’où sortent étrangement cette fois des « Happy birthday to you ! » – o meu filho m’expliquera plus tard que ce dimanche est le jour anniversaire du prêtre… ce qui a déchaîné cette monumentale absurdité – et j’aperçois, taillée dans la masse latérale de l’église, une sorte de crypte à ciel ouvert entièrement recouverte de photos jaunies ou récentes, petite pièce où figurent les visages de morts avec les dates et les noms, cimetière debout, grotte sans miracle qui n’a d’autre fonction que le souvenir des ancêtres… sans doute un rite païen très ancien que l’église (et son grand estomac) a englouti à son profit.
À quelques pas, l’océan éclate, toute la baie s’y découvre, le soleil grave des éclats d’émeraude, infini des marins mais aucune voile, aucun bateau, c’est l’eau d’avant l’arrivée du Dieu catholique qui brave le temps et brise les rêves trop humains. Tant de splendeur stupéfie ; une main se pose sur mon épaule… et la voix de o meu filho railleuse : « Alors, on rêve ? – Oui, bien sûr, que peut-on faire de mieux ? » Il fait oui de la tête, éclate de rire ; la Reine des Lieux nous invite d’un geste gracieux, mais pressant, à descendre vers l’océan. Le chemin pavé nous porte en cadence, anticipant sur les vagues régulières qui enrouleront de toute leur puissance les heures de l’après-midi.
La nuit est tombée depuis deux heures lorsque nous nous affalons à la terrasse de la pizzeria où trône en hauteur un grand écran de télévision qui retransmet le match du dimanche soir : Sao Paulo contre Vittoria, les roses contre les bleus, à moins que ce soit l’inverse, et par jeu, comme seuls savent le faire avec naturel les vrais amoureux libres et confiants, la Reine des Lieux prend le parti des roses et o meu filho celui des bleus. Entre bouchées de pizza et gorgées de bière, les buts dégringolent dans les hurlements des commentateurs où la voyelle « o » de « gol !» est prolongée sur dix secondes, long cri de joie qui est censé mimer le plaisir intérieur de chaque spectateur. « Tu supportes qui ? », demande o meu filho. « Je supporte le football », dis-je. Rires. Autour de nous des dizaines de gens debout applaudissent, crient, indifférents aux invitations à consommer des serveurs empressés. Pendant la mi-temps, le public se clairseme et j’aperçois de l’autre côté de la rue, à une trentaine de mètres à peine, un attroupement plus important encore ; je m’imagine qu’eux aussi suivent le match, mais le murmure, les chants scandés solennellement, le balancement des corps m’obligent à me lever pour aller voir l’assemblée de plus près. C’est une réunion d’une des cinq églises évangéliques de la petite ville dans une salle banale où un meneur, en forme d’officiant, dialogue avec la foule ; c’est un authentique échange où il est question de maladies, d’argent, de paradis et de Dieu. L’ensemble donne une impression de vivacité joyeuse, de dynamisme où les passions se purgent contre le football et autres vilénies, pour la vie éternelle qui est quand même autre chose que des gars en culottes courtes qui se disputent un ballon. « Ce sont eux l’avenir religieux du pays », me glisse o meu filho qui semble en savoir long mais ne consent pas à s’étendre davantage sur le sujet car les bleus sont menés par les roses et il est hors de question de remplacer le plaisir d’une lutte très réelle contre de fumeuses considérations sociologico-métaphysiques. Au vu de l’histoire et de la brièveté de la vie je lui donne tacitement raison.