… puis il y eut un matin. Pliée entre les volets, glissée sous la porte, filtrée par mes paupières, la vie de l’aube essaie ses mines contre ma cervelle dans les limbes : des chandelles allumées au bord des eaux ont frémi dans mon rêve, balançant la mélodie d’un vent latéral, bise douce à mon absence, tendre promenade sur un rythme de battements de cœur que je sens cette fois consciemment, la main posée sur ma poitrine. Je me dresse sur les coudes, à l’affût des rayons cognant sur le vernis des feuilles lames que j’imagine luisantes, presque écarlates : j’entends leurs aigus droits qui filent sans doute vers le ciel d’acier tendu et je cultive en imagination les voix chères, chants en basse continue qui rehaussent chaque seconde chuintée, retour de la langue portugaise dont je connais la mélodie en ignorant tout des paroles, sauf une, que je dis à haute voix et qui résonne entre les murs nus, mon premier mot du jour : « Sim ! » (Oui). Ce sera aujourd’hui et je l’ai dit déjà pour deux : la Reine des Lieux (« Sim ! »), o meu filho (« Sim ! »). Je vois leurs ombres qui se penchent (sérieuses, secrètes) pour signer le papier tendu du bout des doigts par un bureaucrate las.
J’invente, je me prépare, sachant que ma vision n’a que peu à faire avec la réalité qui m’attend ; je connais par cœur ces effets décevants du réel ; ce que je prépare cependant, c’est ma propre émotion que je voudrais digne, tranquille, puisque je n’aurai personne avec qui échanger cet instant en paroles, mots dorés que j’aurais aimé prononcer, quelque chose comme : ils sont beaux, ils le méritent, admirons leur courage insensé, la joie qu’il y a de voir l’occident revenir sur ses pas cinq cents ans plus tard, non pour catéchiser, piller, tuer, mais pour aimer comme on le fait partout le plus simplement du monde ; amis, c’est vrai, vous avez sans doute mille raisons d’être amers du temps que vous vivez, rien ne vous va, rien ne vous parle et vous errez de ça, de là, vous êtes affolés par la ruée sur la marchandise, mais voyez, arrêtez un moment de geindre sur vos rêves échoués et contemplez ces deux-là qui la main dans la main s’en vont à travers les halliers bleutés de nos régions ou sur les plages océanes aux rouleaux fabuleux, voyez comme ils y croient, aidez-les bien plutôt à former de nouveaux chants puisque nos voix enrouées en furent un peu capables lorsqu’il le fallait ; donnez-leur de ce minuscule bagage d’espoir qui vous fait lever matin, et aux dimanches de silence resongez au sourire qu’ils arborent, etc.
On frappe doucement à la porte. Je crie : « Sim ! » et dans un rire o meu filho apparaît en tenue de tous les jours. Son costume est là haut, sur le plateau, il a dû être repassé par les femmes. Après une douche, et pendant qu’il prépare un café à la cuisine de la pousada, je mets enfin mon costume accroché sur son cintre depuis mon arrivée ; la chemise blanche frémit en surface sous la brise, le cœur déjà me cogne. Le café n’arrange rien : puis, debout, du bout des lèvres, sans sucre, je suis son amertume qui me descend sur l’estomac ; il finit par me faire du bien. Je me secoue dans les petites allées de la cour intérieure où les oiseaux s’essaient en vols piqués pour repartir aussi vite qu’ils sont venus ; là-haut sur son cocotier, un couple vert au bec rouge m’observe en tournant la tête pour faire semblant de ne pas me regarder, mais ils ne me quittent pas des yeux. Il est vrai que je frappe dans mes mains, tape du pied pour me détendre, tandis que o meu filho parle longtemps au téléphone.
« On y va ! On y va ! », dit-il soudain très vite en raccrochant. J’appréhende la montée dans le bus avec le costume et j’ai raison, tout le monde est en bras de chemise ; je rêve d’ôter ma veste, mais impossible, nous sommes tassés les uns contre les autres, la sueur me descend déjà sur la nuque. O meu filho m’explique qu’il doit régler les problèmes de viande et de boissons : quantités astronomiques pour trente invités, mais qui peut le plus…
Je redoute un moment les heurts du taxi populaire dans les rues cabossées ; très vite o meu filho fait stopper l’engin dans un coin inconnu de moi où des bicyclettes nous frôlent comme des hirondelles audacieuses. On avance vers le printemps, c’est vrai, et je m’étonne une fois encore des fleurs roses et rouges qui percent doucement sur les arbustes délicats en totale opposition avec les murs pelés d’un mortier sec, presque noir : le luxe de ces fleurs qui se font robes de bal enchante les taudis où des sommiers soudés forment des barrières entre les jardins souvent couverts de gravats catapultés au pied des plantes. O meu filho me presse. Il entre dans un garage qui sert de dépôt de boissons, puis chez un marchand de viande dont l’étal me demeure caché. Il paye semble-t-il tout le nécessaire, et j’attends sous le soleil, en costume… ma présence : non je vous en prie, jeunes passants, oubliez-moi ; mais tout le monde me regarde, non, non, je ne rêve pas, ils me montrent du doigt, ils sont en tongues et T-shirts, ils se poussent, crient, s’appellent pour voir ce qu’ils croient être un élégant… qui n’est que moi dont le costume est le vêtement que j’ai porté le moins au monde : son noir et son ombre sur le sol les narguent peut-être, je l’ignore, ils rient encore, des enfants s’approchent, veulent me toucher le tissu de la veste ; non, erreur, l’un d’eux saisit ma main et me tend son autre paume ; de l’argent, bien sûr, quel idiot, je fouille dans une petite poche et dépose un tas de monnaie sur ses petits doigts qui font glisser les pièces dans l’autre main comme des vases communicants. Le flot s’assèche rapidement, il est déçu, ne sourit plus. D’un geste sec, il semble vouloir me frapper, je ris, et ils s’éloignent tous, oiseaux effarouchés ; je retrouve les aigus du soleil sur la place, silhouette déjà trop vue, arrogante aux yeux de ceux qui me guettent derrière les barrières bleues, vertes, rouges. O meu filho me rejoint ravi d’avoir fait l’essentiel – payer – et nous voilà marchant lentement entre les flaques (je ne saurai jamais d’où vient cette eau), nous murmurons des observations sur les couleurs vives, les réserves d’eau d’un bleu pastel posées telles des mygales au milieu des cocotiers ; nous évoquons la joie qu’il y a peut-être à vivre ici cependant, la liberté, tout ce temps, le peu de besoins réels.
La Reine des Lieux lui passe solennellement le costume qu’il met aussitôt pour que je me sente moins mal à l’aise, car avec mon déguisement du dimanche j’ai été accueilli comme un prince des mille et une nuits. Des musiques emplissent la maison, on s’entend à peine ; je découvre que les pièces du bas que nous avions nettoyées sont remplies de petites tables et de chaises en plastique empruntées à un bistrot du coin. Au fond d’une des pièces où trône un âtre à hauteur d’homme, des costauds s’affairent déjà autour de l’endroit clef d’où sortiront les viandes cuites : on gratte, on fourrage, on boit déjà des bières. Les enfants chantent, me tirent par le bras, on se serre, on se fait des bises ; tout le monde sourit ; les petites tiennent à me montrer leurs beaux habits qu’elles n’ont pas encore mis ; on discute longtemps en un sabir bien à nous sur les couleurs, on chante un peu, puis tout à coup il faut manger. Je saisis une assiette, o meu filho me sert une viande en sauce plutôt délicate et des légumes qui chauffent dans des marmites ; on verse sur l’assiette une poudre de maïs pilé qui est contenue dans un seau bleu à même le sol, je ne pose pas de question, supposant que c’est un apport alimentaire traditionnel ; le tout est très bon ; on mange par devers soi, les autres vont et viennent, se pomponnent, on se sourit à chaque passage, des paroles, des cris tentent de couvrir la musique omniprésente. C’est un bourdonnement incessant de pas, de froissements de tissus. Je perçois un moment une très légère altercation entre o meu filho et la mère de la Reine des lieux : ils parlent de religion, de mariage religieux donc, mais lui lève les épaules, passe au dehors sur le balcon où je le rejoins. Il est d’un calme impressionnant, fait un signe de la main à la Reine des Lieux qui se prépare en bas… puis soudain, sans que rien ni personne n’ait donné le signal, le père de la Reine des Lieux s’approche et o meu filho m’entraîne par la manche très vite hors de la maison. Le rituel commence.
Nous voilà fonçant dans la rue empêtrés dans nos pantalons et vestes. Le père lui n’a pas pris la peine de se déguiser : il a son polo, son jean et ses chaussures du jour… et pourtant nous allons au mariage, c’est sûr cette fois ! Je pense qu’il a dix enfants, qu’une de plus ou de moins ne l’embarrasse pas plus que ça ; et puis ce n’est pas l’habitude de s’habiller pour une cérémonie civile où l’on va pour signer un papier à ses yeux sans intérêt. S’il y avait eu le passage par l’église de Marie, il aurait été tiré à quatre épingles, mais là, vraiment… Il compose malgré tout un visage avenant, on voit que o meu filho force son admiration, sans doute justement à cause de sa volonté de faire tout dans les règles, mais sans que sa liberté soit le moins du monde écornée. On saisit le premier bus qui passe, puis un second nous véhicule jusqu’à la baie. J’ai l’impression que nous faisons la course pour ne pas être doublés par les femmes ; car telle est la tradition : les hommes arrivent d’un côté, les femmes de l’autre et l’homme ne doit pas voir sa future femme en robe de cérémonie avant l’arrivée au lieu du mariage. Le cœur me bat la chamade puis s’apaise.
Je n’oublierai jamais le silence de la traversée, à chaque fois c’est vrai la baie m’a saisi comme le creux d’une main géante, me berçant, nous berçant, mais ce début d’après-midi qui eût pu être accablant n’est que douceur, caresse…même les bruits des chaînes qu’on détache, tout est étouffé, pacifié et je suis tellement saisi – ce n’est, à ce moment du jour, qu’un bateau pour piétons, presque vide – que je m’attarde sur le ponton, ralentis mes pas, m’arrête enfin pour voir dix mètres devant, o meu filho seul dans son costume noir, le pas décidé, joyeux sur la passerelle légère comme une plume qui le porte. Sa sérénité m’étonne : assis, nous croisons nos regards, sourions, et le père même semble pris par notre gravité tranquille. Il murmure, sourit aussi, se tait longtemps. Nous avons l’air de vieux amis en vacances qui se connaissent bien et n’ont pas besoin d’échanger pour se comprendre. Je risque : « Ça va bien ? », en lui serrant la manche du costume. « Très bien… », dit-il en posant sa main sur la rampe à un mètre du niveau de l’eau qui nous fait tant de bien. Nous voilà pris d’un rire très frais.
L’arrivée se fait comme un atterrissage sur la mousse, personne ne se précipite et l’on se rend droit à la mairie proche, bâtisse neutre ; une heure d’avance ! Le père en profite pour s’entretenir avec des commerçants qu’il connaît, les mains dans le dos, appuyé contre un mur. O meu filho se tient à l’écart, rien ne vient plus. Je m’éloigne un peu, et je prends quelques notes dans mon carnet assis sur un bloc de béton ; j’essaie des couleurs, des sensations, des notations sur mes amis les condors par exemple que j’ai aperçus volant à dix mètres au-dessus de la baie puis fuyant vers l’intérieur du pays dans leur quête noire de quelque proie. Je repasse en mémoire des morceaux de poèmes abandonnés, rature toujours, rature encore ; il est temps de faire place nette ! Ce faisant, je triche. Les battements de cœur ont repris, je sais qu’ils ne s’arrêteront qu’au « Sim ! », et encore… Comment vais-je faire quand viendra l’hiver de son éloignement, de leur éloignement ? Égoïste, bien sûr, pour eux tu le sais bien, c’est le début de cette avancée dont tu connais les belles étapes, les errements et le chant d’aventure qui l’accompagne ; mais eux, au bord du fleuve encore inentamé ont envie du courant qui va les emporter, ils le veulent, ils ont trop chaud de leur encombrante énergie, allez, dis leur comme c’est bien. Et je le dis : « C’est magnifique ! C’est un acte de courage formidable. C’est beau ! – Je sais », fait-il en me regardant droit dans les yeux. On se passe la main sur l’épaule. Retour à l’attente. Mariage à trois heures ; encore un quart d’heure. Je commence à m’impatienter ; o meu filho pas du tout ; il arpente lentement la petite place de béton ; crissements de pneus, un taxi, on est à cinq minutes du mariage et la Reine des Lieux en robe rose éclatante procède sous le soleil, sourire rayonnant, même les voitures s’arrêtent, des passants poussent des cris et o meu filho la serre autant qu’il peut. (La mère s’excuse brouillonne ; personne ne l’écoute et pourtant je ne doute pas qu’elle a dû passer la nuit et la matinée à tailler puis coudre cette fameuse robe rose dite « du mariage » ; il y en aura une autre pour la fête !) Son maquillage est tellement réussi que o meu filho hésite à lui effleurer les joues. Et ils vont, la main dans la main, non pas vers l’horizon radieux de la cérémonie et de l’avenir, mais vers un guichet misérable au milieu d’un couloir étroit où d’autres couples (moins endimanchés) se pressent déjà. Ce sera donc une série d’épousailles à la chaîne.
L’attente va durer une heure. Des amis de la Reine des Lieux sont venus. Présentations, traductions, félicitations, palpitations, transpirations ; ça sort, ça rentre, ça photographie dans tous les sens, dans tous les lieux, plutôt laids de ce bâtiment sonore bétonné à la hâte. L’attente est crispante. Les futurs mariés n’ont pas l’air surpris ni impatients : ils sont ensemble, que peut-il leur arriver ? Ils s’assoient parfois au premier rang, sourient, puis se fixent sérieusement sans se lâcher la main, parfois se lèvent, vont faire un tour dehors, s’arrêtent tous les dix mètres, échangent trois mots avec d’autres, des cousines, des femmes, vieilles et jeunes, dont on me dit que c’est de la famille. Je ne quitte pas les futurs mariés, comme si je redoutais de les voir s’envoler ; je transfère ainsi une part de mon angoisse sur eux. Ils me font des signes de la main, on s’effleure parfois sans un mot, un brouhaha incessant nous entoure.
Bruissement de voix enfin, raclements de chaises, l’électricité dans l’air chaud se charge d’une tension supplémentaire, les spectateurs des cinq mariages s’entassent dans la petite salle, certains debout, d’autres affalés, ce petit monde continue cependant de parler comme s’il ne se passait rien ; or, l’adjointe au maire, ou la maire, vient d’entrer dans son tailleur élégant, assistée d’un homme plutôt maigre qui tient les dossiers sous le bras. Il s’assied, la femme reste debout et commence à s’adresser à l’assistance pour demander un peu de silence. Les futurs mariés côte à côte sont tout près d’elle, alignés à deux pas du bureau, sages comme des enfants de chœur. Sa demande de silence est suivie de peu d’effets, on crie, on chante, on parle fort, c’est incompréhensible. Je me lève, me rapproche des premières phrases prononcées par l’édile, mais je n’entends rien. Je vois bien que je n’aurai pas droit au « Sim » décisif, les spectateurs de cette scène n’ont qu’une envie : sortir pour retrouver le soleil, la brise légère et leur attente les a rendus nerveux. J’enrage une minute, puis mon vieux fond amusé reprend le dessus, après tout c’est un mariage joyeux, et pour eux une cérémonie sans importance puisqu’ils sont probablement tous religieux… de cela je ne suis pas très sûr. Je note que certains futurs mariés sont venus en jeans, piercings, sans maquillage, chemise douteuse ou polo informe. Ils se parlent entre eux tant que le mariage proprement dit ne les concerne pas. Un premier couple est déjà marié, il se lève, et s’en va sans se préoccuper du bruit qu’il fait, tandis que nos tourtereaux eux sont cette fois à la manœuvre. Pendant que l’édile leur parle, ils sont attentifs, mais près de moi les premiers mariés s’exclament, si bien que pas un seul mot ne me parvient, d’autant que le tohubohu dans la salle semble avoir encore enflé. Les amoureux se passent l’alliance, s’embrassent sur la bouche. Je les vois se pencher pour signer, la main est ferme, soignée, l’employé leur tient la feuille ; ils échangent je crois quelques papiers officiels, la femme leur dit encore quelques mots, sans doute « bonheur », mais l’entendent-ils ? Puis elle passe au couple suivant. Nos mariés se lèvent, j’attrape vivement o meu filho, lui fait une accolade très forte, puis à la Reine des Lieux je serre les épaules en murmurant je ne sais quoi et par une sorte de magie que je ne m’explique pas, je n’entends plus rien du tout, je vois les gens à travers un brouillard. Cela va durer longtemps au milieu de la bousculade ; je devrais entendre des paroles, des mots, des froissements, je devrais voir la lumière qui tombe des vitres en oblique sur les rangées de spectateurs ; rien ne vient me retrouver dans mon émotion ; tu t’en vas petit, dit une voix, tu t’en vas, tu t’en vas, je me souviens de tant de choses de toi, de tes passions, de ta vie agitée d’enfant trop vite grandi, trop malin, trop peu adapté au monde répétitif de nos lourdes provinces, trop vif ; ces milliers de fois où je t’ai emmené à l’école, où je te tenais la main pour traverser et tu me regardais de bas en haut comme si j’étais un géant alors que je suis là aujourd’hui tout petit, plutôt âgé … Je t’ai expliqué mille fois que les adultes étaient comme ça, intransigeants et bornés, que le monde n’avait pas ta souplesse, qu’il ne fallait pas en attendre trop, et toi frémissant, impatient, emporté d’un rien par l’injustice tu tempêtais, puis riais, puis rêvais d’un monde meilleur et je t’encourageais et tu viens de réaliser une petite partie de ton programme d’amélioration du petit monde qui t’entoure et qui est aussi le vaste monde. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi aucun son ne me parvient, ni aucune image des gens alentours. Et soudain, la mère de la Reine des Lieux qui me serre dans ses bras se moque de moi, elle se met à pleurer, et je comprends alors que des larmes m’ont submergé sans que je m’en rende compte, et elle me le reproche, puis elle fait la même chose : on se serre longtemps. Elle semble dire : c’est beau malgré tout, même si ce n’est pas un mariage religieux. Je me sens gentiment ridicule, mais pas trop, j’essuie mes joues, j’embrasse o meu filho puis la Reine une fois encore, plus lucidement, le calme revient très lentement, nous voici dehors : des voix enfin, des éclats de lumière du couchant arrosent la placette si tendue tout à l’heure sous le soleil brûlant. Les arbres ont pris des teintes admirables du printemps, gris et roses comme la robe de la Reine, c’est un peu du couchant maritime qui s’approche comme s’il avait sa touche à poser sur ces êtres aussi jeunes que la saison, son chant à délivrer pour ces adultes nouveaux qui ont compris en une seconde une chose que l’on n’entend pas bien si l’on ne se marie pas (ou si l’on se marie à la sauvette), c’est que la vie a basculé, que rien ne sera plus jamais comme avant. J’entends une voix ironique qui se moque de mes émois : bien sûr que non, le mariage de nos jours est une plaisanterie, et cette impression est renforcée par ce à quoi je viens d’assister (spectateurs bruyants, indifférents, édile peu empressée à solenniser la chose etc.), et pourtant, en les voyant marcher à pas rapides sur le ciment la main dans la main, je me dis que nous nous fabriquons des préjugés pseudo modernes et que le mariage, dans toutes les sociétés a un sens, celui très simple d’une espérance ; et une espérance – au cœur de ce que l’on nomme la mort de l’homme, la fin du sens, le nihilisme – ce n’est pas rien, c’est un appel, une présence double au monde qui dit que la vie est possible et cela ressemble tant à la manière de voir de o meu filho que je ne peux que saluer avec gratitude leur décision commune. C’est en cela qu’ils sont beaux lorsqu’ils s’engouffrent dans la voiture d’un ami de la famille. Ils m’invitent à me tasser à leurs côtés.
Je l’éprouve comme un honneur. Les amoureux semblent pressés par quelque chose ; ils observent sans cesse la montre de la Reine. Soudain on s’arrête devant la poste, on se précipite à l’intérieur, elle ferme dans cinq minutes, il faut attendre un peu au milieu des clients affairés ; ces deux diamants vivants enchâssés dans leurs vêtements splendides détonnent tellement qu’un guichetier les interpelle ; non, hélas ils n’ont pas reçu un paquet pour eux, il est désolé, leur souhaite bien du bonheur et ils repartent en souriant, tant pis… O meu filho m’explique qu’il s’est marié avec une alliance qu’on lui a prêtée, ils attendaient une alliance à la taille de son doigt qui devait arriver par la poste le jour du mariage, et puis rien.. Ils en sourient et on repart cette fois pour la fête…
La traversée de la baie le soir est une marge que l’on s’octroie, tendre instant de pause dans le gris visité par la perte de la grande lumière qui semble encore coller sur ma chemise ; la mer est rouge or et les reflets sur la peau des visages amoureux glissent comme des morceaux à peine esquissés de l’arc-en-ciel qui s’éteint dans l’écume dorée. Les voix apaisées susurrent des promesses, coupées par les cris des condors qui repartent une dernière fois vers le large ; les mains sont fraîches, on se serre sur le pont, on se touche sans le vouloir, puis volontairement parce que c’est trop émouvant. La voiture des amis nous emmène en une fois jusqu’au quartier misère ; cahots, puis descente de la voiture, une dizaine de personnes accueillent notre arrivée, le feu à l’âtre a déjà commencé à brûler, les boissons sont prêtes, on se sert déjà. Aucun discours ; dans la première pièce trônent trois énormes gâteaux derrière lesquels le couple se dresse pour les photos, après que la Reine ait échangé la robe rose contre une blanche tout aussi seyante. La cérémonie est très longue, on se pousse pour figurer avec eux sur les photos ; les enfants qui n’étaient pas avec nous au mariage (sans doute était-ce trop compliqué de les emmener) font des fêtes, chantent, dansent au son de la musique qui démarre d’abord doucement mais ne va pas cesser d’enfler toute la soirée.
O meu filho semble à la fois proche de toute cette agitation et gentiment distant, tant il est occupé par la Reine des Lieux qu’il serre contre lui ; il sait bien que la fête est pour les autres, qu’il convient de donner de sa présence, mais il n’hésite pas à se hisser au-dessus avec un sourire qui flotte par delà les têtes et les appels, fierté sans doute, amour passion certainement. La paix règne au plein de l’agitation, il le sait, il a enfin ce qu’il voulait, le mariage, la fête, c’est lui, c’est elle, et il entend bien le montrer.
J’ai amené d’occident, de mes champs proches, deux bouteilles de champagne. « C’est dérisoire , m’a-t-il confié, et de toute façon ils n’en boivent pas ». Il a donc ouvert une bouteille pour lui et la Reine, en partage un peu avec quelques autres, mais la plupart tient une canette de bière. (Il m’avoue que l’autre bouteille est restée à la pousada pour le retour et pour eux deux…) Je ris et m’écarte pour ne pas l’embarrasser dans les félicitations qui viennent de partout. Je m’installe un moment sur une chaise qui traîne là dehors dans la nuit au milieu d’autres où sont assises des vieilles femmes que j’embrasse. Je regarde autour de moi et je n’aperçois aucun vieillard. Que des visages ridés de vieilles dames habillées en robes de fête ! Où sont les maris ? Ils ne sont pas venus ? Par curiosité je fais le tour de toutes les pièces pour vérifier, non, décidément, c’est bien ça, je suis l’homme le plus âgé. J’interroge o meu filho qui me confirme que c’est le cas ; il suggère qu’ils ne sont pas là parce qu’ils sont morts (les hommes s’épuisent dans ces milieux plus vite que les femmes)… ou bien ils estiment qu’un mariage est une affaire de femmes. Je ne saurai jamais. On ne voit que des oncles, des amis et les fameux cuisiniers entourant l’âtre qui dégage une flamme énorme ; ils tournent les morceaux de viande, l’un les fait griller tandis que l’autre les découpe sur une planche et jette les morceaux dans un vaste bloc de polystyrène où l’on vient se servir. Il y a bien quelques légumes dans des plats mais c’est la viande qui suscite la ruée ; le bœuf est délicieux ; à l’instant où je m’installe pour déguster, un jeune homme entre, fêté, entouré ; c’est le jeune prêtre d’origine polonaise qui officie comme vicaire et que o meu filho m’a présenté lorsque nous l’avons croisé en ville ; il s’installe auprès de moi, me dit dans un anglais hésitant tout le bien qu’il pense de ce mariage, ce qui ne manque pas de me faire sourire ; il insiste ; pour lui de toute façon les gens de cette région – qu’il adore – ne sont pas vraiment croyants ; aucun sens du transcendant ; je risque le mot de superstition, il fait oui de la tête, parle de leur fascination pour Marie. Nous échangeons longtemps dans les cris et la musique (propos théologiques de haute tenue !), renouvelle son admiration pour o meu filho, nous rions de cette inconséquence à propos d’un jeune homme qui n’a pas voulu se marier à l’église, il hausse les épaules, parle de sympathie réciproque et nous nous quittons – il est pressé – meilleurs amis du monde.
On danse l’inévitable lambada toute la soirée en buvant des bières. Parfois je sors pour observer les jeunes qui, attirés par la perspective d’une boisson, entrent et sortent, si bien qu’à près de minuit il faut aller racheter des bières, ce dont o meu filho s’occupe avec empressement. La viande, les boissons, les gâteaux vont être dévorés par le quartier qui peu à peu est venu rendre hommage aux mariés et donc partager un peu de la manne ; la soirée est belle pour tout le monde. Vers une heure et demie, la mère de la Reine des Lieux éteint la musique, un voisin s’est plaint auprès de la police, il faut tout arrêter. Un invité plus jeune que moi s’approche, entonne une chanson de Moustaki, on se met à la chanter à deux, il me prend par les épaules et me parle en un français très curieux de la beauté de ces chansons… on rechante. Mais c’est visiblement trop bruyant, on doit partir, rentrer chez soi. Rentrer oui, mais comment ?
O meu filho calmement : « On va bien voir. Y’a pas de voitures, avec un peu de chance on attrapera un bus, sinon… on verra bien. » Nous voilà dix, douze, quinze, partis à pied dans la nuit, le marié serrant la Reine contre lui, les adultes entourés d’enfants, dans un quartier dont je suppose qu’il est peu sûr… je n’en sais rien, je n’interroge pas. On chante un peu, sans doute à cause des bières, des chiens aboient mais notre avance très lente à travers les rues puis les terrains vagues se poursuit sans difficulté. De temps en temps, deux ou trois nous quittent après mille embrassades, ils habitent là, à deux pas, peu de mots, mais une sorte d’allégresse nous prend à dévaler ainsi vers la petite ville de laquelle ne monte aucun bruit.
Une fois sur la place de la pousada, on se sépare enfin, la nuit est d’une douceur veloutée exceptionnelle. Dans la cour intérieure, je laisse les mariés rejoindre leur chambre, mais j’entends tout à coup un éclat de rire. C’est o meu filho qui vient d’extraire la Reine de la chambre où ils allaient entrer ; il la porte à pleins bras sur le seuil, comme on le voit faire au cinéma, et ils entrent dans la chambre ; il me claironne une dernière fois : « Bonne nuit ! »…