1er septembre 2010
Dans le petit avion qui me mène vers la fin du voyage, de Sao Paulo à Porto Seguro, où « O meu filho » doit épouser le dix septembre la « Reine des Lieux », les hôtesses de l’air portent des tabliers, avouant enfin ouvertement leur rôle : des mères nourricières, des mamans pour bébés coincés un bout de temps – et d’ailleurs ici ce n’est pas justifié car le voyage dure à peine une heure et demie – des bébés qu’on gave avec sourires, repas, boissons à profusion, si bien que l’avion est lié à des ripailles et des ballonnements… on ne bouffe pas seulement des kilomètres. Parfois, par le hublot, apercevant l’aile, j’ai l’impression de voir un aileron de requin dont Monsieur Tournesol dit quelque part qu’ils sont excellents ; la machine aspire l’air, le recrache, et quand on traverse les nuages, la bête broute du coton. Ah, mes chères hôtesses laborieuses avec leur chariot métallique qu’elles tirent, entre les rangs des consommateurs alléchés par ennui : on se voit tout petit, la tablette couverte de plats parfois étranges… ah, sur Air France, que j’ai emprunté jusqu’à Sao Paulo, il faut reconnaître avec une fierté gamine qui sent bon son terroir, que c’est excellent ; oui, car la ruse est là, je m’éloigne de mon pays, il convient de raviver l’éventuel regret d’un substitut de terre qui passe par la bouche : on vole, la terre est loin, on la fait remonter sur un plateau, petit souviens-toi au bout de la fourchette (en plastique quand même !). Je crois qu’on aime les hôtesses de l’air à cause leur nom, elles habitent l’azur donc, rappellent les anges, la cuiller de maman, c’est vrai, mais aller jusqu’à supposer qu’elles habitent l’air plus souvent que la terre nous donne du courage : si ces fragiles hirondelles – tiens, justement, les hirondelles sont parties un peu avant moi dans la même direction, je leur aurais volontiers fait cortège, je le leur avais demandé, elles avaient joué les silencieuses et la veille du jour où je m’envolai, elles avaient disparu sans pépier, me snobant par envie sans doute de mon Boeing 747, enfin, c’est égal, tant pis pour elles – oui, si ces dames n’éprouvent aucune terreur apparente à voler à des milliers de mètres d’altitude, pourquoi moi, gentiment pleutre, pékin des feux rouges, éprouverais-je quelque appréhension à la moindre secousse de la baleine métallique ? Elles sont nos modèles, stoïques, aimables même dans les effondrements de la bête, admirables hirondelles, hôtesses des champs de bleu ! Je pense à la phrase de Caton l’Ancien : « Si les femmes étaient nos égales, elles nous seraient supérieures ».
Après un voyage dont les épreuves seront tues – onze heures de vol depuis Paris, dix heures d’attente avant de prendre le petit avion pour Porto Seguro ne se commentent pas – je resonge à ce petit saut de puce d’une heure et demie sublime au-dessus des montagnes brésiliennes, des forêts comme un tricot tout chaud, et l’océan qu’on devine là-bas, infini sur infini, immense bouche azurée grise, et l’avion se pose sur un tarmac petit qu’on touche bientôt ; oh, atterrir vraiment est si rare, de l’avion au sol quelques marches, descente au village depuis le château volant, sensation de seigneur, comme si le mérite de ce vol nous revenait tout entier alors que nous avons bâfré comme des idiots, mais ils ne faut pas le dire à ceux qui nous attendent, ils nous croient héroïques. Et l’aventure commence vite, très vite. O meu filho m’a fait signe, j’aimerais retarder ce moment où j’attends encore ma valise, car le temps de la tendresse mitonne chaudement, sourire éclatant ; la Reine des Lieux qui va l’épouser dans dix jours, parfaite d’élégance, peu de mots, et d’ailleurs je n’y comprendrais rien et elle non plus ; elle me pose le bras sur l’épaule, semble vouloir se bercer sur mon cou, on se sourit, il faut s’apprivoiser. Pour le corps tendu de partout à la suite de près de vingt quatre heures d’embarquement, c’est un baume et la Reine serre mes épaules de tout son bras, cela me détend totalement, massage d’affection. Je crois qu’elle dit des mots, je la serre aussi ; voilà c’est fini ou plutôt la vie ici commence. O meu filho traîne ma valise vers un taxi, parlemente, la tête me tourne : je ne connaissais pas sa voix en portugais, elle est chaude, inhabituellement douce, la Reine se tasse contre lui, me regarde à la dérobée, lumière du couchant, longs sourires auxquels je réponds, parfois il me semble qu’elle me touche le dessus de la main pour s’assurer que je suis là. Le taxi nous dépose à l’embarcadère d’où un bateau étrange, sans moteur, tiré par un remorqueur latéral, nous conduira jusqu’à Arraial d’Ajuda, dix minutes de rêve où l’on glisse sur la baie : il faut dire que j’ai fait un tour rapide de Porto Seguro, mille couleurs sous le couchant, côtoiement chamarré, camaïeux gribouillés, sans souci d’harmonie, sorte de : chantons, il faut chanter, entêtement des heureux dans la boue des rues souvent à peine couvertes de goudron. Sur le bateau malgré la valise dont o meu filho s’est chargé, nous montons à l’étage de cet énorme plateau métallique, marches de fer, l’air est encore gris rosé, ascenseur pour le couchant, un vague vent ne rafraîchit rien, j’ai sur les lèvres un goût de bière, mais la Reine me sourit, elle ne perd pas o meu filho des yeux, de temps à autre seulement un sourire glissé vers moi, contre le vent debout ; les êtres humains ont parfois le sentiment fugitif d’être des déesses des dieux, maîtres en songerie, c’est cela la traversée de la baie avec mon fils admirable de tranquillité d’esprit, parlant comme un vieil ami ; un rêve, au loin, les vagues de l’océan dressent leurs chevelures rousses, l’écume orange signe la fin du jour. Nous remontons le débarcadère, bruits de ferraille, de chaînes, des voix de tous âges, des hommes et des femmes usés par le jour et surtout des enfants, partout, criant, jouant au bord du sommeil, infatigables.
Il faut aller à la Pousada en bus officiel ou en camionnette privée, peu importe, c’est le même prix. La camionnette est la première. On monte, valise, personnes prisonnières de la porte coulissante. Ce sera à travers l’obscurité à peine trouée par des lampadaires mignards, un cahot permanent, on roule vite, chemins de terre périlleux, rares rues pavées étourdissantes pour les tympans. Ma petite tête de pioche effleure parfois le plafond du véhicule, je n’y prête aucune attention. La porte latérale s’ouvre à la demande des passagers, la Reine n’a pas cessé de se coincer contre o meu filho ; c’est fini : on arrive, on se déploie, je respire tandis que le jeune homme glisse les billets dans la main du conducteur. Une fois bien debout sur la place, évidemment, la tête me tourne ; je crois qu’à cet instant je ne vois que des éclairs de lumière très crus et je sens des bousculades involontaires sur le lieu surpeuplé.
« Tu verras, le patron de la Pousada est français, très sympa », dit-il en traînant ma valise. Je songe que le contraste avec le portugais brésilien sera d’autant plus brutal. Daniel à l’entrée de sa Pousada me tend les clefs et (ce que je ne fais jamais) je le tutoie comme un ami d’antan… le seul étranger à ne pas l’être ne peut être qu’un proche et le saut au-dessus de l’Atlantique nous sert de lien. Très vite, mon esprit gambade autour du double sens d’ « étranger » : celui qui est du même pays mais que je ne connais pas, et celui qui est d’un autre pays ; je suis par exemple un étranger au Brésil où tout m’est étrange. Je me perds un moment dans des considérations germaniques sur l’aliénation où étranger (fremd) joue son rôle, et j’abandonne vite ces choses qui ne sont décidément pas de saison, il fait trop chaud.
La chambre salle de bains est très vaste, sans table, j’écris bientôt quelques mots dans le carnet sur les genoux après avoir rangé mes affaires sur les nombreuses étagères de bois brut. On se retrouve au jardin de la Pousada : l’Éden a ces ombres peu franches, tendres caresses du vent. La Reine des Lieux décroche directement de l’arbre une gousse ( ?), pomme ( ?), enfin un fruit du cacaoyer, la brise en deux sur le pavement, coup sec ajusté, puis elle nous distribue de petites capsules dont j’apprends qu’elles contiennent le cacao. Pas question de les mordre, ce serait immangeable, il suffit de les sucer, bonbon naturel au goût amer et sucré à la fois ; après douze mille kilomètres, c’est la première fois que j’éprouve quelque plaisir à ingérer un petit aliment, c’est un soleil adouci. C’est un bonsoir filtré par la terre, un geste comme on en fait peu dans sa vie, où tout le pays descend au palais en un minuscule coup de langue. Je remercie en portugais, c’est la première fois que je dis un mot qui convient : obrigado. On collecte les noyaux dans la coupe brisée ; enfin quelques minutes où on ne fait rien, je n’ose pas m’allonger sur le hamac qui pend là, invite enfantine, puis tergiversations, je comprends très vaguement que la conversation s’étire entre les amoureux sur le choix de l’endroit où un génie nous servira de sa bouteille réfrigérée une bière très frappée ; ils font semblant de n’être pas d’accord. Puis la Reine des Lieux s’éloigne ; on attend en réchauffant notre langue qui résonne dans la cour intérieure déserte de la Pousada, vieilles incongruités gauloises au pays sans saison et qui nous font bien rire ; on est à l’équivalent du premier février, il fait entre 25° et 30°, le temps s’est arrêté, les rêves flottent au futur, noix de coco, cacaoyers, coassements d’oiseaux multicolores. La Reine revient et je risque mes pas au Brésil, hésitant et ébloui par la nuit encombrée de chants dès que la porte s’ouvre.