pas

ton pas est tout toi

que j’attends

suspendu au rythme de toi 

avec ta voix 

il y a ton corps qui bat le pavé 

et ton coeur qui redouble ton pas

mais que je n’entends pas 

alors que je devrais t’avoir en moi

les amoureux lisent les coeurs au pas

je pense à la terre qui te porte 

à cette dalle frappée qui vient de toi 

et moi de loin j’entends le pavé dépassé

que je passe en pensée

à la joie qui part de l’appel du pied

tu devrais être là 

un bon sang ne ment pas 

j’entends pourtant là-bas 

les échos de ta voix 

qui dit me voilà

mais ce n’est pas encore toi 

je compte du bout des doigts 

le temps sans toi 

c’est peut-être ce pas là 

ce n’est pas dieu possible 

j’ai toujours su ton pas 

c’est bien toi 

mais non 

une passante avait hélas

prit ton pas 

tu ne viendras pas

Égale Genève 

Après la nuit intérieure du train gris, le tendre éveil de Genève vient crever l’immense vallée que le Rhône tout jeune fait sourire. Le fleuve se perd puis se retrouve, optimiste murmure des eaux mêlées qui chantent l’amour et la joie du corps à corps: le fleuve rencontre la large rive du  lac, homme et femme. C’est l’apaisement après la vigoureuse ruée hors des Alpes. Il semble alors en cette fin novembre que l’automne n’aura jamais été plus beau. Le lac de Rousseau tout de soleil vêtu laisse boucler sur ses solides épaules alpestres des suites de vrilles fantaisies – coiffure exubérante-  aux teintes brunes que le silence exalte et les monts  caressent tendrement la laine argentée des flots, prêts à être saisis par une main audacieuse ou un regard enfin un peu curieux. Les rages aux rocs ne sont plus de saison. L’année agonisante s’en vient céder, comme le fleuve contre l’île de Jean Jacques, statue plantée en pleine ville. 

Je reste longtemps à ses côtés, espérant qu’il va me tendre le livre qu’il tient sur son genou, avec son sourire serein, ‘Les Confessions’ sans doute, qui lui valurent tant d’hostilité, alors qu’il s’agissait de vérité crue, pure, transparente comme l’eau du lac. Jean Jacques mon ami, si tu savais comme tu as su m’aider lorsqu’aux pénibles rebuffades de ma jeunesse j’ai pu trouver dans ton texte la joie d’affronter ceux que tu appelais de ce mot enfantin et magnifique de candeur: les méchants. Alors je recourais précipitamment à ta prose mélodique, alors je m’élevais au dessus de tout ce qui fait la cruauté de nos destinées sociales. Tu me prouvais que j’étais en droit de revendiquer la culture et l’intelligence des choses et des hommes, malgré un statut social peu reluisant. Ma maigre fortune me devenait presque un avantage puisque j’étais comme toi!

Ce solitaire qui nous fit tous égaux, dicte dans le bronze l’apaisement qu’on lit au Léman. Tous les hommes comme toutes les vaguelettes sont à égalité. Le génie, enraciné dans son île, livre en main, nous laisse décider dans le doux Genève ce qu’il adviendra de nos hésitations derrière nos chances équivalentes; la ville à l’accent grave sourit pour encourager les amis attentifs, ceux qui nomment Rousseau ‘Jean-Jacques’(y’a -t-il d’autres auteurs qu’on nomme par leurs prénoms?), ceux qui adressent toute leur tendresse vers le penseur, vers celui qui fut tant privé de mère. Il a projeté jusqu’à nous le beau sourire d’ici. Je m’approche, laisse l’eau du lac mouiller ma chaussure, j’effleure sa république en souriant. 

J’ai eu de la chance d’avoir le genevois pour penseur préféré. Il m’a grandi. Son chant résonne en moi tant que je vivrai. Il a justifié à lui seul le droit de m’exprimer, merveilleuse présence.

 voyage à Genève

dès les rocs de Bellegarde 

l’abrupt surgit dans son attente immémoriale

déchiré terrible

effroi des wagons qui les frôlent 

la chute au Léman si bien préparée 

se fait alors prairie grise et bleue

le lac enfin

miroitements régulièrement intermittents

le regard s’apaise au col des cygnes puis monte

vers pics et monts là-bas

crânes blanchis des saisons 

arborant leur abstrait vertical

soulagés par le roulis à mes pieds 

oh la neige

qui copie les ciels de décembre 

c’est le vieux chant des ruisseaux

cultivé patiemment et tout à coup étranglé 

au tendre clapotis de Genève 

dans le sourd chuchotis strié des mouettes cruelles

j’admire enfin 

la poudreuse fermeté 

du jet d’eau trop humain 

qui s’en vient ironique 

parodier les acrobaties des montagnes

sachant en alpiniste pressé

qu’il n’atteindra jamais l’altitude vertige 

modeste mobile immobilité 

et trouble comme nos vies 

qui sourient bouche pincée 

de nos exploits tout relatifs

Le retour mélodieux du traducteur

C’est le plus beau des voyages. Je suis ici, niché dans ma langue avec ses collines bleu horizon et ses fleuves d’évidence, mais je suis aussi là-bas, au pays où rien ne me ressemble, forêt noire et landes de bruyères. L’autre est à portée de main, j’en ai les caractères au bout de mes phalanges, c’est un cousin lointain que j’entends parfaitement ; ma tâche est de l’arracher à son altérité pour l’attirer dans mon palais, enfin dans ce qui est ma vie, mon souffle, mon rythme, raisons et rêves mêlés.
 Que faire ? Je prends des risques, moins des libertés comme on se plaît à dire que des nécessités ; je bouge prudemment la syntaxe comme on écarte les branches à l’orée de la forêt, je déplie la lisière des mots et l’autre pénètre dans mon royaume – là où le mot et la chose s’épousent un peu, où le dire et le voir se font inconsciemment des mines.
 Même si le sens m’en est clair, il se peut que le texte allemand ne consente pas à se défaire de sa gangue ; j’ai souvent l’impression que plus la clarté de l’étrangère est aveuglante, plus l’arrachement vers la langue maternelle est ardu. Tout est blanc soudain ; le prisme qui doit décomposer l’autre se trouble d’une opacité de roc gelé qui aveugle mon esprit pourtant lesté du sens : je guette un retour qui ne vient pas.
 Il faut s’attarder sur ce moment où rien n’advient, où la loi du sens fait pression pour exiger sa restitution dans la langue d’enfance. Je me dis parfois que c’est davantage un lieu qu’un sens : je vole sur place au-dessus du Rhin, je suis totalement frontière, je me vois sur la carte, isolé, battant des ailes contre le vent d’ouest, bloqué par le mur de ma langue bien aimée. Je rêve de péninsule d’Europe, de clarté tempérée où l’Atlantique tiédirait la verdeur du Harz, ce cœur d’Allemagne bien connu, bien entendu, qui viendrait se réchauffer à deux pas du Gulf Stream, au seuil de ma maison.
 L’aller est tellement facile, le mouvement est naturel, on a toujours envie de partir ; je vais à l’aventure, plein d’espoir, sûr de l’étranger dont je connais la langue et qui pourtant me dépayse si bien que je vois déjà miroiter le bonheur de sortir de ma peau. La difficulté est au retour : tant de connivences m’attendent, je vais renouer avec l’allure ordinaire de mes heures toujours jouées, un amont de souvenirs va dévaler sur mes épaules, tant d’affections anciennes à porter. Un trop plein d’amour pour ma langue embarrasse mon retour. L’effacement de l’autre – pure fiction, car avec ou sans ma traduction, il demeure – n’implique pas automatiquement l’ouverture sur le monde des mots où j’ai grandi : celui-ci m’est en effet si familier que mille chemins s’offrent à moi. Tant de voies pour un sens, j’hésite. Superbe attente, délicat retour : j’ignorais que ma langue maternelle allait vers toutes ces directions à la fois et sans l’autre langue je serais resté enclos dans le refrain des tournures moulinées étourdiment chaque jour.
 Mais j’anticipe comme si j’avais trouvé le chemin de la maison alors que je trébuche sur les marches qui nous séparent. Il faut prendre cet entre-deux à bras le corps, lorsque l’autre disparaît et que l’un n’a pas encore paru : je plonge en vérité, je me noie dans la perte du langage, flot d’oubli taciturne. Moment désolé en apparence, très proche de l’ouvert auquel l’écrivain est constamment confronté. Mais le poète aime l’aventure, il chérit ce risque, il éprouve sa force ; le traducteur face au vide, paralysé de stupeur, se reproche sa maladresse. Je me console en songeant qu’ainsi, hors de moi, hors des mots, je côtoie au plus près l’auteur que je traduis : je me penche par-dessus son épaule, je le vois incliner la tête pour que je suive l’avance de sa peine et je découvre alors sa main qui repousse la nuit du mot à venir.
 Je comprends tout à coup ce qui me manquait : j’avais oublié que le poète lui aussi est traducteur ; il traduit une réalité intérieure et c’est ce mouvement qu’au cœur du langage j’ai pour tâche de retrouver. Il a fallu le silence, il a fallu mon indécision pour que, dans la nuit de l’avancée vers la langue française, je croise mon écrivain allemand, dans l’autre sens. Nous nous saluons, nous nous reconnaissons : son effort est à la mesure du mien. Certes, le sien est d’un ordre différent, sa traduction va vers le tout autre, alors que la mienne surgit de sa main de maître. Mais il me donne au passage un conseil de la plus haute importance : je dois m’accorder à lui comme on le dit du violon et du piano. Parmi les mille voies possibles, le chemin que je choisirai dans ma langue est annoncé par son chant. Sa musique va me guider.
 Je dois saisir sa mélodie. Je lis une page de l’œuvre, je la relis jusqu’à la connaître par cœur ; je sens que mon corps assouplit ma bonne vieille langue familière, je m’accorde, je m’adapte, je dis oui à tout, je suis tout ouïe. Je m’efface, j’efface le texte étranger et guidé par la musique, une voix murmure enfin un chant d’eau claire qui sourd au beau milieu du silence. Je sors de l’autre, du livre, délivrant enfin le sens jusqu’alors prisonnier de ma langueur.
 Car une certitude dort au fond de la langue maternelle ; il suffit de dire, d’oser dire et le filet se fait tapis de mots ; la phrase fidèle et imprévue attendait patiemment que la pression du sens se dénoue en mélodie. C’était un jeu, le voyage retour était affaire de confiance, jolie petite peur suscitée mais nécessaire pour retrouver le chant de l’autre.
 On voit bien que le même jeu d’abandon court sous les doigts du musicien : le texte est écrit, croches, noires, blanches, tempo, et pourtant, sur le silence à venir, le soliste va inscrire sa langue au plein du jeu. La chance est au futur, sa règle est plus féroce que celle du traducteur puisqu’il est cloué au rythme, mais il va faire déborder le temps de toute la technique de son corps éprouvé. Il se doute de l’avenir mais il compte sur le ton général dicté par ce moment de son corps pour se surprendre. Il va vers le nouveau puisque tout fuit, mais comme le traducteur il obéit à une règle étrange, déroutante : plus je m’efface, plus je suis moi-même. Car être soi-même dans le temps, c’est vivre l’aube perpétuelle, devenir neuf à chaque instant, entrer dans un prolongement renouvelé de soi.
 En jouant, en traduisant, je me découvre ; je rencontre l’autre, je le devine, ma langue s’affine, le retour m’obligeant à ouvrir dans ma langue des voies que je n’aurais jamais frayées.
 Il n’est pas question pour Ulysse de rentrer sans avoir traduit tout l’espace lumineux de la Méditerranée ; c’est ainsi qu’en devenant « personne » il s’absente de soi pour découvrir les figures stupéfiantes de l’autre. Ce retors s’amuse à se perdre, on admire les mille ruses, mais Homère seul, on le sait bien, est le vrai traducteur de ce traducteur au long retour mélodieux.

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baisers

il fait si bon couvrir

deux lèvres à la fois 

de moi je prends congé

et je plonge au plein de ta voix 

la langue qui coulait parole 

redevient présence 

et distance 

unique et double

tu es moi 

au bocal de nos bouches 

dans le silence revenu 

c’est le chant des sirènes 

mêmes murmures de luxe 

où nous fuyons je crois hors du temps 

l’espace s’abolit

on oublie la soif et on oublie la faim 

et la terre

peut tourner à l’envers 

ne compte plus que le sourire

qui renaît vif entre nos dents 

contre tes lèvres  

et quand nous aurons pris nos doigts

puis nos mains

paumes collées 

nous rejouerons les lèvres 

et l’enfance et le sein 

et nos sourires aux avenues 

qui seuls en moi demeurent 

toujours s’en souviendront  

veilleuse

la veilleuse vacille

au fil du temps 

au gré du vent 

ironique elle faiblit avec les ans 

mais elle tient

brûle rouge

je chéris aussi ses ocres

qu’elle emprunte aux feuilles mortes

brune lampe écarlate tremblante

tu dois tenir encore lui dis-je

saison n’est pas raison

l’ocre de ta base

doit encore supporter mon fragile battant

les éclats sur ma main

sont tavelures qui témoignent des écrits

se disputant ma peau

je souris de les voir se pousser

jusqu’au bord de ces ongles

qui faisaient crisser mes draps

or curieusement

maintenant que j’approche du but 

je dors tranquille

la veilleuse est allumée

l’arbre

quand je touche sa peau  

mes paumes envoient jusqu’à la cime

mille appels aux dentelles folles

cependant que sous la base 

tranquilles 

les racines agrandissent l’emprise de leurs griffes

sur le temps

Le galet d’Isaac 

(11-11-2024)

Je me suis souvenu à l’instant du choix que sa stèle est blanche. Et c’est  ainsi qu’à l’ultime moment j’ai élu un élégant galet blanc. Au premier contact j’ai éprouvé comme un petit choc, en accord avec ma paume; je suis sûr que  le galet a dit oui. Sa forme épousait l’intérieur de ma main. Je le serrai pour voir les traces de la pression. Aucune.

C’était un rituel pour temps de déveine. J’ai décrit à la Visiteuse – celle qui rôde dans mes premiers poèmes – les tombes, le Chemin, le vent et peut-être l’odeur de poudre que j’étais seul à percevoir. Elle a malgré tout accepté de m’accompagner. Un fois sur la route (le ciel était blafard à souhait) j’ai eu des doutes. Alors que j’avais fait mille fois le saut qui sépare du Chemin, mon imagination me murmura que je faisais fausse route; la Visiteuse, toujours attentive, me suggéra d’avoir davantage confiance en mon instinct de bourlingueur de la contrée. Notre véhicule allait y aller tout seul. Elle avait raison. Le onze novembre toutes les routes mènent au Chemin des Dames. 

Je me suis garé à ma place habituelle en face de la chapelle; des années que je faisais le voyage de Cerny, des années que le cimetière de Cerny aimantait en vérité mes petits pas. J’avais fini par aimer cette présence au milieu des absents, des croix qui cochaient l’horizon, qui bouchaient l’horizon, qui oblitéraient toute vie. Des noms succédaient aux noms derrière la porte métallique. Sur les hauteurs venteuses, les noms grondaient vertement dans notre direction. Lisant les croix j’entendais une litanie, longue plainte; je crois que c’est pour cette raison que je revenais; je voulais réentendre les drôles de prénoms, les noms très français qui éclataient de misère dans le froissement des feuilles mortes. Je comptais par les dates l’espace étroit de leurs vies minuscules, imaginais leur effroi, imaginais leur froid. Le glacé de leur vie au feu. La glace où ils se rasaient et qui leur renvoyait une image souriante, une simple image, une seule image d’un visage bientôt ravagé et qu’ils soignaient encore comme pour aller à la noce.

Je m’arrête devant la tombe d’Isaac. Tu vois, lui dis-je, me revoilà. Tes descendants m’ont donné, il y a bien des années, le droit de te saluer; tu les représente tous, tous les gisants de ce lieu. J’ai amené ce galet comme tous les ans. C’est la pierre du souvenir. D’habitude elle est noire; mais cette année fut blanche, touchée par la mort, donc je suis sûr que tu me pardonneras ce petit changement. Tu vois ton nom rappelle le rire; Isaac en hébreu c’est le rire. On ne rit pas souvent dans la Bible comme dans la vie. Quand le galet roulera de ta stèle poussée par le vent, ce sera comme un rire, comme un roulement de ruisseau, comme un fond de gorge. Il faudra que je revienne l’an prochain pour en remettre un autre, pour que le rire suscité par le vent qui bouscule les galets (semblable en cela à la mer) nous revienne. Tu es comme la Visiteuse qui m’accompagne, tu vises la joie. Ta stèle est comme un appel. Garde nous; nous te gardons.

Le champ sauvage 

À l’intérieur des remparts, il y avait un pré, où dans les herbes folles paissaient les bœufs et les brebis. La nuit on s’y entre-égorgeait pour une femme, une bête, et vers le matin les mères ramassaient les corps des fils. À midi il ne restait plus d’autres traces que des orties froissées, et lorsque le couchant arrosait les taillis de ses teintes rouges, on entendait encore pleurer les femmes. Le jour était si beau, si blond, avec ses senteurs de chèvrefeuille, qu’on se jurait au fond des huttes de guingois que cela ne pouvait pas durer.
À l’autre extrémité de la cité, du côté du levant, des esprits audacieux avaient assis sous le ciel les babels humides de la cathédrale. Parfois, aux jours de fête, les gens d’ouest s’y aventuraient pour goûter l’ombre des pierres fortes. On enviait aux riches leurs nuits de vrai sommeil, leurs ors protégés par les lances de la soldatesque, on aspirait sans fin l’encens des messes, les yeux mi-clos, bercés par les voix qui s’essayaient au chant des sphères.
Les plaintes s’accumulaient sur la table des édiles.
Un matin, tournant le dos à l’horizon où le soleil va naître, un homme marche seul vers la prairie aux meurtres. On entend son pas dans la boue sèche qui borde les cabanes. Un mort nu dort là contre le mur de paille, presque debout. Alors, l’homme s’en saisit à pleins bras et le porte au beau milieu du pré. Ses pas, son souffle, dominent les premiers appels des oiseaux. Sa seule présence fait fuir les loups qui s’attardent à mordre les corps des victimes de la nuit. Au-delà du rempart dans le chaos de branches, les bêtes, humant l’odeur de l’homme qui les a dérangées, guettent son départ. Mais l’homme reste droit dans le silence de l’aube. Il sait qu’aussi longtemps qu’il sera là, ils ne reviendront pas.
Il est heureux. Il n’a pas lâché le corps nu qu’il porte. Il semble qu’il chante intérieurement, les yeux légèrement levés vers le ciel qui s’ouvre au vert, au rose, au bleu enfin de l’aurore retrouvée. La veille, on lui a proposé de l’accompagner avec des hommes en armes mais il a insisté pour s’y rendre seul. « Tu es trop bon, disent-ils, trop doux. On a besoin de toi ici, affirment-ils. » Il n’a que faire de leurs mots. Il a grandi auprès du champ maudit, il connaît les vivants et les morts, et celui qu’il serre contre lui est un parent, un cousin peut-être, avec lequel il a joué dans la paille des granges attenantes. Il l’appelle une dernière fois : « Martin, murmure-t-il, Martin, je suis là » et le dépose enfin dans la rosée du pré sans foi.

Des fantômes s’avancent lentement vers lui : ce sont des visages connus, femmes si belles jadis et qui pleurent sans cesse, avec leurs faces édentées et leurs rides vite venues au gré des couches et des ravages du temps. Il leur fait signe, elles s’approchent encore. Il leur passe le bras autour des épaules, une à une, leur parle des morts, désigne les mésanges qui vont et viennent dans les buissons qui bordent le champ du désastre.
Il revient au corps percé de coups de poignard et reste un long moment silencieux. Les femmes pensent qu’il prie et elles se mettent à réciter des syllabes du bout de leurs lèvres défaites. Mais loin de Dieu, l’homme pense à son enfance, aux coups, aux courses folles, à ses amours féroces, à la peur surtout, à la terreur des nuits où les voix mâles crevaient son sommeil. Il se revoit allongé au pied des vieilles femmes de trente ans, serrant les chevilles de sa mère pour qu’elle cesse de trembler lorsqu’elle apprend la mort de l’aîné, du cadet, dont on n’a jamais revu les corps (une chausse égarée, une tunique maculée de boue étaient les seuls restes du combat nocturne.) Lui, le fils, le frère, revoit l’histoire des poings, des pierres, des couteaux et des loups.
Il a eu beau profiter des bienfaits de l’autre partie de la cité, il n’a jamais pu dormir son content. C’est pour cela qu’il est revenu. Lui, le prédicateur, va cesser de décrire le paradis. Ce qu’il veut du haut de son savoir, du fond de sa pitié, c’est faire du champ sauvage un espace où la plénitude de vivre s’épanouisse aussi librement, aussi simplement que les aubépines qui s’enroulent là-bas entre les pieds des hêtres.
Il faut convaincre. Mais on ne peut le faire avec des mots. Ces êtres mi-nus, mi-sauvages, n’entendent pas la parole. Ou plutôt ils ne connaissent que les mots qui les confortent dans leurs haines et assombrissent leurs plaintes.
Il attend que les femmes aient fini de prier, puis dans le silence que trouble seulement le vent qui fait claquer les robes, il se défait de son manteau brodé et le dépose sur le corps nu de son parent. Il lui couvre la tête, le torse, le sexe et les jambes. Accroupi auprès de lui, il efface du bout des doigts les plis disgracieux et reste un long moment sans rêver, suivant des yeux le corps qui se dessine à travers les formes du gisant. Il prend son temps et lorsqu’il se relève il aperçoit des hommes, tous les hommes, qui se tiennent en arrière, formant un second cercle, plus large, plus lâche, tandis que derrière eux leurs enfants disséminés dans la prairie, immobiles, se jettent des regards incrédules.

Il lève la main. Du fond du rempart surgissent alors trois hommes armés de bêches. On leur fait place et lorsqu’ils sont tout près, l’homme s’abaisse de nouveau près du corps, le lève doucement comme on le fait avec un enfant endormi, s’écarte de quelques pas et sans qu’un seul mot soit échangé, les fossoyeurs, suivant les traces imprimées dans l’herbe folle par le gisant, creusent un trou profond. Longtemps on n’entend que la morsure des bêches contre la terre. Les femmes ont repris leurs prières et les hommes qui les ont rejointes regardent par-dessus leurs épaules la fosse qui transforme la prairie en cimetière. L’homme sourit, attentif aux senteurs humides des arbres qui bordent l’espace. Le souffle des fossoyeurs se fait plus court mais le rythme du travail ne faiblit pas, et quand enfin ils remontent du fond de la terre noire, l’homme pose son fardeau sur le talus et descend tranquillement dans la tombe. Il reprend le corps enveloppé dans son linceul de luxe, le place entre les parois, s’extrait du trou et jette une poignée de terre sur le corps. Alors, les femmes puis les hommes refont le même geste, recouvrant totalement de terre le manteau habité.
On se sépare dans le silence.
Pourtant, la petite troupe ne va pas loin car à l’instant l’homme lève de nouveau la main et on entend un roulement de charrois comme un grincement de mort. Les gens prennent peur, des cris fusent : « Les soldats ! Les soldats ! », on se disperse hors du champ, les mères cueillant à plein bras dans la panique des enfants qui ne sont pas forcément les leurs. Farouches, elles se retournent vers celui qu’elles prenaient pour leur bienfaiteur, les hommes serrent les poings, mais il sourit toujours, porte la main à sa chemise et extrait un rouleau dont on distingue au loin les rubans qui flottent contre le vent. Sans s’attarder sur leur terreur ni prêter aucune attention aux craquements qui se rapprochent, il pose le rouleau sur la tombe. Il cale les extrémités à l’aide de deux galets forts et se concentre sur la feuille étalée.
Il fixe les traits que sa main a tracés, il admire son travail, devine les problèmes, soupèse les forces en présence et se recule d’un air satisfait. Les chariots sont là. Ce ne sont pas des soldats bradés de fer mais des artisans en tenue de travail avec leurs outils à la main. Des pierres tirées par des bœufs sont posées sur le champ et on plante les premiers piquets. Là-bas on scie des arbres, on fauche là, on sarcle ici, et la journée se passe à murmurer des conseils, à s’encourager mutuellement lorsqu’un obstacle naturel résiste. Au beau milieu du champ la tombe fraîche monte doucement. Elle semble respirer.

Vers le soir, l’homme ordonne d’allumer des feux le long des remparts et c’est ainsi qu’à la lueur de l’un d’eux un artisan assomme un loup d’un coup de gourdin. On chante, on boit, et les gens qui observaient les travaux depuis le matin osent enfin s’approcher. Pour la première fois on lui parle directement. On l’assaille de questions incohérentes et pour calmer leur brouhaha il les dispose en cercle autour de la tombe.
Il ne va pas leur parler tout de suite. Il connaît le peu de mots dont ils ont besoin, il sait leur demande d’images. Alors, de sa poche il extrait des galets qu’il a ramassés au bord de la mer.
Il se souvient du choc qui l’a saisi lorsqu’il a découvert l’infini noir des eaux. C’était en hiver, l’écume courait vers lui et il respirait la nature entière avec ses ressacs froids et ses espaces illimités. Il aurait voulu trouver les mots, les noter, puis revenir avec eux dans la nef de la cathédrale et dire enfin ce qu’il avait toujours su : tout est dans le rêve, dans ce que forme l’esprit à chaque instant. Mais c’était à la fois trop et trop peu et c’est pourquoi, à défaut de la mer insaisissable, il avait eu la sagesse d’emporter des galets.
Il retire la feuille illisible à leurs yeux et jette les galets sur la tombe ; ils parlent à sa place. Ses doigts les lâchent dans la terre fraîche et ils s’enfoncent naturellement dessinant des droites que son esprit d’architecte a tracées sur le papier. Ici l’église, là le cloître. Les galets dansent dans sa main avant de choir sur la terre. Au-dessus du crépitement des torches on entend leur frottement étouffé contre sa paume, comme des pièces d’or qui vont se détacher du ciel pour aller enrichir le monde. Les teintes différentes esquissent devant eux des petits univers qui se côtoient. Dans chaque galet dort l’infiniment vaste des eaux, l’imaginaire libéré des contraintes du monde, des millions d’années de roulements incessants. Pourtant chacun est clos sur soi, renferme une forme particulière et l’on comprend que tous les galets, tous les visages qui les fixent dans cette nuit unique, tous sont beaux, précieux, dignes de respect.
L’homme enfin parle ; il ne dit pas grand chose. L’orateur qu’il est, le rhéteur qui bouleverse le dimanche les âmes en détresse refuse d’argumenter. Il se baisse, laisse faire ses doigts qui désignent les galets, se contentant de nommer les lieux, évoquant d’un mot les formes qui habiteront le champ sauvage. Il sent que la loi nouvelle ne peut être terrible, les gens connaissent trop bien la terreur. Il faut leur montrer à travers les galets polis des eaux toute la douceur des lois et leur nécessaire dureté afin qu’aucun d’eux n’écrase plus spontanément l’autre. Un pilier, un galet, un homme. À intervalles réguliers l’édifice s’accroît en pensée, les murs se dressent le long de ses pauvres mots, il leur demande d’être patients, la vie est longue, ils verront bien des choses.
– Ce sera ma maison ? dit un enfant.
– Oui.
– Et la mienne aussi ?
– La tienne aussi.
Les torches s’épuisent et c’est dans une quasi-obscurité qu’il reprend un à un les galets subtilement ordonnés. Mais les gens s’attardent encore sans plus parler. Toutes les questions ont désormais une réponse. Pour emplir le silence, l’homme leur montre les étoiles, il parle de l’ordre des constellations, mais il sent bien que c’est un détour et tout à coup, dans la nuit des torches presque mortes il tend un galet à son plus proche voisin. Lentement il les distribue autour de lui. Personne ne se précipite : ils demeurent là tranquilles, sentent à l’instant du don la main de l’homme qui leur effleure la paume et, juste après, la douceur étonnante du galet. Quand ils sont tous servis on entend une voix qui murmure :
-Et toi, tu n’en as plus pour toi ?
Il sort un galet de sa poche et le montre à la lueur de la dernière torche. Puis il le secoue contre les tympans de ceux qui l’entourent en murmurant :
– C’est le mien. À l’intérieur il y a une âme, vous l’entendez ?
Tous font oui de la tête, on se chuchote le secret et ils s’en vont enfin, rêvant du galet de l’homme qui en recèle un autre, comme une réponse au mystère de leur propre existence.

Un concert d’octobre à Royaucourt 

Le concert avait cette allure discrète qui convient si bien à la fois à nos tempéraments et au type de musique jouée; il y a de la fausse note et surtout des endroits où les instruments se font des caprices et se mordent en des intervalles voulus qui sonnent criards, mais font tellement de bien à l âme, à notre âme vivante et qui geint si souvent. C’est la peur au cœur de la danse, et inversement.

Car finalement cette musique n’existait pas vraiment avant les années 50; elle dormait entassée dans la poussière; C’est le fragile qui FRAPPE à notre porte désormais. et l’emprunt des sons se fait aux bois et aux forêts; le clavecin c’est l’oiseau pur sorti du nid qui enchante dans le Perceval de Chrétien de Troyes et qui chante ici sans cesse, d’ autant que les flûtes viennent rejouer la geste des passereaux. J’adore le côté bricolage. On dépasse les instruments trop parfaits (pianos clarinettes) ou plutôt on revient en arrière comme on reprend quelques pas en arrière pour sauter l’obstacle romantique trop bourgeois et guindé où toutes les notes sonnaient justes: quelle plaie ! Ici dans la petite église sublime de Royaucourt, les notes approximatives sont les bienvenues, c’est nous. Il y a une relation étroite entre le lieu, église isolée (c’est assez rare les églises gothiques ) nature proliférante et pierres calcaires à la fois douces et dures dont on me dit que les voûtes s’écartent, le poids aidant, et qu’il faut faire quelque chose, d’où le concert ; comme si la musique, nouvel Orphée, pouvait faire bouger les pierres… les redresser

On compte sur le concert payant pour financer les errements des ogives fragiles. 

Je me dis que l’église plantée là sur son éminence en a vu d’autres. En témoignent les affreuses cicatrices de la façade qui sont autant de traces de balles dont on ne sait plus quelle guerre (si, on sait, mais on oublie volontairement), formant des arcs en pierre qui pulvérisèrent les voussures. 

Mais non je ne crois pas qu’elle en ait vu d’autres. Hélas. Il faut analyser la nature du terrain, elle glisse la malheureuse, et il faut infiltrer du béton quelque part, car malgré ses merveilleux arcs boutants gothiques, la bête qu’elle figure semble à longue échéance menacer ruine. 

Royaucourt ce n’est pas un lieu à voir comme ça du bout des yeux en craquant des noisettes; non, c’est une magie humaine de huit cents ans qui dresse sa prestance faisant pièce aux arbres superbes montés tout droit. 

Elle mérite non pas le détour; elle mérite mille détours, car son chant ne se donne pas d’emblée; j’aime l’ idée qu’on y fasse de la musique, mais j’aime aussi son silence, le dimanche après midi où elle s’ouvre comme un coquillage au flot de nos sensations. 

Le vitrail du fond, qui est presque neuf, réconcilie avec notre temps, car il est vraiment moderne, abstrait; au début on s’agace de l’irruption de nos arts, souvent ridiculement abstraits, à l’intérieur du lieu ogival fort ancien. Quelle erreur! Ce vitrail tout neuf a un lyrisme liquide, un drapé fragile et doux, couleurs froides et lumière chaude, un vrai bonheur. Je n’ai pas voulu lire les explications affichées dans l’église de peur de briser ma vision. Il se pose là fier et modeste, coulant, glissant de toutes parts comme une chevelure abondante, inépuisable, comme si elle débordait sur la pierre pour y porter sa lumière. C’est un chant visuel; une fois vu, on le revoit en songeant: “ah oui, c’est vrai, l’art de notre temps a encore des choses à chanter”. Rien de plus revigorant.

Enfin, si on a la chance de s’égarer du côté de Montbavin, un chemin de crête s’ouvre sous les pas. C’est loin, c’est terriblement isolé et splendide; c’est le lieu de toutes les perspectives, mer de collines, arbres innombrables qui tiennent le regard, fasciné on avance et tout à coup entre deux noisetiers, surgit notre Saint Julien, la belle, son pic lointain fait un effet de sapin bleu, et l’on songe sceptique: “c’est bien là l’église de tout à l’heure?” C’est qu’elle apparaît si loin si basse, perdue, mangée des nombreuses cimes environnantes et l’on se réjouit qu’elle soit là, elle si humaine dans la nature proliférante; son humanité surnage depuis huit cents ans; alors on sourit car on se reconnaît en elle; le corps, mon corps est justifié.

Laon ce 24 10 2024

kew gardens paradise

quand je suis à Londres, il est de tradition d’aller avec mon fils dans les jardins de kewgarden, sans doute un des lieux les plus grands et les plus variés du monde

c’est un vaste rendez-vous

branches et troncs entrelacés

qui s’aident et se soutiennent

paradis arrangé par notre fine raison terrestre

j’apprécie les litanies latines des plantes

qui se succèdent comme les lianes

d’une longue bible naturelle

écrivant un catéchisme profane

pour les fils de Linné 

que nous sommes demeurés

j’ose à peine poser mes pas 

sur le vert tissu royal gazonné

où les canes vont se balançant

sans vergogne puis parfois s’envolent

fausse peur douce des ailes 

qui d’un souffle mesurent notre espace

et s’en vont comme nous là-bas loin

dans ce jardin illimité

immense présence du paradis terrestre

que seuls les oiseaux savent dominer

d’un battement d’ailes détendu

si le soleil s’en mêle

les amoureux s’attardent devisant peu 

pas de pomme à cueillir

mais je surprends leurs doigts qui s’entrecroisent 

tandis que des flâneurs glanent

et glissent des graines dans leurs poches

avec l’espérance de transférer 

ce vaste éden

un peu dans le petit arpent de chez eux

par la grâce complexe 

des reproductions botaniques 

qui accroissent pour soi l’éternel printemps

-ce sera l’an prochain-

et font le vrai mystère des jardins

fin d’été

la nuque de la belle saison

bascule vers l”avant

l’été sera désormais le passé d’être

puisque tu as voulu nous quitter

les paupières à jamais abaissées

respiration suspendue

souffle cloué sur le tronc du corps

vois nous

nous allons ces jours-ci au déclin de septembre

douce pente lente en hommage

à ton dernier été

je suis du regard chaque soir ce soleil vigoureux

qui se plaque sur les toits et les chaumes

sorte de doré aventureux

reflet d’un miroir arrière

où la saison s’observe narcissique

dernière douceur du temps

le vent fraîchit les cols

mais tu connais ce froid

c’est le même en tes veines et sur ma peau

allons

nous étions fragiles

et nous avons fait semblant de ne pas le savoir

tu es partie devant

nous laissant là debout

en larmes et désarmés

songeant que la saison des corps qui dorment sur le sable

ressemble curieusement à celle des dalles glacées

gré

j’aime dit le papillon 

quand ton pas ralentit dans la bruyère

il se fait alors un silence si doux 

que je cesse d’agiter mes ailes

caché je t’observe d’un oeil apaisé

rien n’arrive plus sous ta semelle 

tremblement ralenti tout au plus 

rien à voir avec le début du chemin 

où tu piétinais contre ton destin

ta présence épouse les aspérités 

c’est un chant bouche fermée 

acquiesçant et bellement posé

la peur s’est dissoute

dans l’été de septembre 

  • tes battements me vont dis-je

pour ma part j’aime ton gré

cette liberté où chaque seconde à venir 

claque muette par petits coups

gracieusement géométriques

tu es du présent l’acteur parfait

toujours inattendu constamment fleur 

tu vas voles et reviens indifférent 

et donc joyeux 

ton rire est au coeur du gré

on envie l’immortalité nature 

de tes instants silencieux 

qui semble réjouir tous ceux

que tu touches 

roi Midas des halliers gris

si tu savais

comme les hibiscus ont fleuri

et les deux tournesols

bien plus hauts que moi 

deux yeux vivants 

eux 

qui s’animent dès l’aube

aux premiers souffles du jour

alors que toi 

sans souffle ni jour 

tu erres parmi les ombres

et les petites ruines du souvenir 

parfois tu te dresses triomphante 

je te vois dans ta robe ocre de reine 

achetée trois sous 

noblesse oblige 

comme un défi déjà 

à l’automne approchant 

tandis que nous avancions solennels

épousés incrédules 

au plein des vignes graves

qui n’attendaient que nos mains bleues

pour nous verser 

leur ivresse 

piquette du pauvre 

richesse des rires 

puis il y eut l’été de cette année 

voyage d’hiver

et le vent insalubre

mais cela tu le sais 

1er septembre 2024

 Tout est vrai: les fleurs  bien sûr, mais même la robe ocre qu’elle portait je crois au jour de notre mariage (16.10.1972); nos mains étaient bleues de la vendange de la veille que nous avions faite avec les paysans du voisinage, douce journée rayonnante du Gers. 

Le triptyque de Saint Ives (août 2024)

Mon fils m’a emmené en Cornouailles pour que j’échappe à la griffe du deuil. Ainsi ont pu s’imposer contre ma stupeur ces quelques vers.

  1. L’orage

protégé de la nuit 

par les épaules de l’orage 

qui éclate en gestes brusques 

et grondements lointains 

auxquels se joignent quelques aboiements

tout fragilise mes certitudes bancales

les aveux que je gardais 

sont restés dans ma gorge

avant le larynx

et l’horizon visible 

que nous admirions par la croisée 

a explosé en pluies battantes 

Elle n’est plus 

Elle n’a plus 

je n’ai plus pour appui

cette vieille espérance 

qui a bien servi

souvenir des sourires

autant dire plus grand chose 

l’orage a ravagé mon arpent intérieur 

il va falloir être franc 

l’orage a rendu l’âme

enfin

mais Elle aussi 

nous ne sommes plus à deux 

comme ces vagues qui 

écumes de nuit 

crèvent là-bas 

se divisent et s’émiettent en pluie 

jusqu’à mes pieds

ancrés dans l’encore

du pays qui s’achève. 

23 août 

2. vagues 

férocité des vagues 

qui mordent vers l’avant 

sans discontinuer 

en milliers de millions 

l’écume au col blanc 

caracole sur l’émeraude

aucune fatigue 

chez ces grosses élégantes 

au massif soulèvement 

elles s’arrachent 

en une insolente légèreté 

et vont mourir 

en léchant de leurs lèvres géantes 

le granit 

jauni des siècles

24 août

3. La tour de St Ives

elle s’enfonce dans la baie

pour la mieux protéger contre les vents 

sa terrasse crénelée

s’est teintée d’algues brunes 

camouflage emprunté à la terre

on la croit fragile 

elle a mille ans de granit 

arraché au roc 

mon amour si tu savais 

comme on peut perdurer 

toi qui craignais si peu pour ta peau pour ta vie 

l’océan et la pluie caressent St Ives 

et la pierre solide 

fait vibrer les pattes des mouettes 

qui ne cessent librement de piller nos pains mordus 

un jour je reviendrai 

par l’océan avec les cormorans et les dauphins 

pour t’arracher les mêmes rires pointus

et du fond de l’eau 

tu remonteras 

vers la tour protectrice 

jusque dans la nef intérieure

en berceau 

où nos voix chuchoteront longtemps

25 août