C’est le plus beau des voyages. Je suis ici, niché dans ma langue avec ses collines bleu horizon et ses fleuves d’évidence, mais je suis aussi là-bas, au pays où rien ne me ressemble, forêt noire et landes de bruyères. L’autre est à portée de main, j’en ai les caractères au bout de mes phalanges, c’est un cousin lointain que j’entends parfaitement ; ma tâche est de l’arracher à son altérité pour l’attirer dans mon palais, enfin dans ce qui est ma vie, mon souffle, mon rythme, raisons et rêves mêlés.
Que faire ? Je prends des risques, moins des libertés comme on se plaît à dire que des nécessités ; je bouge prudemment la syntaxe comme on écarte les branches à l’orée de la forêt, je déplie la lisière des mots et l’autre pénètre dans mon royaume – là où le mot et la chose s’épousent un peu, où le dire et le voir se font inconsciemment des mines.
Même si le sens m’en est clair, il se peut que le texte allemand ne consente pas à se défaire de sa gangue ; j’ai souvent l’impression que plus la clarté de l’étrangère est aveuglante, plus l’arrachement vers la langue maternelle est ardu. Tout est blanc soudain ; le prisme qui doit décomposer l’autre se trouble d’une opacité de roc gelé qui aveugle mon esprit pourtant lesté du sens : je guette un retour qui ne vient pas.
Il faut s’attarder sur ce moment où rien n’advient, où la loi du sens fait pression pour exiger sa restitution dans la langue d’enfance. Je me dis parfois que c’est davantage un lieu qu’un sens : je vole sur place au-dessus du Rhin, je suis totalement frontière, je me vois sur la carte, isolé, battant des ailes contre le vent d’ouest, bloqué par le mur de ma langue bien aimée. Je rêve de péninsule d’Europe, de clarté tempérée où l’Atlantique tiédirait la verdeur du Harz, ce cœur d’Allemagne bien connu, bien entendu, qui viendrait se réchauffer à deux pas du Gulf Stream, au seuil de ma maison.
L’aller est tellement facile, le mouvement est naturel, on a toujours envie de partir ; je vais à l’aventure, plein d’espoir, sûr de l’étranger dont je connais la langue et qui pourtant me dépayse si bien que je vois déjà miroiter le bonheur de sortir de ma peau. La difficulté est au retour : tant de connivences m’attendent, je vais renouer avec l’allure ordinaire de mes heures toujours jouées, un amont de souvenirs va dévaler sur mes épaules, tant d’affections anciennes à porter. Un trop plein d’amour pour ma langue embarrasse mon retour. L’effacement de l’autre – pure fiction, car avec ou sans ma traduction, il demeure – n’implique pas automatiquement l’ouverture sur le monde des mots où j’ai grandi : celui-ci m’est en effet si familier que mille chemins s’offrent à moi. Tant de voies pour un sens, j’hésite. Superbe attente, délicat retour : j’ignorais que ma langue maternelle allait vers toutes ces directions à la fois et sans l’autre langue je serais resté enclos dans le refrain des tournures moulinées étourdiment chaque jour.
Mais j’anticipe comme si j’avais trouvé le chemin de la maison alors que je trébuche sur les marches qui nous séparent. Il faut prendre cet entre-deux à bras le corps, lorsque l’autre disparaît et que l’un n’a pas encore paru : je plonge en vérité, je me noie dans la perte du langage, flot d’oubli taciturne. Moment désolé en apparence, très proche de l’ouvert auquel l’écrivain est constamment confronté. Mais le poète aime l’aventure, il chérit ce risque, il éprouve sa force ; le traducteur face au vide, paralysé de stupeur, se reproche sa maladresse. Je me console en songeant qu’ainsi, hors de moi, hors des mots, je côtoie au plus près l’auteur que je traduis : je me penche par-dessus son épaule, je le vois incliner la tête pour que je suive l’avance de sa peine et je découvre alors sa main qui repousse la nuit du mot à venir.
Je comprends tout à coup ce qui me manquait : j’avais oublié que le poète lui aussi est traducteur ; il traduit une réalité intérieure et c’est ce mouvement qu’au cœur du langage j’ai pour tâche de retrouver. Il a fallu le silence, il a fallu mon indécision pour que, dans la nuit de l’avancée vers la langue française, je croise mon écrivain allemand, dans l’autre sens. Nous nous saluons, nous nous reconnaissons : son effort est à la mesure du mien. Certes, le sien est d’un ordre différent, sa traduction va vers le tout autre, alors que la mienne surgit de sa main de maître. Mais il me donne au passage un conseil de la plus haute importance : je dois m’accorder à lui comme on le dit du violon et du piano. Parmi les mille voies possibles, le chemin que je choisirai dans ma langue est annoncé par son chant. Sa musique va me guider.
Je dois saisir sa mélodie. Je lis une page de l’œuvre, je la relis jusqu’à la connaître par cœur ; je sens que mon corps assouplit ma bonne vieille langue familière, je m’accorde, je m’adapte, je dis oui à tout, je suis tout ouïe. Je m’efface, j’efface le texte étranger et guidé par la musique, une voix murmure enfin un chant d’eau claire qui sourd au beau milieu du silence. Je sors de l’autre, du livre, délivrant enfin le sens jusqu’alors prisonnier de ma langueur.
Car une certitude dort au fond de la langue maternelle ; il suffit de dire, d’oser dire et le filet se fait tapis de mots ; la phrase fidèle et imprévue attendait patiemment que la pression du sens se dénoue en mélodie. C’était un jeu, le voyage retour était affaire de confiance, jolie petite peur suscitée mais nécessaire pour retrouver le chant de l’autre.
On voit bien que le même jeu d’abandon court sous les doigts du musicien : le texte est écrit, croches, noires, blanches, tempo, et pourtant, sur le silence à venir, le soliste va inscrire sa langue au plein du jeu. La chance est au futur, sa règle est plus féroce que celle du traducteur puisqu’il est cloué au rythme, mais il va faire déborder le temps de toute la technique de son corps éprouvé. Il se doute de l’avenir mais il compte sur le ton général dicté par ce moment de son corps pour se surprendre. Il va vers le nouveau puisque tout fuit, mais comme le traducteur il obéit à une règle étrange, déroutante : plus je m’efface, plus je suis moi-même. Car être soi-même dans le temps, c’est vivre l’aube perpétuelle, devenir neuf à chaque instant, entrer dans un prolongement renouvelé de soi.
En jouant, en traduisant, je me découvre ; je rencontre l’autre, je le devine, ma langue s’affine, le retour m’obligeant à ouvrir dans ma langue des voies que je n’aurais jamais frayées.
Il n’est pas question pour Ulysse de rentrer sans avoir traduit tout l’espace lumineux de la Méditerranée ; c’est ainsi qu’en devenant « personne » il s’absente de soi pour découvrir les figures stupéfiantes de l’autre. Ce retors s’amuse à se perdre, on admire les mille ruses, mais Homère seul, on le sait bien, est le vrai traducteur de ce traducteur au long retour mélodieux.
Mois : novembre 2024
baisers
il fait si bon couvrir
deux lèvres à la fois
de moi je prends congé
et je plonge au plein de ta voix
la langue qui coulait parole
redevient présence
et distance
unique et double
tu es moi
au bocal de nos bouches
dans le silence revenu
c’est le chant des sirènes
mêmes murmures de luxe
où nous fuyons je crois hors du temps
l’espace s’abolit
on oublie la soif et on oublie la faim
et la terre
peut tourner à l’envers
ne compte plus que le sourire
qui renaît vif entre nos dents
contre tes lèvres
et quand nous aurons pris nos doigts
puis nos mains
paumes collées
nous rejouerons les lèvres
et l’enfance et le sein
et nos sourires aux avenues
qui seuls en moi demeurent
toujours s’en souviendront
veilleuse
la veilleuse vacille
au fil du temps
au gré du vent
ironique elle faiblit avec les ans
mais elle tient
brûle rouge
je chéris aussi ses ocres
qu’elle emprunte aux feuilles mortes
brune lampe écarlate tremblante
tu dois tenir encore lui dis-je
saison n’est pas raison
l’ocre de ta base
doit encore supporter mon fragile battant
les éclats sur ma main
sont tavelures qui témoignent des écrits
se disputant ma peau
je souris de les voir se pousser
jusqu’au bord de ces ongles
qui faisaient crisser mes draps
or curieusement
maintenant que j’approche du but
je dors tranquille
la veilleuse est allumée
l’arbre
quand je touche sa peau
mes paumes envoient jusqu’à la cime
mille appels aux dentelles folles
cependant que sous la base
tranquilles
les racines agrandissent l’emprise de leurs griffes
sur le temps
Le galet d’Isaac
(11-11-2024)
Je me suis souvenu à l’instant du choix que sa stèle est blanche. Et c’est ainsi qu’à l’ultime moment j’ai élu un élégant galet blanc. Au premier contact j’ai éprouvé comme un petit choc, en accord avec ma paume; je suis sûr que le galet a dit oui. Sa forme épousait l’intérieur de ma main. Je le serrai pour voir les traces de la pression. Aucune.
C’était un rituel pour temps de déveine. J’ai décrit à la Visiteuse – celle qui rôde dans mes premiers poèmes – les tombes, le Chemin, le vent et peut-être l’odeur de poudre que j’étais seul à percevoir. Elle a malgré tout accepté de m’accompagner. Un fois sur la route (le ciel était blafard à souhait) j’ai eu des doutes. Alors que j’avais fait mille fois le saut qui sépare du Chemin, mon imagination me murmura que je faisais fausse route; la Visiteuse, toujours attentive, me suggéra d’avoir davantage confiance en mon instinct de bourlingueur de la contrée. Notre véhicule allait y aller tout seul. Elle avait raison. Le onze novembre toutes les routes mènent au Chemin des Dames.
Je me suis garé à ma place habituelle en face de la chapelle; des années que je faisais le voyage de Cerny, des années que le cimetière de Cerny aimantait en vérité mes petits pas. J’avais fini par aimer cette présence au milieu des absents, des croix qui cochaient l’horizon, qui bouchaient l’horizon, qui oblitéraient toute vie. Des noms succédaient aux noms derrière la porte métallique. Sur les hauteurs venteuses, les noms grondaient vertement dans notre direction. Lisant les croix j’entendais une litanie, longue plainte; je crois que c’est pour cette raison que je revenais; je voulais réentendre les drôles de prénoms, les noms très français qui éclataient de misère dans le froissement des feuilles mortes. Je comptais par les dates l’espace étroit de leurs vies minuscules, imaginais leur effroi, imaginais leur froid. Le glacé de leur vie au feu. La glace où ils se rasaient et qui leur renvoyait une image souriante, une simple image, une seule image d’un visage bientôt ravagé et qu’ils soignaient encore comme pour aller à la noce.
Je m’arrête devant la tombe d’Isaac. Tu vois, lui dis-je, me revoilà. Tes descendants m’ont donné, il y a bien des années, le droit de te saluer; tu les représente tous, tous les gisants de ce lieu. J’ai amené ce galet comme tous les ans. C’est la pierre du souvenir. D’habitude elle est noire; mais cette année fut blanche, touchée par la mort, donc je suis sûr que tu me pardonneras ce petit changement. Tu vois ton nom rappelle le rire; Isaac en hébreu c’est le rire. On ne rit pas souvent dans la Bible comme dans la vie. Quand le galet roulera de ta stèle poussée par le vent, ce sera comme un rire, comme un roulement de ruisseau, comme un fond de gorge. Il faudra que je revienne l’an prochain pour en remettre un autre, pour que le rire suscité par le vent qui bouscule les galets (semblable en cela à la mer) nous revienne. Tu es comme la Visiteuse qui m’accompagne, tu vises la joie. Ta stèle est comme un appel. Garde nous; nous te gardons.