Le champ sauvage 

À l’intérieur des remparts, il y avait un pré, où dans les herbes folles paissaient les bœufs et les brebis. La nuit on s’y entre-égorgeait pour une femme, une bête, et vers le matin les mères ramassaient les corps des fils. À midi il ne restait plus d’autres traces que des orties froissées, et lorsque le couchant arrosait les taillis de ses teintes rouges, on entendait encore pleurer les femmes. Le jour était si beau, si blond, avec ses senteurs de chèvrefeuille, qu’on se jurait au fond des huttes de guingois que cela ne pouvait pas durer.
À l’autre extrémité de la cité, du côté du levant, des esprits audacieux avaient assis sous le ciel les babels humides de la cathédrale. Parfois, aux jours de fête, les gens d’ouest s’y aventuraient pour goûter l’ombre des pierres fortes. On enviait aux riches leurs nuits de vrai sommeil, leurs ors protégés par les lances de la soldatesque, on aspirait sans fin l’encens des messes, les yeux mi-clos, bercés par les voix qui s’essayaient au chant des sphères.
Les plaintes s’accumulaient sur la table des édiles.
Un matin, tournant le dos à l’horizon où le soleil va naître, un homme marche seul vers la prairie aux meurtres. On entend son pas dans la boue sèche qui borde les cabanes. Un mort nu dort là contre le mur de paille, presque debout. Alors, l’homme s’en saisit à pleins bras et le porte au beau milieu du pré. Ses pas, son souffle, dominent les premiers appels des oiseaux. Sa seule présence fait fuir les loups qui s’attardent à mordre les corps des victimes de la nuit. Au-delà du rempart dans le chaos de branches, les bêtes, humant l’odeur de l’homme qui les a dérangées, guettent son départ. Mais l’homme reste droit dans le silence de l’aube. Il sait qu’aussi longtemps qu’il sera là, ils ne reviendront pas.
Il est heureux. Il n’a pas lâché le corps nu qu’il porte. Il semble qu’il chante intérieurement, les yeux légèrement levés vers le ciel qui s’ouvre au vert, au rose, au bleu enfin de l’aurore retrouvée. La veille, on lui a proposé de l’accompagner avec des hommes en armes mais il a insisté pour s’y rendre seul. « Tu es trop bon, disent-ils, trop doux. On a besoin de toi ici, affirment-ils. » Il n’a que faire de leurs mots. Il a grandi auprès du champ maudit, il connaît les vivants et les morts, et celui qu’il serre contre lui est un parent, un cousin peut-être, avec lequel il a joué dans la paille des granges attenantes. Il l’appelle une dernière fois : « Martin, murmure-t-il, Martin, je suis là » et le dépose enfin dans la rosée du pré sans foi.

Des fantômes s’avancent lentement vers lui : ce sont des visages connus, femmes si belles jadis et qui pleurent sans cesse, avec leurs faces édentées et leurs rides vite venues au gré des couches et des ravages du temps. Il leur fait signe, elles s’approchent encore. Il leur passe le bras autour des épaules, une à une, leur parle des morts, désigne les mésanges qui vont et viennent dans les buissons qui bordent le champ du désastre.
Il revient au corps percé de coups de poignard et reste un long moment silencieux. Les femmes pensent qu’il prie et elles se mettent à réciter des syllabes du bout de leurs lèvres défaites. Mais loin de Dieu, l’homme pense à son enfance, aux coups, aux courses folles, à ses amours féroces, à la peur surtout, à la terreur des nuits où les voix mâles crevaient son sommeil. Il se revoit allongé au pied des vieilles femmes de trente ans, serrant les chevilles de sa mère pour qu’elle cesse de trembler lorsqu’elle apprend la mort de l’aîné, du cadet, dont on n’a jamais revu les corps (une chausse égarée, une tunique maculée de boue étaient les seuls restes du combat nocturne.) Lui, le fils, le frère, revoit l’histoire des poings, des pierres, des couteaux et des loups.
Il a eu beau profiter des bienfaits de l’autre partie de la cité, il n’a jamais pu dormir son content. C’est pour cela qu’il est revenu. Lui, le prédicateur, va cesser de décrire le paradis. Ce qu’il veut du haut de son savoir, du fond de sa pitié, c’est faire du champ sauvage un espace où la plénitude de vivre s’épanouisse aussi librement, aussi simplement que les aubépines qui s’enroulent là-bas entre les pieds des hêtres.
Il faut convaincre. Mais on ne peut le faire avec des mots. Ces êtres mi-nus, mi-sauvages, n’entendent pas la parole. Ou plutôt ils ne connaissent que les mots qui les confortent dans leurs haines et assombrissent leurs plaintes.
Il attend que les femmes aient fini de prier, puis dans le silence que trouble seulement le vent qui fait claquer les robes, il se défait de son manteau brodé et le dépose sur le corps nu de son parent. Il lui couvre la tête, le torse, le sexe et les jambes. Accroupi auprès de lui, il efface du bout des doigts les plis disgracieux et reste un long moment sans rêver, suivant des yeux le corps qui se dessine à travers les formes du gisant. Il prend son temps et lorsqu’il se relève il aperçoit des hommes, tous les hommes, qui se tiennent en arrière, formant un second cercle, plus large, plus lâche, tandis que derrière eux leurs enfants disséminés dans la prairie, immobiles, se jettent des regards incrédules.

Il lève la main. Du fond du rempart surgissent alors trois hommes armés de bêches. On leur fait place et lorsqu’ils sont tout près, l’homme s’abaisse de nouveau près du corps, le lève doucement comme on le fait avec un enfant endormi, s’écarte de quelques pas et sans qu’un seul mot soit échangé, les fossoyeurs, suivant les traces imprimées dans l’herbe folle par le gisant, creusent un trou profond. Longtemps on n’entend que la morsure des bêches contre la terre. Les femmes ont repris leurs prières et les hommes qui les ont rejointes regardent par-dessus leurs épaules la fosse qui transforme la prairie en cimetière. L’homme sourit, attentif aux senteurs humides des arbres qui bordent l’espace. Le souffle des fossoyeurs se fait plus court mais le rythme du travail ne faiblit pas, et quand enfin ils remontent du fond de la terre noire, l’homme pose son fardeau sur le talus et descend tranquillement dans la tombe. Il reprend le corps enveloppé dans son linceul de luxe, le place entre les parois, s’extrait du trou et jette une poignée de terre sur le corps. Alors, les femmes puis les hommes refont le même geste, recouvrant totalement de terre le manteau habité.
On se sépare dans le silence.
Pourtant, la petite troupe ne va pas loin car à l’instant l’homme lève de nouveau la main et on entend un roulement de charrois comme un grincement de mort. Les gens prennent peur, des cris fusent : « Les soldats ! Les soldats ! », on se disperse hors du champ, les mères cueillant à plein bras dans la panique des enfants qui ne sont pas forcément les leurs. Farouches, elles se retournent vers celui qu’elles prenaient pour leur bienfaiteur, les hommes serrent les poings, mais il sourit toujours, porte la main à sa chemise et extrait un rouleau dont on distingue au loin les rubans qui flottent contre le vent. Sans s’attarder sur leur terreur ni prêter aucune attention aux craquements qui se rapprochent, il pose le rouleau sur la tombe. Il cale les extrémités à l’aide de deux galets forts et se concentre sur la feuille étalée.
Il fixe les traits que sa main a tracés, il admire son travail, devine les problèmes, soupèse les forces en présence et se recule d’un air satisfait. Les chariots sont là. Ce ne sont pas des soldats bradés de fer mais des artisans en tenue de travail avec leurs outils à la main. Des pierres tirées par des bœufs sont posées sur le champ et on plante les premiers piquets. Là-bas on scie des arbres, on fauche là, on sarcle ici, et la journée se passe à murmurer des conseils, à s’encourager mutuellement lorsqu’un obstacle naturel résiste. Au beau milieu du champ la tombe fraîche monte doucement. Elle semble respirer.

Vers le soir, l’homme ordonne d’allumer des feux le long des remparts et c’est ainsi qu’à la lueur de l’un d’eux un artisan assomme un loup d’un coup de gourdin. On chante, on boit, et les gens qui observaient les travaux depuis le matin osent enfin s’approcher. Pour la première fois on lui parle directement. On l’assaille de questions incohérentes et pour calmer leur brouhaha il les dispose en cercle autour de la tombe.
Il ne va pas leur parler tout de suite. Il connaît le peu de mots dont ils ont besoin, il sait leur demande d’images. Alors, de sa poche il extrait des galets qu’il a ramassés au bord de la mer.
Il se souvient du choc qui l’a saisi lorsqu’il a découvert l’infini noir des eaux. C’était en hiver, l’écume courait vers lui et il respirait la nature entière avec ses ressacs froids et ses espaces illimités. Il aurait voulu trouver les mots, les noter, puis revenir avec eux dans la nef de la cathédrale et dire enfin ce qu’il avait toujours su : tout est dans le rêve, dans ce que forme l’esprit à chaque instant. Mais c’était à la fois trop et trop peu et c’est pourquoi, à défaut de la mer insaisissable, il avait eu la sagesse d’emporter des galets.
Il retire la feuille illisible à leurs yeux et jette les galets sur la tombe ; ils parlent à sa place. Ses doigts les lâchent dans la terre fraîche et ils s’enfoncent naturellement dessinant des droites que son esprit d’architecte a tracées sur le papier. Ici l’église, là le cloître. Les galets dansent dans sa main avant de choir sur la terre. Au-dessus du crépitement des torches on entend leur frottement étouffé contre sa paume, comme des pièces d’or qui vont se détacher du ciel pour aller enrichir le monde. Les teintes différentes esquissent devant eux des petits univers qui se côtoient. Dans chaque galet dort l’infiniment vaste des eaux, l’imaginaire libéré des contraintes du monde, des millions d’années de roulements incessants. Pourtant chacun est clos sur soi, renferme une forme particulière et l’on comprend que tous les galets, tous les visages qui les fixent dans cette nuit unique, tous sont beaux, précieux, dignes de respect.
L’homme enfin parle ; il ne dit pas grand chose. L’orateur qu’il est, le rhéteur qui bouleverse le dimanche les âmes en détresse refuse d’argumenter. Il se baisse, laisse faire ses doigts qui désignent les galets, se contentant de nommer les lieux, évoquant d’un mot les formes qui habiteront le champ sauvage. Il sent que la loi nouvelle ne peut être terrible, les gens connaissent trop bien la terreur. Il faut leur montrer à travers les galets polis des eaux toute la douceur des lois et leur nécessaire dureté afin qu’aucun d’eux n’écrase plus spontanément l’autre. Un pilier, un galet, un homme. À intervalles réguliers l’édifice s’accroît en pensée, les murs se dressent le long de ses pauvres mots, il leur demande d’être patients, la vie est longue, ils verront bien des choses.
– Ce sera ma maison ? dit un enfant.
– Oui.
– Et la mienne aussi ?
– La tienne aussi.
Les torches s’épuisent et c’est dans une quasi-obscurité qu’il reprend un à un les galets subtilement ordonnés. Mais les gens s’attardent encore sans plus parler. Toutes les questions ont désormais une réponse. Pour emplir le silence, l’homme leur montre les étoiles, il parle de l’ordre des constellations, mais il sent bien que c’est un détour et tout à coup, dans la nuit des torches presque mortes il tend un galet à son plus proche voisin. Lentement il les distribue autour de lui. Personne ne se précipite : ils demeurent là tranquilles, sentent à l’instant du don la main de l’homme qui leur effleure la paume et, juste après, la douceur étonnante du galet. Quand ils sont tous servis on entend une voix qui murmure :
-Et toi, tu n’en as plus pour toi ?
Il sort un galet de sa poche et le montre à la lueur de la dernière torche. Puis il le secoue contre les tympans de ceux qui l’entourent en murmurant :
– C’est le mien. À l’intérieur il y a une âme, vous l’entendez ?
Tous font oui de la tête, on se chuchote le secret et ils s’en vont enfin, rêvant du galet de l’homme qui en recèle un autre, comme une réponse au mystère de leur propre existence.

Un concert d’octobre à Royaucourt 

Le concert avait cette allure discrète qui convient si bien à la fois à nos tempéraments et au type de musique jouée; il y a de la fausse note et surtout des endroits où les instruments se font des caprices et se mordent en des intervalles voulus qui sonnent criards, mais font tellement de bien à l âme, à notre âme vivante et qui geint si souvent. C’est la peur au cœur de la danse, et inversement.

Car finalement cette musique n’existait pas vraiment avant les années 50; elle dormait entassée dans la poussière; C’est le fragile qui FRAPPE à notre porte désormais. et l’emprunt des sons se fait aux bois et aux forêts; le clavecin c’est l’oiseau pur sorti du nid qui enchante dans le Perceval de Chrétien de Troyes et qui chante ici sans cesse, d’ autant que les flûtes viennent rejouer la geste des passereaux. J’adore le côté bricolage. On dépasse les instruments trop parfaits (pianos clarinettes) ou plutôt on revient en arrière comme on reprend quelques pas en arrière pour sauter l’obstacle romantique trop bourgeois et guindé où toutes les notes sonnaient justes: quelle plaie ! Ici dans la petite église sublime de Royaucourt, les notes approximatives sont les bienvenues, c’est nous. Il y a une relation étroite entre le lieu, église isolée (c’est assez rare les églises gothiques ) nature proliférante et pierres calcaires à la fois douces et dures dont on me dit que les voûtes s’écartent, le poids aidant, et qu’il faut faire quelque chose, d’où le concert ; comme si la musique, nouvel Orphée, pouvait faire bouger les pierres… les redresser

On compte sur le concert payant pour financer les errements des ogives fragiles. 

Je me dis que l’église plantée là sur son éminence en a vu d’autres. En témoignent les affreuses cicatrices de la façade qui sont autant de traces de balles dont on ne sait plus quelle guerre (si, on sait, mais on oublie volontairement), formant des arcs en pierre qui pulvérisèrent les voussures. 

Mais non je ne crois pas qu’elle en ait vu d’autres. Hélas. Il faut analyser la nature du terrain, elle glisse la malheureuse, et il faut infiltrer du béton quelque part, car malgré ses merveilleux arcs boutants gothiques, la bête qu’elle figure semble à longue échéance menacer ruine. 

Royaucourt ce n’est pas un lieu à voir comme ça du bout des yeux en craquant des noisettes; non, c’est une magie humaine de huit cents ans qui dresse sa prestance faisant pièce aux arbres superbes montés tout droit. 

Elle mérite non pas le détour; elle mérite mille détours, car son chant ne se donne pas d’emblée; j’aime l’ idée qu’on y fasse de la musique, mais j’aime aussi son silence, le dimanche après midi où elle s’ouvre comme un coquillage au flot de nos sensations. 

Le vitrail du fond, qui est presque neuf, réconcilie avec notre temps, car il est vraiment moderne, abstrait; au début on s’agace de l’irruption de nos arts, souvent ridiculement abstraits, à l’intérieur du lieu ogival fort ancien. Quelle erreur! Ce vitrail tout neuf a un lyrisme liquide, un drapé fragile et doux, couleurs froides et lumière chaude, un vrai bonheur. Je n’ai pas voulu lire les explications affichées dans l’église de peur de briser ma vision. Il se pose là fier et modeste, coulant, glissant de toutes parts comme une chevelure abondante, inépuisable, comme si elle débordait sur la pierre pour y porter sa lumière. C’est un chant visuel; une fois vu, on le revoit en songeant: “ah oui, c’est vrai, l’art de notre temps a encore des choses à chanter”. Rien de plus revigorant.

Enfin, si on a la chance de s’égarer du côté de Montbavin, un chemin de crête s’ouvre sous les pas. C’est loin, c’est terriblement isolé et splendide; c’est le lieu de toutes les perspectives, mer de collines, arbres innombrables qui tiennent le regard, fasciné on avance et tout à coup entre deux noisetiers, surgit notre Saint Julien, la belle, son pic lointain fait un effet de sapin bleu, et l’on songe sceptique: “c’est bien là l’église de tout à l’heure?” C’est qu’elle apparaît si loin si basse, perdue, mangée des nombreuses cimes environnantes et l’on se réjouit qu’elle soit là, elle si humaine dans la nature proliférante; son humanité surnage depuis huit cents ans; alors on sourit car on se reconnaît en elle; le corps, mon corps est justifié.

Laon ce 24 10 2024