fièvres 7 éclats (mars avril 2020)

7

 éclats

dans la touffeur aux secondes si grasses

l’instant semble bloqué sur des rêves

filandreux incomplets et noirs de passé

sursaut 

une fleur un signe de la main un livre

éveille une aube au plein du jour 

c’est la belle espérance

et fier de l’avoir convoquée 

je me rue vers les idées neuves 

j’imagine une tranche de pain gris 

mes pas sur le sable mouillé 

ton sourire à contre jour 

dans la tiédeur de juin 

je crois que je m’avance encore 

ce sont des appels de mouettes 

qui strient le silence 

le silence

ah j’ai fait un pas de trop 

le cri scabreux des oiseaux de mer brise net

ces douceurs imaginaires 

tout semble aspiré évaporé dissous 

je patauge au jardin

retour dans la moiteur d’avril

lenteur du temps 

et il faut un regard avisé

pour deviner entre les cornes de cet escargot gris 

les éclats de cette liberté sidérante 

qui nul doute patiente là-bas

loin devant

fièvres 6 lunaison (mars avril 2020)

6

lunaison

la gorge me noue

c’est à peine parfois si je peux dire 

les fleurs et le petit moi

tandis que s’en vient l’avril amer 

avec son cortège de toux  

inspiration tarie dedans l’air confiné

il y a un an ou un demi siècle 

je ne pensais pas à respirer

j’allais bon an mal an par les vallons 

humant violettes et peaux douces 

insoucieux des poumons et des saisons

la terre pouvait bien s’incliner

ah là là et les étoiles graviter

autour de Polaris

ma voix allait galante

autour des choses des êtres

même les animaux dansaient cette grâce 

mais vois

tout est détraqué

grise mine des prairies et des eaux

je n’ouvre plus sur le monde 

qui n’est désormais qu’en mémoire 

pauvre terre asphyxiée

amis attendons

un petit lambeau de patience suffira

j’entends déjà une autre lunaison 

qui gratte à l’orient au bord de l’horizon 

microsillon inusable

ça chanta souviens t’en

 ça reprendra après

  • cordes vocales dénouées – 

la valse des corps délivrés

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn.

fièvres 5 l’infirmière (mars avril 2020)

5

l’infirmière

elle effleure de la poitrine le bras du malade

le tube crachotte 

elle se penche

observe le corps en fièvre 

grièvement mordu par la bête

on n’entend plus que la mécanique

rythme insoutenable 

elle accompagne sa douleur de petits gestes

un pli qu’elle tire un pichenette machinale sur la perfusion

elle murmure que ça va aller puis se lance

dès que j’ai vu que c’était toi murmure-t-elle

je t’ai pris en charge

pas de hasard

je me souviens –  juste avant que tu me quittes –

de ta colère quand je barrais le voilier

je disais laisse-moi faire

je sais d’où vient le vent

je connais ses moindres souffles

et l’infini des eaux 

et les crêtes des vagues qu’on traverse de biais

laisse faire laisse faire

tu vois aujourd’hui encore

je te guide je précède ton corps 

ligoté étouffé écrasé

je ne t’en veux plus d’être parti

je vais alléger ta peine à vivre

c’est mon métier ma pitié

c’est toi 

reviens-moi Stéphane

comme les migrateurs

aux prémisses du printemps

que nous montrions du doigt en riant

l’année dernière souviens-toi

il y a un an seulement

un an 

c’est si loin

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn.

fièvres 4 fièvre d’écrire (mars avril 2020)

fièvre d’écrire

penché en avant 

au bord de l’étouffement

j’envisage le vide à vivre

et l’horizon là-bas j’aimerais tant 

l’apprivoiser du bout des lèvres 

murmure pour le malheur

rivé dans la vallée fatale 

le fièvre enfle avec l’ouest

ils tombent les amis les vivants

ma main ne les retient plus au globe

la terre est grave

je les tire par les bras les jambes

mais de l’écrire n’aide pas 

la vie me contredit elle va elle va

le crescendo du virus fait boule de neige 

en ce printemps fou de pâquerettes

nos paumes battent au crépuscule 

luttant avec les coeurs qui s’en vont

et pendant que j’écris 

des non nommés

à pleins bras

à corps perdus

affairés

donnent donnent donnent

pour d’autres heureux anonymes 

qui finiront je le jure je l’écris

par retrouver leur souffle

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn.

fièvres 3 folle couronne (mars avril 2020)

3

folle couronne

elle accroît son empire

menaçant gorges et vallons

l’affaire de vivre se fait fragile

on sourit au miroir joli miroir

orage et grondements là-bas

le compresseur muet 

roule contre nous 

plaque à la terre 

enfièvre jusqu’à couper le souffle 

le creuset de ma flamme s’amincit 

dans l’espace trop connu du salon

l’esprit pourtant cravache le corps

feu follet il bondit le matin 

consent le soir aux braises vermillon

j’imagine le globe qui fonce

magnifiquement bleu 

oui les pays grincent c’est vrai

mais ils reviendront à la vie

résistant contre la couronne en folie

qui pèse sur les fronts brûlants

elle s’envolera un matin de printemps

reine fée méphistophélique

qui nous ligota longtemps

fièvres 2 séparés (mars avril 2020)

2

séparés

pose ton doigt sur la bouche 

cesse de chuchoter

tout a fui

l’air vibre en vain 

les lèvres tombent 

demain est un autre silence 

que sont les amis devenus 

les routes partent vides

vers l’horizon proche inatteignable 

ma mie pleure au village

j’ignore si elle m’entend

mais je devine que sa présence

avance là-bas en robe bleue

plis à peine froissés

sous les charmilles interdites

visitées des bouvreuils et des verdiers

elle se souvient du temps 

des chants à gorge pleine

où plus grands que le monde

nous nourrissions l’espérance

de marcher côte à côte 

libres de tout 

insatiables

vers l’infini couché des nuits

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 1 couleurs du temps (mars avril 2020)

couleurs du temps

au fond des torpeurs

l’image de mon corps toute petite

se recroqueville encore

j’appelle dans le silence du salon

la joie qui fut

avant la prison

perdre pied et encore perdre pied

les engourdissements rouges

et la peine bleue

je me souviens des prés anciens balayés du noroît

je vaquais à collecter les couleurs

dans ma mémoire

je savais qu’un jour j’en aurais besoin

ces piquetis me manquent ce jour

pâquerettes qu’on ne voit plus

où sont les dents de lion

le printemps est pourtant là

les cris se bousculent aux tympans

quand personne ne parle

et qu’au loin le désert s’accroît

il va falloir se lancer

inventer coquelicots et bleuets nouveaux

pour peupler tout ce temps

jusqu’au futur chamboulé

où ça chantera sur tous les tons

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn