le livre à venir (27)

Il n’est pas de dernier moment, de dernier jour. Il ne sait pas. Jamais il ne le saura. Cela tombe du ciel, un ancien confie qu’au fond la guerre c’est quand le paysage te tire dessus. On comprend alors ceci: mon pays, le pays que j’aime et que je défends, m’est soudain hostile, et mon temps, le temps large qui s’ouvre vers la vie (le futur des jeunes gens est une éternité) peut être fermé à l’instant. La guerre c’est ainsi quand le temps et l’espace se dissolvent sans motif, comme ça, la faute au hasard. L’enfant que tu es encore joue de malchance. Tu pars en vrille; ce destin dévoré qui explose comme la grenade à ton côté. Tu vois l’intérieur de ton corps avant même d’éprouver quoi que ce soit. Incrédule, tu penses que ce n’est pas toi. La douleur survient, puis tu meurs. Tout était contre toi.


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le livre à venir (26)

La neige, le froid, dans l’immobile du trou, ce glacé qui ressemble si fort au destin définitif, la froidure féroce, ne me semblent pas aussi inconfortable que l’odieuse canicule de l’été. Le vin, le casque, le fusil, la lourde vareuse, tout est atrocement ardent; brûlant aussi le feu métallique qui tue, blesse, paralyse à jamais. La guerre est brûlis de cervelles, volcan d’obus, éruption hors du corps, couleur sang chaud. La paix c’est le feu domestiqué, c’est le cri, l’annonce qui soulage infiniment : cessez-le-feu. La paix c’est une tout autre chaleur, celle de l’échange et les embrassades folles, où la peau (ce plus profond) et le tempéré du corps se font exubérants. La tiédeur des poitrines tient lieu d’enfance éternelle, c’est le rêve secret du soldat, cette étreinte donnée, rendue et qui dure doucement.

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le livre à venir (25)

Oui, dès que je marche au Chemin j’ai peur pour eux. Je reconnais que cette angoisse n’a aucun sens. La route goudronnée est apaisée, elle sillonne heureusement contre les vallons jolis, vaporeux, élégants. De temps à autre un cimetière, le nom d’un village englouti pendant, puis resurgi après, me pince là, à gauche, sinistre présence des morts dans mon corps. Je marche donc je vis. Pour qu’ils puissent marcher à mes côtés, je rêve au Chemin d’un trottoir bien large, mais ils ne sont plus. Mon esprit insiste sur l’idée du trottoir; il serait vide, c’est vrai, mais il dirait mieux qu’une plainte leur absence aux cités populeuses, l’absence de leurs corps, jeunes, puis pères, puis grands pères, qui, canne à la main, frapperaient l’asphalte en murmurant: esprit es-tu là? non, il n’est pas là, non.

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le livre à venir (24)

Première visite du Chemin il y a cinquante ans. La brume n’aide pas. A l’instant où je rêve d’eux, les yeux au ciel pour deviner quelque toit, je trébuche au ravin qui borde le Chemin. Je laisse faire la chute, peut-être faudra-t-il m’ajouter, longtemps après, au nombre des victimes. A ce moment, je sens un morceau de métal qui se glisse entre mes doigts, je tâtonne alentour, d’autres pièces métalliques, partout. Jonchant la terre, des milliers éclaboussent le Chemin, les voies, les sentes. Un ancien du Chemin me confiera plus tard: vous en trouverez partout, à défaut des corps, le métal cuirasse la terre du Chemin, il grince et rouille en souvenir d’eux. Ca gémit sous les pas. Cueillez ces fleurs brunes dans l’automne finissant, ces éclats ferraillants méritent largement votre piété.

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le livre à venir (23)

La colère le plus souvent mord la gorge. Je pense à la victoire,ici, au Chemin, on a emporté la crête. La victoire normalement ce sont des filles, des fleurs, des alcools forts (l’eau de vie si mal nommée). Je me retourne: je vois des vareuses et des doigts, des bottes et des bras, des molletières et des cuisses arrachées. Tout est là derrière moi. La victoire c’est donc ceci: ci-gît un désastre hanté de casques troués que la pluie curieusement ardente fouette méchante et rude. Sans doute pour nous punir d’avoir été des brutes, pire que des bêtes, car il faut de l’esprit (stratégie, fusils, techniques) pour assassiner légalement le cousin germain. Aucun animal n’eût été aussi glorieusement pervers pour inventer ce massacre de masse au Chemin et autres lieux.

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le livre à venir (22)

Ils ne détestent pas l’annonce des nouvelles rations de vin, de nourriture, mais ils savent, Maurice, Henri, Roland et les autres. Ils savent, c’est -à- dire qu’ils se doutent, que tant d’égards au Chemin, au beau milieu du Chemin, ont quelque chose de faisandé. On les requinque pour mieux user de leurs vies. Ils se souviennent des rudes moissons où le vin était servi à pleins bols dans l’obsession joyeuse des épis. Au Chemin, en ce moment on s’obsède de casques, culasses, obus et balles; on n’a plus souci des récoltes et des joies de l’août triomphant où l’on fait passer les sous du cal des mains au bois de la table. Tant de richesses. Ici soudain tant d’humaine misère où la gueuse va les dévorer tout crus.

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le livre à venir (21)

Je t’imagine au désert du Chemin verglacé, vent d’est de fin novembre. Tu es de garde, haut risque, à deux heures du matin. Tu as beau tenir le fusil avec les gants, le froid vient cogner contre ta colonne vertébrale. Rien n’est sûr. Tu t’interroges même sur ce que tu fais là. Ton esprit dérive vers la ferme que tu quittas, tu rêves, ami, prends garde sentinelle. Tu revois l’âtre là-bas, tu rêves du pas doux du chien sur le pavé rouge usé de la salle à manger. Réveille-toi, tiens je vais chanter une chanson de paix pour te tenir éveillé à cent ans de distance. Pardonne-moi fiston, je suis un grand-père qui rêve. Tiens je prends ta place: dors tranquille, je prends ton poste, je surveille un moment. Au Chemin, plus aucun risque.

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le livre à venir (20)

Ils aimèrent la soupe aux choux et le pain frotté d’ail après avoir murmuré le benedicite. Ils eussent pu vivre ainsi à travers les chicanes des décennies, colères et voluptés mêlées. Ils se sont heurtés au Chemin ou plutôt le Chemin est venu barrer leur destinée et une balle a suffit pour rendre à la nuit cette vie neuve, spontanée, avide. Ils n’eurent pas le temps d’avoir peur; ils ont mordu la terre dans un râle de regret. Des casques ont roulé sous la pluie; ces tintements du métal contre la pierre du Chemin, tant de chocs mouillés, je dis que c’est folie.

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le livre à venir (19)

Sur les photos ces enfants du matin (si jeunes) portent l’habillage fané des terres labourées. La couleur est livide; leur portrait, d’un brun cafouilleux, fait peur, les décennies brouillent les repères. On dirait que, vivants, ils étaient déjà voués aux tranchées, ensevelis dans des trous, glacés d’avance. Souriants pourtant, les voilà souvenirs. Cent ans se sont écoulés, il a fallu à la gouache, à la langue, aux deux langues, déblayer ce fatras, leur rendre un tremblé qui chante, semblable à celui qui nous saisit lorsqu’on devient conscient qu’on est vivant (j’aurais dû emporter un parapluie, ne pas brunir les oignons à l’excès etc). L’aventure d’aimer, de vivre, qu’ils connurent si peu, est ressaisie pour eux à nos côtés, au long de ce Chemin.

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le livre à venir (18)

Les cent ans qui nous séparent, devraient nous permettre, du fond de notre confort, de revoir la jeunesse trouble de ces enfants perdus. Il leur est arrivé de rire, de sourire, puis de pleurer et de rire encore. Passions fortes visitées par le métal meurtrier qui crève la peau, ouvre grand les veines, appesantit subitement le corps, le pauvre corps. Je devrai m’en souvenir lorsque, cravaté, j’irai célébrer au monument un onze novembre mouillé, songeant que j’aurais pu mettre un vêtement plus chaud. Je cognerai du talon le goudron du Chemin pour me réchauffer et j’entendrai en écho des éclats et des coups, rythmés comme un poème, puis une voix dans la brume, une voix, mille voix, celles du Chemin, français et allemands mêlés.

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le livre à venir (17)

Je m’interroge sur l’aube en joie. A quoi ressemble une aurore depuis le fond d’une tranchée? Ce qui suscite la joie de vivre – le printemps et l’aube – était pour eux un risque fabuleux, tel qu’il en est peu d’aussi grand dans une brève existence. Risquer un regard, c’était risquer sa vie. L’aube était guetteur, ferraille; je songe soudain au pouce qu’on passe sur la photo de la fiancée avant de partir à l’assaut; je crois que c’est la peur de l’aube qui fut leur quotidien. C’est sur ces moments-là que se déploient les poèmes, pour retracer l’angoisse du jour telle qu’elle fut vécue, telle qu’elle est encore palpable au creux du Chemin.

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le livre à venir (16)

Je voudrais parler d’eux comme on parle d’amis, de parents encore vivants ou qui nous ont quitté depuis peu. On pourrait échanger à leur sujet, décrire leurs traits, souligner leur tempérament. Mais pour ce faire, il eût fallu qu’ils vivent, chantent, boivent, aiment, dorment encore au soleil levé, caressent le visage de l’aimée, emplissent le corridor de leur baryton bien tempéré. Oui, je crois que leur parole manque, même aujourd’hui, même cent ans après, la vibration de leurs cordes vocales ne passe pas à travers les photos; énoncer leur nom ne suffit pas. Allemand, Français, ils manquent à notre écho, et c’est ainsi qu’ils sont chantés et reflétés dans ces poèmes bilingues.

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le livre à venir (15)

J’entends – comment s’en prémunir – les obus dans les camions qui passent sur la nationale et vos cris à travers les appels du soir où l’on fait revenir les bêtes et ramener les vivants à la soupe du soir. La paix, ce scandale insolent et qui dure. Les gars nés vers 1890, pourquoi cette malchance?…Ou, comment ne pas se perdre en conjectures, contemplant leurs jeunes frimousses à jamais dévorées des terres où pousse notre blé du jour. Nos tartines du matin se devinent derrière le sépia maladroit de vos portraits impénétrables aux moustaches compliquées. Le mortifère de vos vies et les bonnes affaires des nôtres. Obsédante, cette injustice défrise de persister. Le Chemin est l’autre nom du destin.

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le livre à venir (14)

Je pense aux couleurs d’aujourd’hui, courbes tendres des aimables horizons. Le coeur qui s’affole tout à coup, pourquoi sous la chemise ce roulement de folie jusqu’à la racine des cheveux? C’est le Chemin qui vient tailler son deuil au beau travers du présent, modeste dans son empire joyeux. Cent ans s’y côtoient. Toi, cet habitant de la tranchée, ç’eût pu être moi, ce souriant au souvenir attaché. Toi, mourant, moi, vivant; c’est la raison pour laquelle il me faut remonter mes manches après m’être penché sur le souffle éphémère de leur temps et chanter le nôtre presque aussi évanescent.

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le livre à venir (13)

Si je reste au Chemin le trop plein submerge ma présence et je crois bien que comme un flot de musique je suis emporté, bouchon qui cahote, volonté qui se dissout. Pour les chanter, je m’éloigne et dans le vide suscité j’entends résonner leurs voix, je perçois les gémissements de ceux dont les lèvres envahies de terre, de poudre, de sang, pensèrent une ultime fois à telle carte postale, formulant le regret de n’avoir pas dit à l’aimée qu’il l’aimait plus que tout au monde et que le vingtième siècle serait leur temps bien à eux, au chaud, leur siècle, dans ses bras, promis. Il aurait dû le dire plus clairement. La faute en revient à la brume des tranchées et à la trop vague raison d’être là, fusil à la main.

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