Aux origines du Petit Prince de Saint-Exupéry

Pierre Sudreau(1919-2012), ancien résistant déporté et ministre de la reconstruction du Général de Gaulle, confie à François George en 2003 ( « Sans se départir de soi » éditions Tirésias 2004) une anecdote tirée de ses années d’internat.

« … Mon père était mort(1923), ma mère travaillait, et j’ai été plusieurs années pensionnaire au lycée Hoche de Versailles.

Pendant cette période difficile ma mère m’a offert un des premiers livres de Saint-Exupéry, Vol de Nuit. Ce livre m’a enthousiasmé, alors que j’avais une douzaine d’années, et par l’intermédiaire des éditions Gallimard, je me suis permis d’adresser une lettre à Monsieur Antoine de Saint-Exupéry pour lui dire que son livre m’avait enthousiasmé, qu’il m’avait permis de m’évader, de voyager dans les étoiles et que je voulais être aviateur. Lettre d’un gosse enthousiaste. Ce qui n’était pas prévu c’est que Saint-Exupéry m’a répondu, il m’a envoyé une lettre très gentille. Depuis lors, nous ne nous sommes plus jamais quittés jusqu’à la guerre. Il venait, avec l’autorisation de ma mère, me chercher le jeudi, il m’invitait à déjeuner en me racontant des histoires,  et quel malheur, je n’ai pas gardé les nappes de papier sur lesquelles il dessinait, notamment les prémices du Petit Prince ».

En marge de ce récit Pierre Sudreau note négligemment qu’il avait durant toutes ces années l’habitude de porter une grande écharpe, dont on voudra bien admettre qu’elle était jaune.

 

L’Aisne, destin d’une rivière

Au début, l’Aisne se dirige vers le sud, mouvement naturel du nouveau-né qui tourne son visage vers la lumière. Mais plein sud, ce n’est pas raisonnable, car se laisser éblouir si jeune, c’est mourir à coup sûr. Le ruisseau ne lutte pas contre le feu et sauf le Rhône, flot délirant, tous les grands cours d’eau montent vers le nord : ils tendent les bras vers le ciel, appellent la pluie, ce signe limpide de la correspondance entre la vie des hommes et l‘existence des dieux. L’Aisne sait qu’en remontant la carte sous les nuages, tandis qu’elle décline vers la mer, sa vie est garantie par d’autres lits qui la croiseront dans l’affolement des pentes.

Elle se lance alors vers le nord avec une fougue qui laisse penser que tout est possible. Tant qu’elle n’a pas touché son havre, tant qu’elle n’est pas à la fin de sa vie, il semble difficile de dire si l’on va la nommer « rivière » ou « fleuve ». Certaines langues plus sages ou plus naïves, voulant préserver jusqu’au bout la chance d’une grande destinée, ne tiennent pas compte de cette opposition. L’Aisne peut par exemple se couler entre l’Escaut et la Meuse, il lui suffit de rêver. Elle va être le grand fleuve du nord qui caressera les glaces. Du côté de Sainte-Menehould elle se sent capable de faire lever des villes grasses et des ports élégants. Elle va porter les vins de Bourgogne au plus près des banquises scandinaves, troquer la chanson des blés contre la symphonique présence des eaux, relier les langues latines et germaniques, déjouer les frontières et dire l’évidence : tous les hommes sont embarqués sur le même fleuve du temps, il faut suivre sa pente en suscitant des prairies et en éveillant les oiseaux, saluer les hommes blonds, adoucir les sagas brutales, pour enfin relier la terre noire de France à la mer tendue des fjords.

Or, l’Aisne ne rêve pas longtemps : la terre est contre elle. La volonté ne suffit pas et puisque le calcaire accroche l’eau, l’agrippe, l’attire vers le bas, elle va devoir se résigner. En lutte contre la craie, l’eau ne peut jeter toutes ses forces dans le frayement du flot. Que faire si la glèbe colle, si le sol brûle l’aval, si la loi du pas empiète sur l’envol ? Ainsi, à peine sorti de l’enfance, le cours d’eau s’épuise sur la Champagne pouilleuse et, dès les premiers méandres, l’Aisne devine que son sort va être commun, que jamais elle n’aura le destin fabuleux des fleuves qui anoblissent les plaines.

Il y a Valmy, c’est vrai : le moulin et les hurlements, la liberté et les Prussiens dans la boue, le nouveau et l’ancien. C’est un départ dans l’enthousiasme et l’Aisne sera plus qu’un ruisseau, c’est sûr, mais la gloire d’être davantage qu’une eau sans nom, d’être déjà une cicatrice sur la carte, va se payer à coup de désastres. Ce n’est pas du flot que la célébrité va lui venir mais des morts qu’elle charrie : l’Aisne devient une vallée cent fois franchie par les hommes du froid, cent fois reprise par les Gaulois du cru et où les tueries répètent au monde le nom de la rivière féroce : « Axona !». Ce qui devait relier, ce qui allait être un mythe fécond, devient une frontière, un trait d’amertume qui perce notre mémoire. Au lieu d’être l’eau qui maintient vivace l’illusion des jours, l’Asine est submergée par le choc des corps et le grondement des canons, le ciel qui tremble avec la terre et les mots des morts que le brouillard étouffe dans le petit matin des batailles.

Il y a cependant de superbes répits : en Argonne par exemple la forêt rend à l’Aisne une vigueur médiévale sortie tout droit des chansons de geste. L’Aire, sa sœur jumelle, son affluent majeur, se mêle à la rivière encore jeune et elles s’ébattent ensemble avec une insouciance où tout est confusion, apprentissage : c’est vers Grandpré un unique allegretto où les branches alourdies de pluies et d’oiseaux s’inclinent vers les berges sauvages. C’est alors une seule rivière à mille bras qui frissonne parmi les troncs, longe les églises aux toits bleus et s’enroule autour des monts couchés derrière les maisons blanches.

En pleine joie, la rivière va subir le plus rude coup de sa petite existence. Tout se joue à Vouziers : elle éprouve au sortir de la forêt une fatigue terrible. Il y a encore des saules et des peupliers mais plus loin, à Roche, on entend soudain un enfant qui étouffe des malédictions le long de la rivière. Rimbaud et l’Aisne : à cet instant tous deux cessent de rêver. La présence des arbres amis n’y fait rien, la rivière est adulte, le poète aussi, il faut quitter l’étoile, accepter la réalité, et de même que l’Asine bifurque brutalement vers l’ouest pour rejoindre dieu sait quoi de plus fort qu’elle, de même Rimbaud écrit son dernier texte ici, las de creuser l’esprit et de rêver le sens. C’est l’automne déjà, il est tard, l’occident est là qui tire les hommes avec leurs marchandises et leurs profits, et les voilà qui s’inclinent vers le couchant.

Une fois ce cap passé, on est pour soi seul, on est mortel, c’est-à-dire que vaille que vaille il faut tenter de vivre. L’appel du grand idéal est abandonné au profit de la patience dans le désert. Pour le poète le sable de Harrar ; pour l’Aisne la craie de Rethel. C’est en bas, l’existence pas à pas, dans l’entresol presque vain des gestes de tous les jours. L’Aisne va border soigneusement son lit, oublieuse du torrent et des halliers qui palpitent derrière elle.

L’eau à Rethel est blanche comme le ciel, c’est un silence qui progresse et désormais à défaut de forêt, d’arbres à charrier, poussant vers l’ouest quelques brindilles qu’elle a glanées le long de la Promenade des Isles, elle ronge sa craie sans fin.

Au bord du Porcien elle envisage un moment de rallier l’acropole gothique de Laon. Mais le défi est trop grand et elle préfère glisser doucement vers Soissons et saluer au passage la coupole baroque d’Asfeld, souvenir en pleine brume d’une Italie de rêve.

Le passage d’un département à l’autre est spectaculaire. La terre, brutalement, vire au noir, les routes secondaires se défont de la boue blanche et retrouvent le bleu originel du goudron frais. En échange de son nom, l’Aisne reçoit du nouveau département des affluents à profusion. Très vite, elle devient parmi les rus, les filets d’eau et les ruisseaux inconnus la seule référence, celle pour qui tout le monde murmure, celle vers qui se tournent tous les cours d’eau. On aperçoit la cathédrale de Soissons et comme pour consoler la rivière de sa brève existence, une seconde façade lui fait des mines : Saint-Jean-des-Vignes, si atrocement veuve de nef si effrayante dans sa vacuité, devient alors une porte superbe, un pont gothique posé en l’air, dans les vignes qui surplombent la rivière. L’Aisne est enfin grande, large et riche, noire et tranquille.

Alors commence la vie douce à Soissons dans les feuilles et les bois frémissants. L’eau est évidence, l’existence coule pour tous au rythme normal du temps humain, loin des crimes et des gares qui enflamment les ciels de nuit, là-bas, vers le sud, Paris, terrifiante capitale toute en soubresauts. L’Aisne ne verra jamais la Seine. La province a cette sauvagerie : elle évite la gueule du loup, préfère la vie apaisée avec les femmes et les fleurs, à celle des gens qui croient savoir et babillent étourdiment sur les avenues haussmanniennes. Elle s’est résignée à devenir navigable, mais c’est qu’elle se moque désormais de ce qui peut lui advenir, elle prend son plaisir où il est, et voilà tout. Chaque instant, chaque méandre compte et jusqu’à Compiègne l’impériale tout est doux, tout est beau, lierre sur pierre, ciel bleu contre nuage blanc, et les noms enguirlandent la terre : Ambleny, Fontenoy, Sainte-Claire, La Treille, Choisy…

Enfin, il faut mourir. Annoncée par Rethel la sèche, la clairière de l’armistice à Rethondes est sa ponctuation finale. C’est ici que l’ennemi signa avant d’emporter le wagon de notre gloire qu’on ne revit jamais. Rethondes, pays des paraphes, signe la fin, c’est-à-dire la paix pour cette cicatrice béante qui vit tomber les jeunes gens par milliers. On a l’impression que les existences s’achèvent toujours dans le calme des confluents où les arbres frissonnent pour presque rien. Ainsi notre noire clairière, guettant le flot, pareille au passeur des Enfers, va guider doucement la rivière vers la nuit. Rethondes est la fin de notre histoire.

Notre destinée avait pourtant de quoi plaire avec ses maisons en pierre de taille, ses arbres immenses et ses plaines arrosées. Mais voilà, l’Aisne se jette à l’eau, à moins que ce ne soit l’Oise qui se jette dans l’Aisne tant notre rivière en cet instant est énorme, attentive aux regrets qu’elle fait naître chez les promeneurs égarés au confluent. Peut-être ne meurt-elle pas vraiment. Son nom seulement s’efface lentement dans le cours de l’autre ; mais à ce moment un nom ce n’est plus rien, seul importe l’eau, la vie prolongée jusqu’à la mer, source de toutes choses.

Laon ou la cité intérieure

Ce livre est une avancée poétique qui ouvre sur un monde de pensées et de rêves à partir de l’obsédante présence des traces de la
cité du moyen âge. Il y est question des bœufs, des vitraux, de l’ombre des remparts et pourtant ce n’est pas vraiment de l’histoire,
puisque je m’efforce de pénétrer dans le pays imaginaire qui court depuis l’intérieur du monde médiéval jusqu’à nos jours, rêveries où le
passé réfléchit notre temps, explorant nos existences en un miroir d’intimité qui nous renvoie constamment à notre fragilité contemporaine.

Le chapitre IV de Laon ou la cité intérieure a été publié en 1991 par la NRF N° 465.

Les loups (sont entrés dans Paris)

Cette chanson a plus de cinquante ans (1967). Son souvenir encore vif vaut la peine qu’on s’y attarde. Bien sûr c’est une figuration de l’invasion de la France en 1940, traumatisme majeur ; on oublie souvent que le baby boom se produit après la guerre la plus sanglante de l’histoire et que forcément, vingt ans après, l’inconscient des petits qui n’ont pas connu la guerre est hanté par les bombardements et l’occupation ; la chanson résonne alors jusqu’au tréfonds de ces enfants hallucinés par les récits tragiques de leurs parents, d’où le succès inaltérable et ambigu de ce tube enflammé. C’est l’effroi rétrospectif qui effectue son remuement radical.

L’auteur de la chanson, Albert Vidalie, est né en 1913 et la Germanie est directement évoquée. Cela dit, la géographie suggérée- les loups entrent par le sud de Paris – semble discutable. Mais Issy et Ivry sont faciles à retenir ; ces jumeaux restent en mémoire, ils affirment l’ « ici » de la figuration allégorique. C’est que dans une chanson tout est son.  On entend de même les loups hurler rien qu’à l’évocation de leur nom et Serge Reggiani en joue parfaitement. Il en va ainsi de l’Est qui envahit (« Krivoï », Croatie, Germanie) c’est l’hiver, le froid, la neige et on peut ressasser à loisir les envahissements successifs de notre pays : les Russes en 1815, les prussiens en 1870, puis la grande guerre, le nord de la France occupé par les Prussiens, puis l’occupation de 1940 ; toutes ces dates jouent leur jeu mémoriel.  Plus généralement, dans notre histoire française, l’invasion fait référence à l’arrivée des barbares par l’est et le nord, souvenirs qui s’égarent dans la suite des siècles passés (goths, vikings, nordmen).

La fable se termine par « l’amour et la fraternité » ; les loups : « ce mal qui répand la terreur », a-t-on envie de dire avec La Fontaine, ces loups de 1967 donc, ne sont rien d’autre qu’une plaie envoyée par une force supérieure pour punir les parisiens de leur individualisme égoïste(« Leur mère, leurs frangins, leur nana/ Pour eux c’était qu’du cinéma ») et pour faire pièce à la construction rapide d’immeubles grotesques (« Le béton bouffait l’paysage »). On entend la dépression de l’époque. Comme Vidalie est un proche d’Antoine Blondin (« Monsieur Jadis » évoque Albert Vidalie), on peut penser que l’auteur songeait à une mythologie anticommuniste (les Loups viennent de l’est et du froid). Mais les loups, finalement, sont facteurs de solidarité, leur invasion est bénéfique.

Elvire est une belle invention : elle est la rime à sourire ou à rire, donc le contraire des loups. Les loups terrifient et Elvire appelle la joie de vivre. C’est ça une chanson, ce sont des sons d’abord. De même Krivoï est une évocation par le son de toute la Russie (communiste bien sûr), le « mâle de Krivoï » étant presque une caricature du léniniste avec ses femmes, ses centaines d’enfants etc… folie du texte à images à partir de syllabes chantées (clichés aussi, mais parfaitement nécessaires dans le cadre d’une chanson). Vidalie mobilise sa culture et utilise toutes les ficelles pour faire marcher sa fiction glacée, poignante et (il faut bien le dire) follement paranoïaque.

Je me souviens qu’en 1967 on a senti une rupture de civilisation avec ruée sur les marchandises, multiplication des supermarchés, inondation de la publicité, poussée d’une jeunesse éberluée ;  Vidalie prétend  a posteriori qu’il avait « prévu » 68 dans cette chanson … c’est un propos d’homme de droite épouvanté par la révolte des jeunes. Gageons que ces jeunes loups ont provoqué en lui un effroi semblable à celui des loups de sa chanson écrite l’année précédente …

La musique enflamme tout par son rythme de marche irrésistible faisant de l’ensemble un petit chef d’œuvre qui racle dans la neige ; on imagine difficilement un autre chanteur que le dépressif Reggiani, formidable représentant du prophète de malheur de l’Ancien Testament avec sa voix au vibrato très appuyé, voile de crêpe pour temps de deuil.

Les loups sont le mythe récurrent de notre occident qui n’est devenu un territoire vivable qu’à partir du moment où les loups ont été chassés de nos villages. De très nombreux lieux évoquent dans leurs noms le souvenir des loups qui en effet durent terrifier les habitants de nos contrées. On peut imaginer que cette chanson si particulière doit également son succès à ce souvenir qui hante encore nos nuits (le Chaperon rouge) ; tout bien considéré, les enfants ne cesseront jamais de jouer au loup pour se faire peur.

Une chanson cela se chante puis s’envole dans l’oubli. La mode y fait son travail de deuil. Mais cette chanson-là, elle, demeure inoubliable, preuve que ces loups, s’ils ne sont pas vraiment entrés dans Paris, sont à jamais entrés dans notre mémoire.

Cette chanson, en 2018, redevient d’une actualité étonnante, mais ceci est une autre histoire.