« De bonne heure » : on y entend le « bonheur » d’écrire. Une sorte de : Enfin, j’écris. J’ai attendu « longtemps » mais ça y est je me couche pour écrire. La rêverie peut commencer.
On entend une légère distorsion riche de trois mille pages à venir, car s’il se couche de bonne heure c’est que la journée justement n’a pas duré si longtemps. Le petit pincement de sens de la première phrase de la Recherche signale le passage de la vie gâchée – à musarder chez les Duchesses – à l’œuvre qui rompt le temps donné aux autres et ouvre sur le temps donné à soi, dans le bonheur, à l’écriture de soi. Il se couche : il quitte le « monde » pour revenir à soi. L’insomnie est alors l’autre nom de l’écriture : avancer dans la nuit. Entre le jour et la nuit, entre chien et loup, c’est le long temps du rêve éveillé qui procède. Je me souviens du jour écoulé, des jours, des années, et dussé-je y passer mille et une nuits, ce sera comme on ramasse la mise. J’ai beaucoup donné de ma présence au Monde, maintenant je prends mon bonheur. Au jour, je n’étais rien et l’œuvre de nuit sera tout : vivant rêvant ni hic et nunc ni ailleurs que dans le texte qui commence. C’est le saut de la mort, au-delà d’elle, et c’est pourquoi il se couche. Il feint la mort pour dire le passé, ce qui est mort et peut être ressuscité.
La première phrase est un lieu qui s’élabore d’emblée et situe l’écriture avec précision : entre deux, le monde et moi, c’est à cet endroit que la littérature naît, Kyrie de la grand-messe écrite.
Pointe émergée de l’iceberg, la petite phrase agit sur le lecteur comme celle de Vinteuil sur le narrateur et lisant la Recherche on ne l’oublie jamais. La phrase va rôdant sur les innombrables autres, rappelle l’écriture toujours, chante en sous-main la position du corps qui construit ses verticales-souvenir alors que l’avance est de par sa nature écrite forcément horizontale : une ligne plus une ligne. Elle indique la manière hallucinée et la tardive venue (il a quarante ans) du courage de coucher les mots sur les pages contre l’à quoi bon qui a retardé si longtemps la rédaction du roman. C’est le contraire du cliché : la journée appartient à celui qui se lève tôt ; c’est son retournement littéraire : l’œuvre appartient à celui qui se couche tôt. On dit que la nuit tombe, mais au théâtre de la fiction le rideau se lève sur l’enfance des petits que l’on couche tôt. Des ombres alors se relèvent ; l’oisif qu’il fut appelle ce curieux mélange de réalité et d’imaginaire qui est le lieu réel de la Recherche, obscur moment des vraies formes écrites où papa et maman viennent rejouer avec le narrateur le temps perdu qui ne l’est jamais tout à fait. A la nuit la lumière du souvenir ou plutôt ce jeu magique de lumières et d’ombres, où couché trop tôt il entrevoit ce qui fut, comme on plisse les yeux pour mieux voir. C’est sans surprise que l’on découvre les jeux d’ombre et de lumière de la lanterne magique ; Golo et Geneviève de Brabant sont sans doute l’écho visuel des remuements sonores des parents dans leur lit. C’est ainsi que l’on régresse encore ; avant sa naissance (« de bonne heure »), il y eut un acte premier qui s’entend au coucher (« je me suis couché ») durant une insomnie qui n’est autre peut-être que l’attente (« Longtemps ») de la mystérieuse geste d’amour qui le fit autrefois. Il est normal que concevant son œuvre il la commence par sa propre conception. L’emprise de la phrase est née de l’étreinte des parents : difficile de remonter plus avant et la source d’écriture va enfin pouvoir s’écouler dans le temps.