Souvenirs 3/8 (signature)

Le vendredi, je tends ma feuille d’exclusion à la secrétaire ; elle passe dans le bureau du principal, revient, me demande mon carnet de notes, (je me fais humble ; « C’est pour vérifier la signature » dit-elle), repart, revient après un long moment où je n’en profite pas pour voler quelques feuilles blanches qui louchent vers moi comme l’immaculée conception dans l’église d’à côté ; elle me rend le carnet ; elle a cette réflexion dont la concision m’est un baume : « Les signatures concordent ; tout est en règle ». Je me souviens d’avoir songé que j’eusse été surpris du contraire. La terre est ronde, elle tourne à 30 km/s et je suis l’être le plus heureux du globe.

Il me semble que j’entends l’océan, le ressac, rien n’a été troublé, oui la vraie signature de la voisine était fausse, oui la fausse signature de ma main sur la feuille d’exclusion est la vraie, la seule, celle que j’ai inventée après un apprentissage régulier tous les matins d’automne et que le soleil de fin mai couronne de ses sourires. Je suis pur. Mon avenir est clair : tu imiteras la signature du père et toujours tu suivras la droite voie de cette évidence… au vrai fort biscornue.  Cette aventure me rend subtil. Profite !

En ressaisissant le carnet des mains de la secrétaire, il me paraît indispensable d’en remettre une louche et j’avoue : « Mon père n’y a pas été de main morte ! » Je me passe mes doigts sur la joue pour mimer la gifle. Elle ramène alors d’un geste solennel ses longues mèches en arrière : « Eh c’est que tu ne l’avais pas volé ! », ricane-t-elle en nouant ses cheveux sur la nuque, une pince à cheveux serrée entre ses incisives. Je risque un « Oui, bien sûr ! », les lames de l’océan s’abattent dans l’avance du temps, silence, puis une large plainte écumeuse dont l’insensibilité me frappe au plein du souvenir. Ce flot des eaux, flots du souvenir. Froideur. Elle me congédie du bout des doigts. Décidément j’aurais dû lui voler des feuilles blanches.

J’aime ce largo où tout s’apaise, où les gouttes des secondes quittent leur halètement pour tomber en pluie chaude à l’intérieur du corps défait d’emprise ; je rêve que je ne ronge plus mes ongles ; au prix de mille mensonges, j’ai réussi ; j’écoute dans les couloirs vides l’écho des voix magistrales d’où l’ennui bleu sourd, et cette blague du temps perdu à apprendre pendant des années tant de choses, ma vie, ta vie, loin des émotions truquées et des coups fourrés noirs, qu’as-tu fait toi que voilà de ta candeur dans ce pataugeage de fausseté, de feintes ? J’admire, j’admire ce temps qui vient encore intouché ; espérance de pureté où tout est possible, malgré les coups, malgré la blouse grise, malgré la dissimulation forcée, car le temps est à toi et plus tu avanceras plus tes chances d’être en vérité vont augmenter : je sens que cela est proche et déjà vient vers moi, ce temps où je pourrai dire que je suis loin de la maison prison, au large des écoles, avec la musique que j’aime et des livres et des livres encore. Oh, je compte sur mes doigts les années depuis si longtemps ! Cette fois une seule main suffit pour en faire le total, je frissonne, encore quatre ou cinq ans peut-être à mentir, fais-toi petit, plus jamais de provocations, exulte en te taisant, ne sois jamais sincère. Puisque tu en pinces pour l’intelligence, tu vas capter leurs rites, suivre leurs interdits et balbutier les clichés qu’ils veulent. Ton destin n’est que partie remise, ami, essaie de les comprendre, ils veulent du pluriel et tu es tellement singulier. Cache-toi petit musicien, écris sur ta main : « Prends garde » et sois sournois.

J’applique mon programme à la lettre : lever, déjeuner, ma vache pleine de livres de la bibliothèque (j’ai fourré les manuels sous le lit), l’arrêt devant le collège à l’heure de l’ouverture et mon installation au creux de l’église attenante. En ce lundi, premier jour d’exclusion, mon ombre est petite sous l’aube, épousant les brisures des marches qui mènent au portail XIVème de l’église St Thomas ; j’observe de biais l’endroit où les balles des mitrailleuses ont explosé leurs fleurs poudrées, ogives morcelées sous la grêle des verts de gris ; nos ennemis visiblement n’aimaient pas dieu.

Je songe que c’est le cours d’allemand qui va me manquer le plus, poésie qu’on remâche pour soi, syllabes d’une langue haïe de mes parents, sa proximité me plaît tant, je la touche des lèvres, les humecte d’elle ; j’entends les voix des cantates amoureuses, m’oublie. Le chant s’avance et je l’attends la bouche pleine de ces étranges vocables. Des corneilles, des choucas peut-être, s’abattent au creux du presbytère et rythment de leurs ailes, de leurs cris, mes mots articulés dans le tiède de mai qui garde dans son étreinte un peu de cet humide du tortueux voyage d’hiver.

Et soudain la terreur : surgi du presbytère, le curé s’avance droit devant ; lui qui en vrai perfide se plaint auprès de mes parents de mon absence à la messe – ce qui me vaut un traitement approprié – que ne va-t-il pas croasser s’il me voit ? Je me souviens de ses énormes battoires qui s’abattaient en foudre sur ma tête quand j’étais contraint d’aller au catéchisme. Le bourreau de dieu et sa voix : Dieu est amour. Elle grinçait métallique, la mâchoire inférieure creusée des trous d’une acné mal soignée claquant dans le vide de la nef. Ce bâillement : Dieu est amour et je rentrais au logis pour m’en prendre une parce que j’avais oublié d’ôter mes chaussures crottées, dieu est amour.

Je me précipite à l’intérieur de l’église pour échapper à son regard de rapace, traînant ma vache comme un voleur. Une vision me prend derrière un pilier : un ange vengeur va au tabernacle, s’empare du ciboire pour le balancer à la rivière. Je chasse l’idée, risque une tête au dehors ; le mauvais bougre a disparu dans son aube noire à travers les rues cabossées de la cité blanche de craie. Triste sire ! Je parle tout seul : « Et pourtant, on est en mai, à la plus belle saison ! » Ma voix m’étonne, elle est grave déjà, la nef derrière moi en élargit les vibrations, grotte résonatrice, mon exaspération est portée loin là-bas, du côté de ma naissance. Je quitte les lieux, je crois que je perds l’esprit. Ma démarche est si lente. Je vacille.

À l’instant où je sens que la solitude et le destin vont revenir me disputer la peau, sur l’escalier de la façade sud, en pleine lumière, je découvre au bas de des marches une voiture comme je n’en ai jamais vue ; chaque centimètre carré semble avoir été frotté, astiqué avec soin et les sièges de cuir invitent au voyage ; elle éblouit, scintille, miroite sous le soleil à chaque seconde et elle m’attire avec un tel charme d’étoile que je m’approche pour la toucher. Et je la touche. Elle existe réellement. Je vais déposer ma vache sur le goudron pour l’effleurer de l’autre main lorsqu’une voix sombre où couve un sourire m’interpelle :

« Bonjour ! dit-il en penchant la tête. Vous êtes le collégien qui a été exclu trois jours ? »

Le cœur s’affole. Quel malheur encore ? Un « Oui » étranglé me vient. Assis au volant, il me lance avec joie :

« Venez, montez !

– Mais… » (J’entends ma mère : « Et si on te donne des bonbons tu dis non, et si on t’invite dans une bagnole tu dis non. T’as compris ?  – Non…Euh… oui ! »)

– Venez, reprend la voix. Montez à l’arrière si vous voulez !

– Je… je ne sais pas comment…comment…comment on ouvre la porte ! »

L’homme en costume cravate contourne la voiture d’un pas vif, me serre la main « Bonjour, montez ! » ; il m’ouvre la portière arrière d’une pression sur la poignée.

« Je serai revenu à midi ? Parce que ma mère… (La voix revient : « Et tu montes jamais dans la bagnole d’un inconnu, sinon je te promets une de ces raclées, verrat d’jeune ! »)

– Oui, oui, dit-il en souriant. Ne vous en faites pas, ce n’est pas loin. Promis, je vous ramène à midi ! »

Souvenirs 3/7 (signature)

Dès avant l’aube, je m’installai sous la lampe à l’abat-jour vert, ouvris le cahier de maths et résolus les équations du bout de la plume, sans faire une tache, indifférent au concert des casseroles et des  couverts que la bougresse astiquait mollement sous le jet continu de l’évier. Je guettais. « Qu’est-ce que tu fous là, dit-elle brusquement, y’a pas d’école aujourd’hui ! – Rien, dis-je. » Je fourrageai dans ma vache et repris une lecture abandonnée la veille, vieux roman épistolaire qui n’aidait pas. Les minutes, puis une heure passèrent. Il y eut un petit déjeuner rapide, l’homme au stylo vint avaler son café, se rasa en pestant après avoir aiguisé sa lame sur une lanière de cuir : « Une coupure, une journée qui commence bien ! ». La voix avait des aigus, absence de vibrato qui flottait dans une vapeur de café, sans retomber, perchée là sans pourquoi et frisait la minute d’une incertitude où le destin caracolait défait de perspectives ; quittant la cambuse dans un grincement de porte, il traîna les pieds et je préférai replonger dans ma tragique histoire de femme délaissée écrite autrefois par un styliste épais.  Je guettais l’ascension du soleil.  Je m’habillai gravement, passant plusieurs fois les mains sur ma chemise et mon pantalon court pour en éponger la sueur. Par la fenêtre de la chambrée je lorgnai sur la boîte aux lettres plantée à l’ombre des charmes qui bordaient la route ; son petit volet ouvert au soleil clignait de fraîcheur, suivant la brise matinale,  comme une bouche de zinc qui dit oui qui dit non.

L’oreille aux aguets je poursuivis ma lecture : la pauvre femme était mal partie avec ses rêves d’ailleurs, elle avait des amants auxquels elle écrivait des billets, le texte en était pauvre, à la limite du lisible. J’enviais les amants qui lui répondaient et je songeai un moment que je n’avais jamais écrit de billets. Je découvrais ces incongruités avec satisfaction ; j’aimais la musique des mots  et la collection de mensonges qu’elle proférait à longueur de pages, je sentais qu’une forme de parenté s’installait entre elle et moi, même si à la fin elle allait se jeter à la rivière, j’en étais sûr, l’auteur nous l’avait suggéré dès le début. Je tremblais pour elle et rongeant mes ongles, je continuai la lecture pour vérifier mon intuition. L’auteur s’attardait en toute invraisemblance dans les descriptions de la nature que je sautai. Ces lettres étaient décidément des galéjades pour adultes demeurés et j’envisageai finalement de laisser choir le bouquin. J’aurais voulu qu’elle se balance du haut du pont et qu’on en finisse. Je lus à la va vite les dernières pages qui confirmèrent avec délice qu’elle se jetait dans des tourbillons verdâtres.

Un vélo cliqueta au dehors accompagné de la mélodie d’une chanson à la gomme et mon esprit se révolta contre tant de mièvrerie, le facteur aurait quand même pu siffler le mouvement lent de la cinquième, j’aurais pu le suivre avec les doigtés de la clarinette ; l’étalage de son inculture me blessait, je me repris, pas le temps de refaire le monde, il fallait faire vite. Partitions sous le bras, je me ruai au dehors et comme je claquais rudement la porte, une série de cris accompagna ma fuite ; elle hurlait contre les « verrats d’jeunes », la voix inhumaine se suspendit à ce verdict qui se vaporisa dans ma cervelle ; je me précipitai sur la boîte béante où parmi les courriers je repérai la lettre du collège que je glissai dans les partitions, résolu, mon regard furetant dans toutes les directions. Je me souviens avoir aperçu le rideau de la voisine retomber, lorsque je replaçai les autres lettres dans la boîte.

Je courus vers mon cours de musique et je pris place au milieu des autres ; mon retard ne suscita aucune remarque, le gros chef étant trop occupé à digérer ses deux bières du matin. « Moi, c’est pas pour me vanter, clamait-il, mais le matin il me faut deux demi pour démarrer ! » C’était prodigué comme une vérité incontournable et je suis sûr que cela en impressionnait certains. En solfiant mécaniquement les fadaises, j’observai son visage obtus et bientôt j’abandonnai l’exercice, les autres chanteraient pour moi, c’était déjà bon.

Le Gros disparut en laissant son stylo sur le pupitre. Ma chance. Tout le monde sortit dans un fracas de chaises et de pupitres, bois et métal grondant contre les voix visitées par la mue, et des conversations de haut vol s’engagèrent sur les mérites comparés de la musique classique et du rock ; ils me tirèrent au dehors pour me confronter à leurs considérations, heureux d’avoir sous la main un crétin passéiste. Du fond solide de mes microsillons, je défendis mon Bach et mon Beethoven. « Mais ton Bach, il en a écrit du rock ? – Bien sûr que non ! – Ah, tu vois bien ! » L’argument imparable m’exclut de leur excitation soudaine : je revois leurs visages rouges et leurs jambes qui dansent en rythme tandis que d’autres sur la place lâchent des morceaux d’anglais de cuisine en frappant dans les mains. « T’as même pas de jean ! », me lança un grand au visage couvert d’acné en désignant mon pantalon court. J’entendis des rires, des cris.

Je revins sur mes pas, ouvris la porte de la salle de solfège qui servait aussi aux répétitions de l’orchestre. Des instruments divers ornaient les murs. Forte odeur de poussière, de sueur, de salive, cave éclairée par des soupiraux, un piano au fond, toujours fermé, misère, j’aurais tellement aimé poser mes doigts sur l’ivoire, faire lever un paysage d’harmonies où j’aurais pu errer à loisir. Frisson. Ne perds pas de temps. Il y a un cours après. Vite, allez, allez ! Le stylo du Gros était toujours sur le pupitre, là-haut. Je posai mon pied sur la première marche, partitions sous le bras ; un public derrière moi frémissait, songeant déjà à se taire pour entendre ma vision de la cinquième. Des gorges se raclaient la voix comme si elles allaient chanter, toussotements ; je montai sur la deuxième marche du podium de pin poussiéreux, je sortis la partition d’orchestre que je portais avec moi, le texte sacré m’échappa presque, le public attentif à tous mes gestes fit un petit « oh » surpris, je me raidis courageusement puis gravis la dernière marche d’un mouvement souple comme je l’avais déjà vu dans les concerts sérieux. Je dominai tout l’orchestre ; ils étaient là pour moi, j’ouvris la cinquième en frottant fermement sur la pliure de la partition, tapotai de la baguette posée là sur le bord du pupitre. Silence, le public était tendu, attentif ; j’attaque ! Au bout de deux mesures, je laissai pendre mes bras. Je me retournai, personne, je fixai devant moi les pupitres, personne. Nullement déçu, je goûtai longuement dans le silence de la cave l’énorme tempête que j’avais déchaînée. Puis pris d’un  retour de conscience salvateur, je saisis le stylo du chef, sortis la lettre du collège et signai hâtivement sans regarder la pointe qui zébrait le papier. Il était bon d’avoir répété ! Après un pareil moment, je pouvais attendre la mort.

Elle vint sous les traits du Gros. J’avais encore le stylo en main.

« Tu fais quoi, là ?

– Moi ? Rien. »

Silence. J’en profitai pour replier la lettre et comme il ne prenait pas la parole, j’ajoutai en posant négligemment le stylo :

« J’avais juste un truc à noter, là, c’est à propos de l’ut mineur…, dis-je en lui tendant la partition de poche.

– Quoi, l’ut mineur, fit-il sans accorder un regard au livret que je lui montrais.

– C’est la tonalité de la cinquième !

– Ah oui, pa-pa-pa-poum ! » , fit-il en me fixant de ses yeux rougis, enfoncés dans la graisse de sa face obstinée. Il ajouta :

« Toute façon, nous on joue pas ça ! C’est pour une symphonie, nous on est une harmonie, alors… Bon, le solfège, c’est fini, allez descends de là, bougre d’âne ! » Je murmurai en effleurant la marche du bout des pieds :

« J’aimerais bien, je pourrais essayer d’en jouer, pas maintenant, mais j’aimerais essayer… », dis-je en désignant le piano. À peine avais-je prononcé les premiers mots que je devinai que ça ne serait pas possible. Il se contenta de faire non ; de ses cheveux gominés des épis se détachèrent sur les côtés ; il les remit en place du gras de sa paume. Haut le cœur.

« Toute façon conclut-il, moi, j’en joue pas de ce truc là ! »

Souvenirs 3/6 (signature)

Cette fois, c’est parti, ça va être bon, les gambettes tricotent un rythme rapide, presto la traversée devant l’hôpital – une voiture pile devant moi, hurlements je suis déjà loin – puis l’ascension vers l’église détruite trois fois, aux trois guerres, sa tour jaunâtre rebricolée et le bancal des nefs, l’incongru comme un doigt levé, point d’interrogation du divin cruel qui me regarde souffler dans la côte, courant, courant, petit musicien à la vache aussi maigre que le thorax, souffle court, je me souviens du bruit de mes pas dans l’avenue sèche, défaite d’arbres. Le cauchemar n’est pas fini, car dans ma course, connaissant bien mon monde, je songe aux visages qui m’attendent, la langue de la vipère qui mord, elle m’attend là-haut, ça va mal se passer, et tout ça par vertu – lambeaux de foi assassine qui me tirent vers l’arrière – j’ai cru bon avoir une signature qui vaille, erreur, tu t’es jeté au gouffre, musicien, toi qui sais tenir la note, que n’as-tu sur ce carnet tenu aussi ta langue et signé comme d’habitude, à quoi bon la vérité, quelle vérité ?

Je sens que le corps cède et que je deviens transparent, une absence s’installe et je trouve les appels des corbeaux plus réels que ma chamade blanche, je n’ai plus de pas, je trébuche sur l’entrée du hall, trois marches, elle est là, un instant je suis ravi, je vais mourir, je pense que je meurs, je mourrai dans la honte et l’ignominie, ah ce regard, tant mieux, tant mieux, qu’elle me dévore et qu’on en finisse, je tends le carnet. Elle ne dit rien, se hisse en soupirant sur ses escarpins, feuillette le carnet après avoir humecté son index, rayonnante et droite, je ne vois que sa blouse blanche tachée de sang et là-haut son sourire d’ange déchu, une vipère, une lionne, elle compare les signatures en revenant en arrière à l’intérieur du carnet, serre les lèvres vermillon, sourit enfin avec volupté, ouvre la bouche pour articuler quelque prophétie mal venue, se reprend, suspend ses paroles, me saisit par l’épaule et me pousse vers le bureau du principal, sans parler. Une volée de cloches retentit quelque part, l’église chante, je n’entends qu’elle, on baptise un enfant sans doute en cet après-midi de soleil, il faudra féliciter les parents, c’est un  jour bien choisi, on va croquer des dragées entre deux molaires et moi comme de juste je vais mourir, je veux mourir, je murmure « non » à l’instant où je pénètre dans la pièce du tribunal qui pue l’encre et l’ordre des choses.

La bête est tapie au fond de la grotte, vautrée dirait-on ; le coupe papier à la main, le principal écoute attentivement la prof qui débite son scénario : « Je vous l’avais dit, Monsieur le Principal, je l’avais dit, ce blouson noir, ce voyou a eu tellement peur qu’il a imité avec une naïveté et une audace incroyables la signature qui figure là au bas du blâme. Il suffit de comparer avec les autres. » Elle a oublié son soprano, le ton triomphe gravement ; suffisante et molle, elle lui présente le carnet ouvert ; il fixe l’objet dans le silence, longtemps, mouille son doigt en mêlant sa salive à la sienne, tapote du coupe papier les pages successives, murmure « en effet » plusieurs fois, marmonne « stupéfiant » puis « Quelle audace, en effet, quelle audace ! » Il se renverse en arrière. « Vous avez eu peur, lance-t-il, et vous avez signé pour vos parents ce blâme qui vous condamnait à avouer vos obscénités filandreuses. » Je fais non de la tête. Silence. Je comprends que je ne peux pas évoquer le stylo de mon père, mes exercices, ma mère sans stylo et la voisine ; personne ne me croirait.

Il se redresse, le coupe papier tenu dans la main droite comme un poignard de justicier expéditif, la mort est proche, mon cœur s’arrête, je souhaite que le coup vienne vite et qu’on n’en parle plus. « Tu sais ce qui t’attend ? » Le tutoiement m’épouvante, je murmure : « La mort !  – Qu’est-ce que tu dis ? – Rien, dis-je.»

« Ce soir même, reprend-il, conseil de discipline, je demanderai ton exclusion temporaire pour trois jours. Et tu sais pourquoi ce ne sera que temporaire ? »

Je fais non de la tête. Il soupire.

« C’est ton jour de chance, sourit-il. Tu as de bonnes notes et je ne voudrais pas embarrasser les bons parents qui font de toi un excellent élève.

– Mais enfin, Monsieur le Principal, dit la prof (elle a retrouvé ses aigus sifflés), pareille indulgence… Une exclusion définitive me semble…

– Nous aurons, madame, l’occasion d’en discuter au conseil de discipline. À ce soir dix-sept heures ! Et toi tu attendras notre décision dans le couloir ! »

Elle quitte le bureau en soupirant. Il me toise, quelque chose le chiffonne, un scrupule. Je bouge mes jambes alternativement, un gravier me perce la plante du pied gauche. Il reprend :

« Une chose m’attriste, dit-il en reposant d’un geste brusque le coupe papier à côté de mon carnet. C’est ta lâcheté ! Toi, un élève aussi intelligent, comment as-tu pu croire un moment qu’en signant toi-même ce blâme, tu nous duperais à ce point, alors que dans ce carnet figurent partout ailleurs les signatures de tes parents ? Es-tu lâche à ce point pour refuser d’affronter tes bons parents… tes bons parents qui font tant de sacrifices pour tes études ? Je souhaite que cette épreuve t’amène à assumer tes responsabilités. Je le redis : tu es un lâche et contre tes manigances ainsi dévoilées, notre décision je l’espère fera de toi un homme ! »

Je piétine sur place. Je souris de pitié, mais je me garde bien de rien laisser paraître. Je conserve sciemment un air buté. Il crie :

« Tu vas arrêter de piétiner comme ça d’un pied sur l’autre, c’est agaçant à la fin ! » Silence. Une faiblesse m’assaille : je revois le visage engageant  de ma voisine, j’ai à la mémoire les odeurs chaudes de son intérieur rassurant.  S’il n’avait pas hurlé, qui sait, je lui aurais peut-être tout avoué. Par distraction, je fais non de la tête. « Et arrête de dire non comme ça, c’est exaspérant ! Allez, file ! » Je m’enfuis en boitillant.

En fin de journée, j’attends la décision dans le couloir, lorsque mon « élève » s’approche. Elle est venue me soutenir, elle me demande si ça me gêne et me prenant le bras, elle murmure :

« S’ils te virent, je fous le camp aussi !

– Ce sera trois jours, je crois.

– Tant mieux, tant mieux, dit-elle d’une voix chantante, ça nous fera trois jours de balade… Allez, courage musicien et on se revoit demain matin ! » Elle me pousse dans l’embrasure d’un porte close et dépose un baiser sur mes lèvres.

Rien ne peut plus m’atteindre et quand la porte de la salle s’ouvre découvrant les profs assis sagement comme des figures de cire, je ne flanche pas, ne bouge pas (j’ai eu largement le temps cet après-midi d’ ôter le caillou qui me blessait le pied) et la voix lointaine du principal m’annonce : « …trois jours d’exclusion à partir du lundi suivant… signé des parents… et gnagnagna… en espérant que, etc. » La porte se referme derrière moi.

Fier de n’avoir jamais dit une vérité impossible à admettre, je songe en quittant le collège à la manière dont je vais soustraire le courrier – une chance, le lendemain est un jeudi sans école – et signer moi-même mon exclusion temporaire, puisque ma fausse signature est dorénavant la seule authentique.

(à suivre)