La traduction que j’ai proposée à cet endroit était largement défectueuse. Je m’étais mis de nouveau au travail pour en ôter les scories et rendre à l’élégie son caractère mélodique, lorsque deux traducteurs, une germanophone et un français s’y sont attelés en même temps que moi et de leur travail commun est sortie une version qui me plaît infiniment. Grâce à Zazie et Pierre Petiot nous avons désormais une traduction qui correspond parfaitement au lyrisme du poète; c’est pourquoi je la donne à lire en lieu et place de la mienne. Que les deux valeureux traducteurs soient remerciés de leurs efforts !
La Bête Restante
Élégies de Bamberg
IVème élégie
La Bête qui reste
Alban Nikolai Herbst – Quatrième élégie de Bamberg
Nous l’avons trouvé, mais nous n’avons pas pu le retenir et nous avons échoué.
Ça a pris notre tête dans ses mains et ça l’a embrassée. C’est resté longtemps. Mais ce qu’on a passe toujours dès qu’on l’a. Ça s’enfuit pour demeurer effectif comme : ce qui était. S’il en allait autrement, ça devrait courber la tête devant le quotidien et ça se perdrait. L’amour est trop grand pour les portes basses, mon aimée, il se tord, humilié, se traîne à genoux quand on le pousse, il ravale sa fierté. Mais ne le supporte pas.
Est-ce que nous nous sommes pas rendu compte de ce que nous faisions ? Combien de fois nous sommes-nous brossé les dents ensemble, avons nous dîné sans rien dire, les attentions étouffées comme un écho dans la farine, la noire pour le pain qui nourrit, mais émousse : le pain terne, le cœur émoussé. Et nous mastiquons comme ça. La facture d’électricité, le loyer, les égards quotidiens, les courses, les désirs mis de côté comme s’ils étaient déshonorants. Les chambres sont trop exigües, nous ressentons la perte mais taisons le malheur. Car exprimer ce malheur. serait une trahison qui le susciterait et l’attirerait pense-t-on. Et soudain, nous nous retrouvons étrangers à nous mêmes et étrangers l’un à l’autre. C’est là que tu es partie.
La perte est le début de ce qui reste. Le sexe retrouvé et le cœur aussi par quoi tu es partie et par quoi tu es revenue. Adieux et larmes. Un vent se glisse du dehors, levé de la Regnitz, et vert profond sur le gazon, grimpe le long des murs et par dessus le gravier de la terrasse jusqu’à la porte vitrée. Jusqu’à ce que la fenêtre et la chambre te respirent et qu’il n’y ait plus rien qui ne pleure. Chaises, bureau, étagères. Une eau qui soudain pleure toute seule dans le coin où l’on faisait la cuisine. Cela pleure par soi même, avec tout le reste.. Comme si quelqu’un d’autre pleurait. On ne peut pas arrêter ce chagrin que personne ne comprend tant il vient en retard. N’étions nous pas déjà depuis longtemps déliés ? Larmes vides de sanglots qui dévalent sans raison. Comme s’il y avait une fuite derrière les paupières. Est ce bien nous qui versons ces larmes ? Et dès que nous faisons ce constat, elles s’arrêtent. Traces qui sèchent en déchirures.. Tu cesses si vite d’être fière mon humiliée, qui a tant pleuré pour nous en nous. Ah ! Que la distance ne me la prenne pas.
Audition sans défense. Nous sommes assis, nous t’écoutons, nous qui sommes perdus en toi, cachés, gorge engourdie. Tu le veux. Tu suis.
Lorsque nous ouvrons les paupières, les voilà déjà desséchées et le regard s’est évaporé. Comme si le cours d’un ruisseau tari nous avait ouvert la peau. Plus personne ne chante. Le soleil, que le refroidissement de l’ondée a laissé là, joue sur le gravier et sur les bancs.. Comme si le courant de la Regnitz s’était inversé, et que tu t’étais trouvée toute entière emportée contre le cours du temps.
D’autres jours, mon aimée, tu reviens en images presque brusques et bouleversantes, qui ne sont pas plus que nous prêtes ni mûres pour se réaliser. Tes cheveux étaient si sombres et comme ils se répandaient. Nous avions pris pour femme la mère qui avait tant manqué à l’enfance. L’enfance recouvrait toujours tout cela. Ça geint quand ça jubile. Passé ! Il lui manque le creux du bras, il lui manque ton cou, ton oreille et la trace d´odeur de camélia, les parfums d´Arabie, les odeurs des forêts englouties. Nous les boirions si nous nous dévorions : passionnés. Sans distance. Maintenant un vent se lève de la Regnitz, contemplatif et insistant Elle a fait demi tour à nouveau et de son bouillonnement hors du barrage se dégage hors de la brume de l’écume le plus douloureux souvenir : qu’elle, Ta voix ne se taise pas comme la passion qui s’est accomplie. Je ne m’arrange pas de la perte. Use it or lose it. Ton corps lourd de sommeil est toujours là, allongé et attend. Il a pris froid lorsque que la Bête qui reste est négligemment sautée par dessus et est partie se chercher une proie ailleurs et l’a trouvée – parce que ton parfum lui était trop familier, trop comme à la maison, où l’on aime bien dormir mais où on ne chasse pas. Testostérone errante ! Elle ne nous laisse ni le nid, ni le creux du bras, ni la maison où nous dormons enroulés.
On repousse la chaise en arrière. Nous voulons nous reprendre nous sommes debout maintenant, nous sommes nerveux. Dans l’embrasure de la porte craque une allumette. Nous sommes là, à fumer, l’écharpe serrée autour du cou. Le soleil en a fini avec ses jeux. Des nuées se suspendent grisâtres au-dessus du flot, comme des sacs sur les toits. Et au dessous l’air file en hâte, tourbillons sales où les feuilles en route vers l’automne tournent sur place. Deux marches, un petit praticable de bois rendu glissant par la pluie. Nous l’empruntons, avançons sur le gravier qui cède en grinçant. On n’entend aucune voix, pas d’enfants ni de touristes, à peine une voiture. Même les oiseaux attendent.
Que veux-tu ? Une paix confortable, bonne pour les enfants, parce qu’elle est sociale et parce qu’elle allège la vieillesse? Elle ne protège que de la peur devant la Bête qui reste, qui entre par effraction et qui rôde et qui erre pour nous trahir. Comme tu étais seule, là, allongée. Tu as reçu ta douleur de femme sur tes lèvres, qui étaient ce Toi impeccable, utérus diadique aussi ! Mais la Bête avait toujours faim. Et maintenant elle ressent la douleur fantôme qui vient des membres amputés.
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