… puis il y eut un matin. Pliée entre les volets, glissée sous la porte, filtrée par mes paupières, la vie de l’aube essaie ses mines contre ma cervelle dans les limbes : des chandelles allumées au bord des eaux ont frémi dans mon rêve, balançant la mélodie d’un vent latéral, bise douce à mon absence, tendre promenade sur un rythme de battements de cœur que je sens cette fois consciemment, la main posée sur ma poitrine. Je me dresse sur les coudes, à l’affût des rayons cognant sur le vernis des feuilles lames que j’imagine luisantes, presque écarlates : j’entends leurs aigus droits qui filent sans doute vers le ciel d’acier tendu et je cultive en imagination les voix chères, chants en basse continue qui rehaussent chaque seconde chuintée, retour de la langue portugaise dont je connais la mélodie en ignorant tout des paroles, sauf une, que je dis à haute voix et qui résonne entre les murs nus, mon premier mot du jour : « Sim ! » (Oui). Ce sera aujourd’hui et je l’ai dit déjà pour deux : la Reine des Lieux (« Sim ! »), o meu filho (« Sim ! »). Je vois leurs ombres qui se penchent (sérieuses, secrètes) pour signer le papier tendu du bout des doigts par un bureaucrate las.
J’invente, je me prépare, sachant que ma vision n’a que peu à faire avec la réalité qui m’attend ; je connais par cœur ces effets décevants du réel ; ce que je prépare cependant, c’est ma propre émotion que je voudrais digne, tranquille, puisque je n’aurai personne avec qui échanger cet instant en paroles, mots dorés que j’aurais aimé prononcer, quelque chose comme : ils sont beaux, ils le méritent, admirons leur courage insensé, la joie qu’il y a de voir l’occident revenir sur ses pas cinq cents ans plus tard, non pour catéchiser, piller, tuer, mais pour aimer comme on le fait partout le plus simplement du monde ; amis, c’est vrai, vous avez sans doute mille raisons d’être amers du temps que vous vivez, rien ne vous va, rien ne vous parle et vous errez de ça, de là, vous êtes affolés par la ruée sur la marchandise, mais voyez, arrêtez un moment de geindre sur vos rêves échoués et contemplez ces deux-là qui la main dans la main s’en vont à travers les halliers bleutés de nos régions ou sur les plages océanes aux rouleaux fabuleux, voyez comme ils y croient, aidez-les bien plutôt à former de nouveaux chants puisque nos voix enrouées en furent un peu capables lorsqu’il le fallait ; donnez-leur de ce minuscule bagage d’espoir qui vous fait lever matin, et aux dimanches de silence resongez au sourire qu’ils arborent, etc.
On frappe doucement à la porte. Je crie : « Sim ! » et dans un rire o meu filho apparaît en tenue de tous les jours. Son costume est là haut, sur le plateau, il a dû être repassé par les femmes. Après une douche, et pendant qu’il prépare un café à la cuisine de la pousada, je mets enfin mon costume accroché sur son cintre depuis mon arrivée ; la chemise blanche frémit en surface sous la brise, le cœur déjà me cogne. Le café n’arrange rien : puis, debout, du bout des lèvres, sans sucre, je suis son amertume qui me descend sur l’estomac ; il finit par me faire du bien. Je me secoue dans les petites allées de la cour intérieure où les oiseaux s’essaient en vols piqués pour repartir aussi vite qu’ils sont venus ; là-haut sur son cocotier, un couple vert au bec rouge m’observe en tournant la tête pour faire semblant de ne pas me regarder, mais ils ne me quittent pas des yeux. Il est vrai que je frappe dans mes mains, tape du pied pour me détendre, tandis que o meu filho parle longtemps au téléphone.
« On y va ! On y va ! », dit-il soudain très vite en raccrochant. J’appréhende la montée dans le bus avec le costume et j’ai raison, tout le monde est en bras de chemise ; je rêve d’ôter ma veste, mais impossible, nous sommes tassés les uns contre les autres, la sueur me descend déjà sur la nuque. O meu filho m’explique qu’il doit régler les problèmes de viande et de boissons : quantités astronomiques pour trente invités, mais qui peut le plus…
Je redoute un moment les heurts du taxi populaire dans les rues cabossées ; très vite o meu filho fait stopper l’engin dans un coin inconnu de moi où des bicyclettes nous frôlent comme des hirondelles audacieuses. On avance vers le printemps, c’est vrai, et je m’étonne une fois encore des fleurs roses et rouges qui percent doucement sur les arbustes délicats en totale opposition avec les murs pelés d’un mortier sec, presque noir : le luxe de ces fleurs qui se font robes de bal enchante les taudis où des sommiers soudés forment des barrières entre les jardins souvent couverts de gravats catapultés au pied des plantes. O meu filho me presse. Il entre dans un garage qui sert de dépôt de boissons, puis chez un marchand de viande dont l’étal me demeure caché. Il paye semble-t-il tout le nécessaire, et j’attends sous le soleil, en costume… ma présence : non je vous en prie, jeunes passants, oubliez-moi ; mais tout le monde me regarde, non, non, je ne rêve pas, ils me montrent du doigt, ils sont en tongues et T-shirts, ils se poussent, crient, s’appellent pour voir ce qu’ils croient être un élégant… qui n’est que moi dont le costume est le vêtement que j’ai porté le moins au monde : son noir et son ombre sur le sol les narguent peut-être, je l’ignore, ils rient encore, des enfants s’approchent, veulent me toucher le tissu de la veste ; non, erreur, l’un d’eux saisit ma main et me tend son autre paume ; de l’argent, bien sûr, quel idiot, je fouille dans une petite poche et dépose un tas de monnaie sur ses petits doigts qui font glisser les pièces dans l’autre main comme des vases communicants. Le flot s’assèche rapidement, il est déçu, ne sourit plus. D’un geste sec, il semble vouloir me frapper, je ris, et ils s’éloignent tous, oiseaux effarouchés ; je retrouve les aigus du soleil sur la place, silhouette déjà trop vue, arrogante aux yeux de ceux qui me guettent derrière les barrières bleues, vertes, rouges. O meu filho me rejoint ravi d’avoir fait l’essentiel – payer – et nous voilà marchant lentement entre les flaques (je ne saurai jamais d’où vient cette eau), nous murmurons des observations sur les couleurs vives, les réserves d’eau d’un bleu pastel posées telles des mygales au milieu des cocotiers ; nous évoquons la joie qu’il y a peut-être à vivre ici cependant, la liberté, tout ce temps, le peu de besoins réels.
La Reine des Lieux lui passe solennellement le costume qu’il met aussitôt pour que je me sente moins mal à l’aise, car avec mon déguisement du dimanche j’ai été accueilli comme un prince des mille et une nuits. Des musiques emplissent la maison, on s’entend à peine ; je découvre que les pièces du bas que nous avions nettoyées sont remplies de petites tables et de chaises en plastique empruntées à un bistrot du coin. Au fond d’une des pièces où trône un âtre à hauteur d’homme, des costauds s’affairent déjà autour de l’endroit clef d’où sortiront les viandes cuites : on gratte, on fourrage, on boit déjà des bières. Les enfants chantent, me tirent par le bras, on se serre, on se fait des bises ; tout le monde sourit ; les petites tiennent à me montrer leurs beaux habits qu’elles n’ont pas encore mis ; on discute longtemps en un sabir bien à nous sur les couleurs, on chante un peu, puis tout à coup il faut manger. Je saisis une assiette, o meu filho me sert une viande en sauce plutôt délicate et des légumes qui chauffent dans des marmites ; on verse sur l’assiette une poudre de maïs pilé qui est contenue dans un seau bleu à même le sol, je ne pose pas de question, supposant que c’est un apport alimentaire traditionnel ; le tout est très bon ; on mange par devers soi, les autres vont et viennent, se pomponnent, on se sourit à chaque passage, des paroles, des cris tentent de couvrir la musique omniprésente. C’est un bourdonnement incessant de pas, de froissements de tissus. Je perçois un moment une très légère altercation entre o meu filho et la mère de la Reine des lieux : ils parlent de religion, de mariage religieux donc, mais lui lève les épaules, passe au dehors sur le balcon où je le rejoins. Il est d’un calme impressionnant, fait un signe de la main à la Reine des Lieux qui se prépare en bas… puis soudain, sans que rien ni personne n’ait donné le signal, le père de la Reine des Lieux s’approche et o meu filho m’entraîne par la manche très vite hors de la maison. Le rituel commence.
Nous voilà fonçant dans la rue empêtrés dans nos pantalons et vestes. Le père lui n’a pas pris la peine de se déguiser : il a son polo, son jean et ses chaussures du jour… et pourtant nous allons au mariage, c’est sûr cette fois ! Je pense qu’il a dix enfants, qu’une de plus ou de moins ne l’embarrasse pas plus que ça ; et puis ce n’est pas l’habitude de s’habiller pour une cérémonie civile où l’on va pour signer un papier à ses yeux sans intérêt. S’il y avait eu le passage par l’église de Marie, il aurait été tiré à quatre épingles, mais là, vraiment… Il compose malgré tout un visage avenant, on voit que o meu filho force son admiration, sans doute justement à cause de sa volonté de faire tout dans les règles, mais sans que sa liberté soit le moins du monde écornée. On saisit le premier bus qui passe, puis un second nous véhicule jusqu’à la baie. J’ai l’impression que nous faisons la course pour ne pas être doublés par les femmes ; car telle est la tradition : les hommes arrivent d’un côté, les femmes de l’autre et l’homme ne doit pas voir sa future femme en robe de cérémonie avant l’arrivée au lieu du mariage. Le cœur me bat la chamade puis s’apaise.
Je n’oublierai jamais le silence de la traversée, à chaque fois c’est vrai la baie m’a saisi comme le creux d’une main géante, me berçant, nous berçant, mais ce début d’après-midi qui eût pu être accablant n’est que douceur, caresse…même les bruits des chaînes qu’on détache, tout est étouffé, pacifié et je suis tellement saisi – ce n’est, à ce moment du jour, qu’un bateau pour piétons, presque vide – que je m’attarde sur le ponton, ralentis mes pas, m’arrête enfin pour voir dix mètres devant, o meu filho seul dans son costume noir, le pas décidé, joyeux sur la passerelle légère comme une plume qui le porte. Sa sérénité m’étonne : assis, nous croisons nos regards, sourions, et le père même semble pris par notre gravité tranquille. Il murmure, sourit aussi, se tait longtemps. Nous avons l’air de vieux amis en vacances qui se connaissent bien et n’ont pas besoin d’échanger pour se comprendre. Je risque : « Ça va bien ? », en lui serrant la manche du costume. « Très bien… », dit-il en posant sa main sur la rampe à un mètre du niveau de l’eau qui nous fait tant de bien. Nous voilà pris d’un rire très frais.
L’arrivée se fait comme un atterrissage sur la mousse, personne ne se précipite et l’on se rend droit à la mairie proche, bâtisse neutre ; une heure d’avance ! Le père en profite pour s’entretenir avec des commerçants qu’il connaît, les mains dans le dos, appuyé contre un mur. O meu filho se tient à l’écart, rien ne vient plus. Je m’éloigne un peu, et je prends quelques notes dans mon carnet assis sur un bloc de béton ; j’essaie des couleurs, des sensations, des notations sur mes amis les condors par exemple que j’ai aperçus volant à dix mètres au-dessus de la baie puis fuyant vers l’intérieur du pays dans leur quête noire de quelque proie. Je repasse en mémoire des morceaux de poèmes abandonnés, rature toujours, rature encore ; il est temps de faire place nette ! Ce faisant, je triche. Les battements de cœur ont repris, je sais qu’ils ne s’arrêteront qu’au « Sim ! », et encore… Comment vais-je faire quand viendra l’hiver de son éloignement, de leur éloignement ? Égoïste, bien sûr, pour eux tu le sais bien, c’est le début de cette avancée dont tu connais les belles étapes, les errements et le chant d’aventure qui l’accompagne ; mais eux, au bord du fleuve encore inentamé ont envie du courant qui va les emporter, ils le veulent, ils ont trop chaud de leur encombrante énergie, allez, dis leur comme c’est bien. Et je le dis : « C’est magnifique ! C’est un acte de courage formidable. C’est beau ! – Je sais », fait-il en me regardant droit dans les yeux. On se passe la main sur l’épaule. Retour à l’attente. Mariage à trois heures ; encore un quart d’heure. Je commence à m’impatienter ; o meu filho pas du tout ; il arpente lentement la petite place de béton ; crissements de pneus, un taxi, on est à cinq minutes du mariage et la Reine des Lieux en robe rose éclatante procède sous le soleil, sourire rayonnant, même les voitures s’arrêtent, des passants poussent des cris et o meu filho la serre autant qu’il peut. (La mère s’excuse brouillonne ; personne ne l’écoute et pourtant je ne doute pas qu’elle a dû passer la nuit et la matinée à tailler puis coudre cette fameuse robe rose dite « du mariage » ; il y en aura une autre pour la fête !) Son maquillage est tellement réussi que o meu filho hésite à lui effleurer les joues. Et ils vont, la main dans la main, non pas vers l’horizon radieux de la cérémonie et de l’avenir, mais vers un guichet misérable au milieu d’un couloir étroit où d’autres couples (moins endimanchés) se pressent déjà. Ce sera donc une série d’épousailles à la chaîne.
L’attente va durer une heure. Des amis de la Reine des Lieux sont venus. Présentations, traductions, félicitations, palpitations, transpirations ; ça sort, ça rentre, ça photographie dans tous les sens, dans tous les lieux, plutôt laids de ce bâtiment sonore bétonné à la hâte. L’attente est crispante. Les futurs mariés n’ont pas l’air surpris ni impatients : ils sont ensemble, que peut-il leur arriver ? Ils s’assoient parfois au premier rang, sourient, puis se fixent sérieusement sans se lâcher la main, parfois se lèvent, vont faire un tour dehors, s’arrêtent tous les dix mètres, échangent trois mots avec d’autres, des cousines, des femmes, vieilles et jeunes, dont on me dit que c’est de la famille. Je ne quitte pas les futurs mariés, comme si je redoutais de les voir s’envoler ; je transfère ainsi une part de mon angoisse sur eux. Ils me font des signes de la main, on s’effleure parfois sans un mot, un brouhaha incessant nous entoure.
Bruissement de voix enfin, raclements de chaises, l’électricité dans l’air chaud se charge d’une tension supplémentaire, les spectateurs des cinq mariages s’entassent dans la petite salle, certains debout, d’autres affalés, ce petit monde continue cependant de parler comme s’il ne se passait rien ; or, l’adjointe au maire, ou la maire, vient d’entrer dans son tailleur élégant, assistée d’un homme plutôt maigre qui tient les dossiers sous le bras. Il s’assied, la femme reste debout et commence à s’adresser à l’assistance pour demander un peu de silence. Les futurs mariés côte à côte sont tout près d’elle, alignés à deux pas du bureau, sages comme des enfants de chœur. Sa demande de silence est suivie de peu d’effets, on crie, on chante, on parle fort, c’est incompréhensible. Je me lève, me rapproche des premières phrases prononcées par l’édile, mais je n’entends rien. Je vois bien que je n’aurai pas droit au « Sim » décisif, les spectateurs de cette scène n’ont qu’une envie : sortir pour retrouver le soleil, la brise légère et leur attente les a rendus nerveux. J’enrage une minute, puis mon vieux fond amusé reprend le dessus, après tout c’est un mariage joyeux, et pour eux une cérémonie sans importance puisqu’ils sont probablement tous religieux… de cela je ne suis pas très sûr. Je note que certains futurs mariés sont venus en jeans, piercings, sans maquillage, chemise douteuse ou polo informe. Ils se parlent entre eux tant que le mariage proprement dit ne les concerne pas. Un premier couple est déjà marié, il se lève, et s’en va sans se préoccuper du bruit qu’il fait, tandis que nos tourtereaux eux sont cette fois à la manœuvre. Pendant que l’édile leur parle, ils sont attentifs, mais près de moi les premiers mariés s’exclament, si bien que pas un seul mot ne me parvient, d’autant que le tohubohu dans la salle semble avoir encore enflé. Les amoureux se passent l’alliance, s’embrassent sur la bouche. Je les vois se pencher pour signer, la main est ferme, soignée, l’employé leur tient la feuille ; ils échangent je crois quelques papiers officiels, la femme leur dit encore quelques mots, sans doute « bonheur », mais l’entendent-ils ? Puis elle passe au couple suivant. Nos mariés se lèvent, j’attrape vivement o meu filho, lui fait une accolade très forte, puis à la Reine des Lieux je serre les épaules en murmurant je ne sais quoi et par une sorte de magie que je ne m’explique pas, je n’entends plus rien du tout, je vois les gens à travers un brouillard. Cela va durer longtemps au milieu de la bousculade ; je devrais entendre des paroles, des mots, des froissements, je devrais voir la lumière qui tombe des vitres en oblique sur les rangées de spectateurs ; rien ne vient me retrouver dans mon émotion ; tu t’en vas petit, dit une voix, tu t’en vas, tu t’en vas, je me souviens de tant de choses de toi, de tes passions, de ta vie agitée d’enfant trop vite grandi, trop malin, trop peu adapté au monde répétitif de nos lourdes provinces, trop vif ; ces milliers de fois où je t’ai emmené à l’école, où je te tenais la main pour traverser et tu me regardais de bas en haut comme si j’étais un géant alors que je suis là aujourd’hui tout petit, plutôt âgé … Je t’ai expliqué mille fois que les adultes étaient comme ça, intransigeants et bornés, que le monde n’avait pas ta souplesse, qu’il ne fallait pas en attendre trop, et toi frémissant, impatient, emporté d’un rien par l’injustice tu tempêtais, puis riais, puis rêvais d’un monde meilleur et je t’encourageais et tu viens de réaliser une petite partie de ton programme d’amélioration du petit monde qui t’entoure et qui est aussi le vaste monde. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi aucun son ne me parvient, ni aucune image des gens alentours. Et soudain, la mère de la Reine des Lieux qui me serre dans ses bras se moque de moi, elle se met à pleurer, et je comprends alors que des larmes m’ont submergé sans que je m’en rende compte, et elle me le reproche, puis elle fait la même chose : on se serre longtemps. Elle semble dire : c’est beau malgré tout, même si ce n’est pas un mariage religieux. Je me sens gentiment ridicule, mais pas trop, j’essuie mes joues, j’embrasse o meu filho puis la Reine une fois encore, plus lucidement, le calme revient très lentement, nous voici dehors : des voix enfin, des éclats de lumière du couchant arrosent la placette si tendue tout à l’heure sous le soleil brûlant. Les arbres ont pris des teintes admirables du printemps, gris et roses comme la robe de la Reine, c’est un peu du couchant maritime qui s’approche comme s’il avait sa touche à poser sur ces êtres aussi jeunes que la saison, son chant à délivrer pour ces adultes nouveaux qui ont compris en une seconde une chose que l’on n’entend pas bien si l’on ne se marie pas (ou si l’on se marie à la sauvette), c’est que la vie a basculé, que rien ne sera plus jamais comme avant. J’entends une voix ironique qui se moque de mes émois : bien sûr que non, le mariage de nos jours est une plaisanterie, et cette impression est renforcée par ce à quoi je viens d’assister (spectateurs bruyants, indifférents, édile peu empressée à solenniser la chose etc.), et pourtant, en les voyant marcher à pas rapides sur le ciment la main dans la main, je me dis que nous nous fabriquons des préjugés pseudo modernes et que le mariage, dans toutes les sociétés a un sens, celui très simple d’une espérance ; et une espérance – au cœur de ce que l’on nomme la mort de l’homme, la fin du sens, le nihilisme – ce n’est pas rien, c’est un appel, une présence double au monde qui dit que la vie est possible et cela ressemble tant à la manière de voir de o meu filho que je ne peux que saluer avec gratitude leur décision commune. C’est en cela qu’ils sont beaux lorsqu’ils s’engouffrent dans la voiture d’un ami de la famille. Ils m’invitent à me tasser à leurs côtés.
Je l’éprouve comme un honneur. Les amoureux semblent pressés par quelque chose ; ils observent sans cesse la montre de la Reine. Soudain on s’arrête devant la poste, on se précipite à l’intérieur, elle ferme dans cinq minutes, il faut attendre un peu au milieu des clients affairés ; ces deux diamants vivants enchâssés dans leurs vêtements splendides détonnent tellement qu’un guichetier les interpelle ; non, hélas ils n’ont pas reçu un paquet pour eux, il est désolé, leur souhaite bien du bonheur et ils repartent en souriant, tant pis… O meu filho m’explique qu’il s’est marié avec une alliance qu’on lui a prêtée, ils attendaient une alliance à la taille de son doigt qui devait arriver par la poste le jour du mariage, et puis rien.. Ils en sourient et on repart cette fois pour la fête…
La traversée de la baie le soir est une marge que l’on s’octroie, tendre instant de pause dans le gris visité par la perte de la grande lumière qui semble encore coller sur ma chemise ; la mer est rouge or et les reflets sur la peau des visages amoureux glissent comme des morceaux à peine esquissés de l’arc-en-ciel qui s’éteint dans l’écume dorée. Les voix apaisées susurrent des promesses, coupées par les cris des condors qui repartent une dernière fois vers le large ; les mains sont fraîches, on se serre sur le pont, on se touche sans le vouloir, puis volontairement parce que c’est trop émouvant. La voiture des amis nous emmène en une fois jusqu’au quartier misère ; cahots, puis descente de la voiture, une dizaine de personnes accueillent notre arrivée, le feu à l’âtre a déjà commencé à brûler, les boissons sont prêtes, on se sert déjà. Aucun discours ; dans la première pièce trônent trois énormes gâteaux derrière lesquels le couple se dresse pour les photos, après que la Reine ait échangé la robe rose contre une blanche tout aussi seyante. La cérémonie est très longue, on se pousse pour figurer avec eux sur les photos ; les enfants qui n’étaient pas avec nous au mariage (sans doute était-ce trop compliqué de les emmener) font des fêtes, chantent, dansent au son de la musique qui démarre d’abord doucement mais ne va pas cesser d’enfler toute la soirée.
O meu filho semble à la fois proche de toute cette agitation et gentiment distant, tant il est occupé par la Reine des Lieux qu’il serre contre lui ; il sait bien que la fête est pour les autres, qu’il convient de donner de sa présence, mais il n’hésite pas à se hisser au-dessus avec un sourire qui flotte par delà les têtes et les appels, fierté sans doute, amour passion certainement. La paix règne au plein de l’agitation, il le sait, il a enfin ce qu’il voulait, le mariage, la fête, c’est lui, c’est elle, et il entend bien le montrer.
J’ai amené d’occident, de mes champs proches, deux bouteilles de champagne. « C’est dérisoire , m’a-t-il confié, et de toute façon ils n’en boivent pas ». Il a donc ouvert une bouteille pour lui et la Reine, en partage un peu avec quelques autres, mais la plupart tient une canette de bière. (Il m’avoue que l’autre bouteille est restée à la pousada pour le retour et pour eux deux…) Je ris et m’écarte pour ne pas l’embarrasser dans les félicitations qui viennent de partout. Je m’installe un moment sur une chaise qui traîne là dehors dans la nuit au milieu d’autres où sont assises des vieilles femmes que j’embrasse. Je regarde autour de moi et je n’aperçois aucun vieillard. Que des visages ridés de vieilles dames habillées en robes de fête ! Où sont les maris ? Ils ne sont pas venus ? Par curiosité je fais le tour de toutes les pièces pour vérifier, non, décidément, c’est bien ça, je suis l’homme le plus âgé. J’interroge o meu filho qui me confirme que c’est le cas ; il suggère qu’ils ne sont pas là parce qu’ils sont morts (les hommes s’épuisent dans ces milieux plus vite que les femmes)… ou bien ils estiment qu’un mariage est une affaire de femmes. Je ne saurai jamais. On ne voit que des oncles, des amis et les fameux cuisiniers entourant l’âtre qui dégage une flamme énorme ; ils tournent les morceaux de viande, l’un les fait griller tandis que l’autre les découpe sur une planche et jette les morceaux dans un vaste bloc de polystyrène où l’on vient se servir. Il y a bien quelques légumes dans des plats mais c’est la viande qui suscite la ruée ; le bœuf est délicieux ; à l’instant où je m’installe pour déguster, un jeune homme entre, fêté, entouré ; c’est le jeune prêtre d’origine polonaise qui officie comme vicaire et que o meu filho m’a présenté lorsque nous l’avons croisé en ville ; il s’installe auprès de moi, me dit dans un anglais hésitant tout le bien qu’il pense de ce mariage, ce qui ne manque pas de me faire sourire ; il insiste ; pour lui de toute façon les gens de cette région – qu’il adore – ne sont pas vraiment croyants ; aucun sens du transcendant ; je risque le mot de superstition, il fait oui de la tête, parle de leur fascination pour Marie. Nous échangeons longtemps dans les cris et la musique (propos théologiques de haute tenue !), renouvelle son admiration pour o meu filho, nous rions de cette inconséquence à propos d’un jeune homme qui n’a pas voulu se marier à l’église, il hausse les épaules, parle de sympathie réciproque et nous nous quittons – il est pressé – meilleurs amis du monde.
On danse l’inévitable lambada toute la soirée en buvant des bières. Parfois je sors pour observer les jeunes qui, attirés par la perspective d’une boisson, entrent et sortent, si bien qu’à près de minuit il faut aller racheter des bières, ce dont o meu filho s’occupe avec empressement. La viande, les boissons, les gâteaux vont être dévorés par le quartier qui peu à peu est venu rendre hommage aux mariés et donc partager un peu de la manne ; la soirée est belle pour tout le monde. Vers une heure et demie, la mère de la Reine des Lieux éteint la musique, un voisin s’est plaint auprès de la police, il faut tout arrêter. Un invité plus jeune que moi s’approche, entonne une chanson de Moustaki, on se met à la chanter à deux, il me prend par les épaules et me parle en un français très curieux de la beauté de ces chansons… on rechante. Mais c’est visiblement trop bruyant, on doit partir, rentrer chez soi. Rentrer oui, mais comment ?
O meu filho calmement : « On va bien voir. Y’a pas de voitures, avec un peu de chance on attrapera un bus, sinon… on verra bien. » Nous voilà dix, douze, quinze, partis à pied dans la nuit, le marié serrant la Reine contre lui, les adultes entourés d’enfants, dans un quartier dont je suppose qu’il est peu sûr… je n’en sais rien, je n’interroge pas. On chante un peu, sans doute à cause des bières, des chiens aboient mais notre avance très lente à travers les rues puis les terrains vagues se poursuit sans difficulté. De temps en temps, deux ou trois nous quittent après mille embrassades, ils habitent là, à deux pas, peu de mots, mais une sorte d’allégresse nous prend à dévaler ainsi vers la petite ville de laquelle ne monte aucun bruit.
Une fois sur la place de la pousada, on se sépare enfin, la nuit est d’une douceur veloutée exceptionnelle. Dans la cour intérieure, je laisse les mariés rejoindre leur chambre, mais j’entends tout à coup un éclat de rire. C’est o meu filho qui vient d’extraire la Reine de la chambre où ils allaient entrer ; il la porte à pleins bras sur le seuil, comme on le voit faire au cinéma, et ils entrent dans la chambre ; il me claironne une dernière fois : « Bonne nuit ! »…
Mois : novembre 2010
Brasil 10
9 septembre
Une vieille amie aux mains de pianiste arrose mon éveil : la pluie va durer toute la journée. Je décide de rôder dans mes papiers, corrigeant tout ce temps une traduction de l’allemand qui me presse, texte plaisant dont la restitution me plonge dans d’épineuses controverses avec moi-même. Le temps n’existe qu’à peine, le corps se fait presque nul, une petite raideur au mollet peut-être et la main court dans le silence vers des paperoles oiseuses collées au texte décidément trop acide au lecteur français. Je me dédouble, jugeant sévèrement l’auteur (moi) de ces approximations, je repars vers la langue source, lumineuse toujours, comparée à la pauvre mienne empesée qui ne veut pas s’assouplir sur commande : ma peine est légère, un futur se déploie je le devine, c’est affaire de patience. Traduire, c’est attendre, traduire, c’est barrer, tisser, se défaire des réflexes de langue pour entrer dans des décors syntaxiques et lexicaux auxquels je n’aurais pas songé si la langue source ne m’y avait contraint. Grâce à l’allemand, le français s’expatrie de moi pour aller vers des évidences inattendues, car traduire, c’est surtout vibrer au cœur des paradoxes de ses propres mots, de ceux dont on se croit le maître et dont on n’est que l’élève, tirant la langue, dévidant des suites qui sans prévenir s’alignent proprement après de longs détours cahoteux. Je mesure également le sourire qui me tient tout ce jour, au Brésil, dans le pays de langue portugaise, plaisir d’accomplir cette tâche que rien ne m’oblige à faire et n’a aucun rapport avec ce que je vis présentement.
Vers le soir, il me semble que je n’ai pas vécu, cependant une satisfaction nouvelle, un allègement se fait dans le silence de la pousada encore humide ; traduire était vraiment utile.
O meu filho m’invite au billard, puis à un repas, puis au billard encore. C’est sa dernière soirée de jeune homme non marié ; nous parlons en jouant ; il a choisi la musique comme sujet de conversation, nous nous y tenons ; je fais parfois obliquer ses réflexions centrées sur le jazz ou la musique mode vers des domaines plus contemporains ou plus anciens, c’est selon, et alors qu’on attendrait un débat anciens contre modernes, j’entends bien, et lui aussi, que nous parlons de la même chose : la bonne musique, celle qui mérite notre respect. Nos arguments se croisent sans se heurter comme les boules du jeu qui une à une cascadent dans le corps de bois dur de la table feutrée, écoulement des minutes, puis des heures. Et soudain, il est trop tard pour rejoindre la Reine des Lieux demeurée chez ses parents. Il téléphone. Ils se reverront demain, pour toute la vie… Une partie encore ; nous regagnons dans l’air chaud retrouvé nos chambres respectives. Nous échangeons un sourire que je n’oublierai jamais : l’enfant est passé, demain viendra l’homme marié, plus tard le père peut-être ; pourquoi les époques coulissent-elles ainsi sur des pas de colombe, dans le temps, sans être marquées davantage ; pourquoi ne vibrent-elles pas comme des flèches sur la frise des existences ? Je songe qu’au fond la vie est lente et que seul le regard rétrospectif la fait paraître fugitive. Enfant, j’entends encore sa voix et là, adulte, j’aurais bien du mal à la mémoriser. Tout est en devenir, passage où l’on croit que les mots « enfant », « père », sont fixés une fois pour toutes, alors que les notions lumineuses (je suis ton père, tu es mon enfant) sont exposées elles aussi au vent qui ne cesse de pousser ; un jour il sera donc père, je serai le grand-père de ses enfants, et demain l’enfant qu’il était, sera, avant d’être mon fils, le mari de la Reine des Lieux. Oh, certes, on gardera enfant, fils et père, cela ne fait apparemment pas de doute, mais on sait bien que ces dénominations auront perdu leur poids, leur vrai sens premier, puisque les générations vont bousculer la suite, allongeant vers le futur ces mots précieux, ce qui les fait reculer dans le passé gentiment poussiéreux comme un grenier oublié vers lequel peu à peu on ne monte plus. Adieu donc aux mots d’évidence ; rien ne tient jamais, les petits mots, les gentils mots, moins encore que la peau douce de nos vingt ans. À travers les parois je l’entends tousser une dernière fois, il s’endort sans doute très vite puisque plus rien ne vient désormais. Je garde une dernière fois son sommeil dans la cour de la pousada ouverte au vent tiède ; j’entends un moment dans mon souvenir ses angines, rhumes, laryngites qui rythmèrent son enfance, m’éveillèrent souvent, puis je ne perçois plus rien. L’appel d’un oiseau inconnu traverse comme un éclair le silence absolu de ce soir d’exception… et cependant semblable à chacun de ceux qui ont formés nos vies.
Brasil 9
8 septembre 2010
Lorsque dans un lit, à l’étranger, on est éveillé par un bruit familier, on est en droit de nourrir quelque inquiétude : clac, pataclac, entends-je comme si des doigts enfantins cognaient contre les feuilles raides ; l’odeur qui me parvient me rappelle la noire terre de chez nous, son humus lourd et ses cadences saisons ; en bref, il pleut. Il ne fait pas froid, ni frais, simplement l’absence de stridences me submerge d’interrogations nouvelles : tous ces jours précédents, ai-je rêvé ? Et le printemps éternel, où ? Et le jeu des vagues qui se contrarient sous le soleil habillé de vert ? Et l’éclat aux tympans des écorces frappées de biais par la lumière ?
Je me rendors : nous devions aller à une fête religieuse, messe à huit heures etc., excellente raison pour n’en rien faire. Marie ne m’en tient aucunement rigueur puisque vers les onze heures lorsque nous embarquons pour Porto Seguro, le soleil, plus vigoureux que jamais, a effacé les traces humides ; seule flotte encore une humeur liquide qui fait monter des flaques contre les garde-boues des véhicules dévalant sur les pavés vers la baie des riches. Le ciel accroche quelques oripeaux de blanc crème ombrant parfois les eaux d’un vert presque aussi grave que celui des sapins de chez nous, quand au bord des étangs ils se reflètent en noir sur les eaux mortes. La mer cependant, tout au fond, allume ses feux crépitant, crachant l’écume et les lames éblouissantes, invitant à bouillonner avec elles ; la jeunesse court et s’agite sur le bateau qui nous porte, des marchands de bière, de café, nous sollicitent joyeusement au milieu des volutes de diesel dont le transporteur nous gratifie.
On va marcher longtemps le long de la plage puis escalader une haute falaise taillée de marches énormes, innombrables, harassantes, pour déboucher sur un plateau où une église semble faire l’objet d’une vénération particulière puisque des centaines de gens de tous âges se pressent entre les bords de la falaise et l’entrée de l’édifice : c’est Nostra Senora de la Pena qu’on honore depuis la veille. Trois ou quatre jours de congé sont octroyés à cette occasion qui permettent à la foule de s’égayer en souriant et nous voilà trébuchant d’emblée sur un cortège sorti tout droit de Fellini : en tête des garçons déguisés en moines, robes de bure, cordon blanc et capuches, des petites filles les suivent couvertes de plumes blanches pour figurer les anges et juste derrière un tracteur tirant une remorque énorme sur laquelle est juché le prêtre au micro entouré de baffles qui répercutent les rythmes des guitaristes et du batteur qui l’entourent. Le bruit – difficile de parler de musique – est infernal, des annonces sont lancées mais tout le monde attend devant l’entrée de l’église. L’un après l’autre sortent alors des statues de saint(e)s en procession, chacune d’elle portée par quatre hommes sur des brancards couverts de fleurs. On peut lire leurs noms sur des « phylactères » de tissu : Luzia, Explicite, puis, très applaudis, en vraies vedettes : Antonio et Francesco qui frémissent dans leur plâtre coloré. Cris, chants, bravos, psaumes, appels, rien ne manque pour marquer l’admiration que la foule porte à ces représentations. À l’étage supérieur de l’église des femmes passent déjà leurs bras par l’ouverture, un silence se fait spontanément et soudain, effleurant le haut du portail de l’église, avance lentement une énorme statue de Marie en gloire, carton et plâtre, et du haut de l’ouverture pleuvent en milliers de papillons lourds des pétales de fleurs sur la mère de Dieu tandis qu’alentour monte une clameur sincèrement admirative. La musique redouble, chants hurlés, invocations vers Elle, appels à l’aide, cris de reconnaissance, « Maria ! » mille fois repris, et l’ensemble s’ébranle enfin pour descendre vers la ville suivi d’une foule éclatant de joie. Les bras sont levés tout ce temps, ils se balancent comme agités par une bise régulière où l’on respire une vaste ferveur envers ces personnages de plâtre qui s’éloignent. Miracle pompier d’une apparition où l’on ne boude pas son espérance.
Retour aux choses humaines : des dizaines de gens saluent la Reine des Lieux qui en profite pour présenter son mari à la communauté croyante, son vrai monde. O meu filho fait bonne figure, salue, embrasse, caresse et parfois je suis contraint d’en faire autant. Ce n’est pas désagréable, tout ce petit monde est si pimpant ; comme nous restons sur le vaste plateau qui s’étend bien au-delà de l’église, nous voilà embarqués vers une sorte de kermesse hétéroclite où l’on vend des casseroles, vêtements, boissons, nourritures, enfin tout ce qu’une foire improvisée peut proposer. La foule est considérable, on a parfois du mal à avancer. Un groupe politique en faveur de la candidate de Lula nous pose presque d’autorité des autocollants sur la poitrine ; nous nous laissons faire avec bonne humeur.
Je me demande cependant ce que nous faisons là. Le mariage a lieu dans deux jours et il y a peut-être plus urgent que de flâner entre les tire-bouchons, vêtements, ballons et stands de boissons qui refusent du monde dans un tintamarre sonorisé à tout va. Je me trompe. Je comprends soudain au détour d’une réflexion sur cette ferveur marchandisée – combien de statuettes de Marie sont dressées là partout à la vente ? – que o meu filho ayant refusé un mariage religieux (il frise l’hérésie !), a quand même dû sacrifier à sa future épouse cette journée en l’honneur de Maria, Senora de la Pena… c’est sa seule concession.
Nous croisons beaucoup de pauvres gens qui viennent avec leur tribu d’enfants, leurs chiens, dépenser leurs quelques sous, mais qu’en dire ? La religion est circulation de chaleur communicative et mon scepticisme n’est décidément pas à la hauteur de leur ferveur. Une voix dit : à part ça, tu as quelque chose de mieux à proposer ? Quelle consolation proposes-tu en lieu et place d’une effigie de plâtre de Maria afin de leur apporter dans leur vie une joie équivalente ? Donne-leur, bel esprit, d’autres prières bien réelles ! Tu ne trouves rien, n’est-ce pas ? Tu as beau chercher, que vas-tu leur offrir contre la misère, contre la mort ? Qui va les soulager de leurs peines et maladies ? Que leur donnes-tu en rêve, en échange ? Comment suggères-tu d’aménager leur imaginaire ? La peur de l’existence, comment proposes-tu de la contourner autrement que par des identifications avec des saints de carton ? Crois-tu que ce soit si différent avec les vedettes du showbiz et du cinéma chez ceux qui se flattent d’être des non-croyants ? Chez nous, ces lunes ne sont plus de saison, cependant mille autres ont pris leur place, allez, bois un coup dans ce tohu-bohu et fais bonne figure !
Plus tard, nous nous attardons enfin sur la rambarde qui domine l’océan, le plus vaste panorama qu’il m’ait été donné de découvrir. C’est un gigantesque toit d’ardoise léché d’écume sur lequel un dernier soleil s’en vient jouer son regret des couleurs, des arcs en ciel s’esquissent, des mains énormes lèvent leurs paumes à l’horizon, nuages peut-être, silences bleuis des ciels où je crois voir paraître des étoiles – feux de Saint Elme des bateaux portugais qui débarquèrent ici ? – mais ce ne sont sans doute que des reflets de la ville qui sur les eaux s’accrochent au hasard dans le grisé de la nuit proche. Je ne me souviens plus que d’une course heureuse jusqu’au bateau, d’où la baie nous envoie ses guirlandes tandis qu’à l’oreille, au milieu du brésilien volubile de la Reine des Lieux, j’entends un grincement de chaînes qui nous libèrent du rivage pour nous porter loin là-bas vers l’auberge du soir.
Brasil 8
7 septembre 2010
Tel ce petit bonhomme qu’on croise à l’intérieur du narrateur de La Prisonnière et qui devine entre rêve et réalité, sous la porte, à travers les contrevents, le temps qu’il fait, je me roule dans les vagues éphémères du drap, et mon premier regard s’en vient peser contre le seuil large comme le sourire d’une bouche qui brûle. L’appel de la mer sert de basse aux musiques frappées toujours de la même manière par les haut-parleurs déjà branchés pour les vingt heures de la totalité du jour et d’une partie de la nuit. La joie cliché est en route. J’ai un court instant la nostalgie du silence de chez moi avec la pie entre nuit et jour et la tourterelle dont le poète dit qu’elle emprunte son rose gris au couchant tardif.
Je trottine vers la baie qu’on voit depuis l’église. L’air est si pur que les condors, planant pour la journée contre la brise, tracent des ombres à peine visibles sur l’abime ; l’océan soulève à l’approche de la plage ses immenses épaules rectilignes puis déverse depuis son cordeau maximum des torrents moussus que les palmiers verdissent au dernier moment. M’étant assuré, satisfait, que le printemps éternel avait à peine bougé depuis la veille, je m’installe tout ouïe à la terrasse du café bien connu. Le hasard veut que ce matin la lambada ne résonne pas trop fort, si bien qu’on entend à merveille les chuintements exhaussés de la langue connue-inconnue, doux balancement de mots des hommes. Et dans ce silence défait de musique où le calme me prend avec une infinie langueur – je me sens presque un touriste – la catastrophe s’abat près de moi. Bruit d’étoffe. Froid. Vivant pourtant. C’est une jeune fille entre 16 et 18 ans, guère plus. Je lis la mort sur son visage ; derrière la rage qui rôde dans ses syllabes graves, j’entends bien la sollicitation qui me fend, m’effondre, me mord, m’épuise d’avance. Comment lui expliquer que les teintes pâles de mon visage ne doivent pas la tromper sur mes désirs, qu’elle est plus jeune que mes enfants, que je ne suis pas là pour ça et même que je ne suis pas là du tout, puisque j’ai sous la main, à côté du café et du gobelet d’açaï, le carnet noir qui est mon vrai langage, mon seul mode présent de communication ? N’entendant pas un traître mot – les mots assurément sont traîtres – de son discours par-dessous, je me lève puis me rassois à distance, bien en face. Ses traits sont réguliers, sur les cernes un soupçon de bleu, le menton fier s’agite avec insistance, elle semble sûre de son affaire, frappe de la main, mime l’impatience. Mon regard erre hors d’elle puis je dis en rattrapant ses yeux bruns : « Nao, nao, nao ! » Je saisis mon carnet et inscris sur la page de garde : « 63 anos ». Le silence fait retour au creux des appels des clients affairés autour d’une bière ; j’applique alors la recette provisoire qui consiste à ne plus rien entendre… les musiciens attendent ainsi la baguette qui se lève, instant laïque entre la prose qui précède l’accord des instruments et l’attaque du morceau sacré. Je peux ainsi écarter sa présence, je fixe avec indifférence ses mains soudain brutales qui m’arrachent le crayon des mains, elle tourne le carnet vers elle et inscrit quelques mots entrecoupés de cœurs maladroits au plein cœur de la page. Je constate qu’elle a écrit avec une lenteur infinie, tirant la langue, des suites de lettres incompréhensibles : ce temps d’écriture est en ma faveur, c’est, au cœur de sa sollicitation désastreuse, une pause où la tentative de séduction tombe à plat, s’estompe, s’efface sur les lettres tracées. J’éprouve ce que des penseurs disent paradoxalement de l’écriture… que c’est un discours de mort. La lecture faussement patiente que je fais de son texte me permet de maintenir le silence plus longtemps encore ; enfin, de l’air le plus désolé que je peux, je reprends « nao » fermement, claque mon carnet sur la table et boit une gorgée de café : je croise ses yeux remplis d’une rare exaspération. Elle se lève enfin. La misère qui me collait à la peau consent comme un souffle tiède à se défaire de moi ; sa jupe bruit, suaire inutile ; elle s’éloigne après avoir fait racler bruyamment sa chaise, ses pas sur le plancher de la terrasse sonnent un glas de misère, j’entends la mort dans la vie, la colère d’un corps qui n’est que corps réactif, voué à l’absence totale d’estime de soi. Sa silhouette qui fuit me rappelle qu’il est des êtres dont le chant est totalement absent ; l’humanité seule a ce corps fait pour être vendu ; le moindre chien a conscience que ses désirs sont justifiés par la vie. Cette jeune fille, inverse d’Égérie, défait par tous ses pores la plus infime caresse d’espérance.
Du fond de ma solitude, je sens que le vide revient, je l’emplis alors de considérations générales sur le blanc égaré dans un pays de misère, ça devait t’arriver, tu es seul, ton visage dit que tu as des dollars autour du cou, mais ces clichés ne diminuent pas d’un iota l’effroi qui me traverse, même lorsque je songe que c’est arrivé au moins une fois à tous les hommes dans toutes les villes du monde. L’extrême fragilité de cette croûte de pensées sert toujours de faux-fuyant, ces idées rationnelles ne m’aident en rien à surmonter mon glacé ; cela m’est arrivé à moi, à l’instant, et j’ai senti le boulet de la mort m’effleurer. On pourra prétendre que ce deuil soudain déposé sur les épaules de cette frêle jeune fille est l’inversion d’un désir que j’ai éprouvé envers elle : rien de plus faux que cette psychologie de bazar, c’était la mort au paradis, c’est tout.
O meu filho qui survient m’interroge sur mon air désolé, prend la chose avec son énergie habituelle, m’oblige à boire un autre café et la Reine des Lieux qui se joint à nous m’envoie un sourire conciliant, magnifique bonjour, présence belle où la poésie des ses traits semble dire : encore deux jours ! Je rêve de cette alliance et moi qui fus toujours (comme mes pesants contemporains) un adversaire sceptique de cette cérémonie – il faut bien se marier mais ne pas en faire tout un fromage – voilà que dans ce cas précis je lui trouve toutes les vertus ; contrecoup salutaire de ma rencontre catastrophique avec la mort en jupons ; mais aussi comment faire autrement si l’on veut qu’un jeune européen vive avec une brésilienne ? Et puis, c’est pour nos consciences archaïques (malgré la mondialisation, les êtres sont lents à évoluer et les civilisations dessinent des failles profondes à l’intérieur des psychés) un effort énorme que seul le mariage peut aider à traverser comme on le fait de la baie qui nous sépare de Porto Seguro, lieu prévu du mariage officiel. Et puis, je le sais, la joie est au bout du voyage, liens improbables, lieux découverts, enfants, petits-enfants, sourires souvent… querelles parfois, mais quoi, c’est la vie, allez, qu’on ne tarde pas, inutile de regimber, notre nature l’exige, destin, poursuite du vent, courage, amis.
Et de courage o meu filho n’en manque pas, qui m’annonce tout à trac : « On va nettoyer ! » Je ne sais pas quoi mais je fais oui, me doutant que nous allons monter vers le quartier misère auquel je suis presque plus attaché qu’à l’océan ; la tristesse n’y est pas réelle, je compte retrouver l’espoir d’une vie meilleure dans les chemins de terre crevés, au milieu des aboiement de chiens et des enfants sans école, livrés à la course des heures du jour ouvert à leur croissance hésitante mais à peu près joyeuse sous le soleil immuable, leur plus solide allié.
Dans notre avance à travers les maisons ébauchées, peintes parfois de couleurs vives, qui détonnent tellement avec ici l’absence de toit, et là des parpaings posés à la hâte – faute d’argent pour acheter le ciment –, je fouille du regard les intérieurs comme si j’étais un habitué et j’aperçois dans les cours, les entrées, quantité de cages d’oiseaux multicolores. Sur un seuil je m’accroupis auprès d’un enfant maigre qui sourit en jouant avec son perroquet ; j’imite les cris aigus du bel ara, il me répond, l’enfant bat des mains… on a bien du mal à se séparer… impossible de m’attarder, je vais avoir le quartier sur le dos, j’ai perdu les amoureux de vue. Errance, perte d’orientation, la solitude encore, des rideaux bougent, des lamelles de jalousies frémissent, je marche en évitant les flaques – d’où vient cette eau ? – je me crois égaré, je le suis, rêve sans goudron sous les pas dans une rue inconnue, des vélos m’effleurent peut-être une menace, mais peut-être pas, la chaleur m’exalte, le septembre de chez moi et ses premières brumes me reviennent insidieusement, je flotte, aucun pas n’est assuré, un bus me dépasse soufflant sa poussière jusqu’aux cheveux déjà blancs, j’essuie mon front et au moment où la sagesse fait retour en un murmure : « La vie, la vie ! » , j’aperçois à deux pas la maison de la Reine de Lieux.
On frotte le sol et les murs carrelés de tout le rez-de-chaussée vide où va avoir lieu le mariage. Quatre pièces. La mère est semble-t-il au travail et le père après avoir recollé deux carreaux estime que ce n’est pas pour lui et s’assied avec un voisin sur un tronc d’arbre qui longe le mur d’en face. La tâche est rude. J’apprends que la famille aux dix enfants a vécu là, puis le père ayant récemment eu quelque argent, il a construit un étage et surtout, luxe du luxe, un toit sous lequel ils vivent désormais, d’où le rez-de-chaussée délaissé. O meu filho me déclare au bout de deux heures que nous avons fait le tour et qu’on va à l’océan pour se remettre. Fameuse idée. La Reine des Lieux nous rejoindra après avoir passé un coup de jet final. Après cinq étapes de bus nous voilà dans la brise où l’on se lave de la crasse en nous abandonnant aux vagues, crépitement minuscule contre ma peau des mille gouttes fabuleuses comme autant d’émeraudes émiettées. O meu filho me tend une noix de coco avec une paille… mon premier vrai repas ! Le soleil est au déclin, la Reine des Lieux surgit à contre-jour, on repart quand la nuit tombe, leurs deux silhouettes enlacées sont au chaud dans l’obscur de ma mémoire… et pour longtemps. L’ultime rayon de soleil, pincé là-bas, les éclaire d’une dignité détachée, presque fière. Ce n’est pas un cliché et je me félicite d’avoir oublié mon appareil photo.